Le train autonome approche, mais qu’adviendra-t-il des conducteurs ?

De par le monde, les transits légers sur rail, comme les métros, deviennent de plus en plus automatisés ou sont même reconvertis en systèmes sans conducteur. En 2018, l’Union internationale des transports publics a relevé que 42 villes dans le monde exploitaient déjà des lignes de métro automatisées. En juin 2019, le géant minier anglo-australien Rio Tinto a lancé le premier réseau ferroviaire entièrement automatisé au monde dans l’une de ses mines en Australie, tandis que la SNCF (Société nationale des chemins de fer français) projette de mettre au point un prototype de trains sans conducteur pour 2023.

Mais qu’est-ce que cela signifie pour les conducteurs de train et leurs syndicats ? À l’heure actuelle, les conducteurs forment souvent le noyau dur de puissants syndicats du transport qui peuvent, par leurs grèves, paralyser des systèmes de transport public entiers. Outre l’affaiblissement de ce pouvoir, l’automatisation accrue menace de saper les conditions de travail des employés des chemins de fer et des métros, en plus de les obliger à se reconvertir et à changer d’emploi.

« C’est une menace potentielle pour le bien-être des travailleurs », déclare Henri Janssen, négociateur en chef de la section ferroviaire de la FNV, la plus grande confédération syndicale des Pays-Bas. L’opérateur ferroviaire public néerlandais NS qui dessert quelque 1,3 million de passagers par jour sur quelque 7.000 kilomètres de voies ferrées, teste actuellement un projet d’automatisation des trains qui, s’il est mis en service, prendra en charge une partie des fonctions des conducteurs de train et permettra aux trains de fonctionner plus efficacement.

Selon M. Janssen, les syndicats ne sont pas contre l’automatisation, mais il clair quant aux risques potentiels : « Nous devons mettre les travailleurs au premier plan, pas la technologie. »

Et de poursuivre : « [L’automatisation] est une tendance européenne. Aux Pays-Bas, ils veulent utiliser ce système autour des villes les plus peuplées, car dans ces zones, il y a un trafic ferroviaire important, et les systèmes automatisés pourraient permettre aux trains de circuler plus près les uns des autres, et donc d’accroître le trafic aux heures de pointe. C’est une bonne chose, mais cela pourrait aussi se traduire par un travail de moindre qualité pour les conducteurs, alors que la faisabilité de ce système est aussi en doute. Il s’agit dès lors de faire preuve d’esprit critique. »

Quatre niveaux

La transition de ces types de systèmes partiellement automatisés vers des trains entièrement autonomes ne se fera vraisemblablement pas du jour au lendemain, selon le professeur Burkhard Stadlmann de l’université des sciences appliquées de Haute-Autriche, où il dirige un groupe de recherche travaillant sur les trains automatisés. « En ce qui concerne les métros, l’automatisation complète existe déjà dans plusieurs villes », explique M. Stadlmann. « Cela étant, sur les chemins de fer ordinaires avec, notamment, des passages à niveau et sans clôture le long de la voie, nous ne sommes pas près de faire circuler des trains sans conducteur. »

Sur le plan technique, selon M. Stadlmann, on distingue quatre niveaux ou « degrés » d’automatisation des trains. Au premier niveau, tout est fait manuellement : le train est conduit par le conducteur et l’ouverture et la fermeture des portes est assurée par le personnel de bord. Au deuxième niveau, la conduite du train est partiellement automatisée, mais le train dispose toujours d’un personnel de bord, et un conducteur est toujours présent dans la cabine. Au troisième niveau, il n’y a plus de conducteur dans la cabine mais il y a toujours des accompagnateurs à bord du train. Au quatrième niveau, le train est entièrement automatisé, sans personnel de bord.

Pour ce qui est des trains réguliers, nous nous rapprochons progressivement du niveau deux, celui que les chemins de fer néerlandais sont en train de tester à l’heure actuelle. Cependant, selon M. Stadlmann, il pourrait s’avérer plus difficile que prévu de passer à l’étape suivante. « Nous avons déjà atteint le niveau quatre d’automatisation sur les rames de métro, mais c’est parce qu’il s’agit de systèmes fermés », a-t-il expliqué. « C’est plus difficile dans le cas des trains normaux. Ceux-ci nécessitent une très bonne détection des obstacles et les systèmes de sécurité doivent être de premier ordre, car ils circulent dans toutes sortes de conditions météorologiques. En cas d’urgence, le train peut se trouver à des kilomètres de la gare la plus proche, ce qui ralentit l’intervention. »

Ce dernier point soulevé par M. Stadlmann suscite une inquiétude particulière chez les syndicats, car un train totalement autonome ne dispose pas de personnel de bord pour aider les passagers en cas d’urgence.

Il s’agit d’un enjeu sur lequel les membres du syndicat National Union of Rail, Maritime and Transport Workers (RMT) du Royaume-Uni se sont mis en grève à plusieurs reprises, car les compagnies ferroviaires cherchent à supprimer les contrôleurs à bord de leurs trains.

Le fait qu’il ne sera pas facile de se passer complètement de conducteur laisse aux travailleurs ferroviaires une certaine marge de manœuvre. Néanmoins, l’automatisation est, en soi, une locomotive imparable. « Je n’aime pas faire des prédictions mais je pense qu’il faudra quelques années au moins avant de parvenir au niveau trois ou quatre. Mais nous finirons par passer à des trains sans conducteur, en particulier au troisième niveau. Le quatrième niveau, toutefois, comporte pour les passagers l’obstacle psychologique de se retrouver seuls à bord du train. Quoi qu’il en soit, nous arriverons tôt ou tard à une situation où il n’y aura plus de conducteur dans la cabine. »

Investissements à long terme et qualité du travail

La mise en place de trains sans conducteur n’étant qu’une question de temps, les syndicats font de leur mieux pour se préparer à cet avenir. « Nous ne sommes pas contre la technologie », a insisté M. Janssen de la FNV. « Ce serait absurde. Nous tenons juste à ce que cette technologie soit mise en œuvre dans l’intérêt de tous. »

Il critique le fait que la promotion de l’automatisation s’inscrive dans un contexte de privatisation. Aux Pays-Bas, les chemins de fer sont détenus en partie par le secteur privé, et les sociétés soumettent des offres pour la concession de certaines lignes de chemin de fer. Or, si le profit est le moteur principal, il est peu probable que les entreprises privées réalisent les investissements considérables nécessaires pour automatiser un système ferroviaire. « Ces sociétés vont-elles réellement faire des investissements à long terme sachant que leurs contrats se limitent à 10-15 ans ? », s’interroge M. Janssen. « De telles innovations coûtent de l’argent et ne produiront des retours qu’à long terme. Je ne suis pas sûr qu’une entreprise axée sur le court terme soit à même d’assurer le coup. »

Vient ensuite la question de la qualité du travail disponible pour les conducteurs de trains qui n’auront peut-être plus de locomotive à conduire. « Désormais, un conducteur ne peut plus contrôler chaque mouvement du train », a expliqué M. Janssen. « Vous dépendez donc d’une machine, ce qui peut augmenter le stress. Lorsque nous parlons aux conducteurs, ils nous confient que leurs muscles se contractent et que leur rythme cardiaque accélère chaque fois qu’ils entrent dans une gare équipée d’un dispositif automatisé. Il s’agit d’une nouvelle façon de travailler, ce qui signifie que leurs anciennes compétences doivent être remplacées par de nouvelles. »

Le fait que les emplois des gens vont se transformer ne signifie pas, pour autant, qu’ils doivent disparaître complètement. À l’avenir, il est probable que le conducteur de train devienne plus un pilote de processus qu’un conducteur stricto sensu.

« Ces transitions ne sont pas forcément mauvaises », a conclu M. Janssen. « Aujourd’hui, par exemple, il n’y a plus de chauffeurs chargés de pelleter le charbon dans la locomotive à vapeur. Cependant, d’autres emplois ont été créés dans les chemins de fer pour remplacer ceux qui ont été perdus. Il faut seulement s’assurer que les travailleurs aient voix au chapitre dans ce processus. Il faut qu’ils puissent exercer un certain contrôle sur leur avenir. »

Ce message trouve son écho dans les conclusions d’une étude de l’Organisation internationale du travail (OIT). Dans son rapport Travailler pour bâtir un avenir meilleur, l’OIT préconise des mesures telles que l’accès à l’apprentissage tout au long de la vie pour les travailleurs déplacés et le maintien de systèmes « sous contrôle humain » qui assurent que les décisions finales concernant les questions et les situations qui touchent directement le travail des autres sont prises par des êtres humains et non par des machines.

M. Stadlmann souligne que dans certaines villes, comme Nuremberg, en Allemagne, il n’y a pas eu de diminution des effectifs, malgré l’automatisation des services de métro. Les conducteurs ont simplement été réaffectés à d’autres postes, comme les services à la clientèle ou les lignes non automatisées. Paris est un autre cas d’une ville où l’automatisation de certaines lignes n’a pas entraîné le licenciement de conducteurs et conductrices. Néanmoins, les tensions entre les syndicats et la compagnie de métro se sont récemment attisées, notamment lorsqu’il a été suggéré que l’automatisation pourrait s’étendre à d’autres lignes.

« Pour réussir ces transitions, les syndicats doivent avoir une place à la table », a insisté M. Janssen. « Les changements technologiques sont à nos portes, mais nous devons les mettre en œuvre avec les travailleurs. Si vous voulez de l’innovation technologique, vous avez aussi besoin de capital humain. Sans êtres humains, l’innovation n’est pas possible. »