Les travailleurs migrants à la merci du système des intermédiaires à Taïwan

Les travailleurs migrants à la merci du système des intermédiaires à Taïwan

PJ, a Filipino migrant worker who came to Taiwan because he wanted to work abroad, but who has faced exploitation as a factory worker, watches a video on his phone at a shelter for Filipino migrant workers in Yingge District, New Taipei City on 6 February 2020.

(Ying-Yu Alicia Chen)

« Homme, vietnamien ! » À l’agence pour l’emploi du district de Taoyuan à Taïwan, un intermédiaire crie ses demandes de travailleurs étrangers dans une pièce où s’entasse une trentaine de personnes.

Les quelque 710.000 travailleurs migrants que compte Taïwan sont recrutés par un réseau enchevêtré d’agences dans leur pays d’origine — comme en Indonésie, aux Philippines, en Thaïlande et au Vietnam — et n’ont guère la possibilité de choisir l’industrie ou l’employeur où ils sont placés, bien que la plupart des postes à pourvoir concernent soit l’économie des soins, soit des emplois industriels comme le travail en usine ou dans la construction.

Une fois arrivés à Taïwan, les travailleurs migrants ne peuvent changer d’emploi que dans des cas exceptionnels, mais avant de pouvoir le faire, ils doivent attendre de rencontrer un intermédiaire à la recherche d’un travailleur possédant leurs compétences et caractéristiques spécifiques.

Junengsih, une Indonésienne de 30 ans, s’entretient avec Equal Times pendant qu’elle attend dans une agence pour l’emploi, avant une réunion de médiation prévue avec son ancien employeur. Elle a reçu l’autorisation de changer d’emploi lorsque son patron d’une usine de circuits imprimés l’a obligée à travailler chez elle en plus d’une journée de travail complète à l’usine.

« Je ne peux plus le supporter. C’est trop fatigant. Parfois, elle [l’employeuse] me réprimande. Je suis tout le temps nerveuse quand je travaille », déclare Junengsih. Même si elle parvient à trouver un autre emploi, elle craint de devoir verser des dizaines de milliers de dollars taïwanais à un intermédiaire pour pouvoir l’obtenir.

La présidente de Taïwan, Tsai Ing-wen, réélue lors des élections de janvier, a promis d’améliorer les conditions de travail de la main-d’œuvre migrante de Taïwan. Les avocats affirment que les travailleurs migrants ont été floués au cours du premier mandat de la présidente à cause des réformes de la Loi sur les normes du travail qui donnaient la priorité aux besoins des entreprises au détriment des droits des travailleurs.

Même si l’administration Tsai a introduit des changements substantiels à la semaine de travail et a simplifié le processus de signature de nouveaux contrats, de nombreux travailleurs migrants sont toujours obligés de travailler de longues journées et de payer des frais élevés au moment où les industries tentent de réduire les coûts.

Taïwan a accueilli des travailleurs étrangers pour la première fois dans les années 1990. Au fur et à mesure que les taux de natalité et les salaires diminuaient, les travailleurs migrants ont commencé à occuper des emplois dans des usines, des maisons privées et des maisons de soins, ainsi que sur des bateaux de pêche, qui même s’ils rémunèrent moins que le secteur des services, offrent de meilleurs salaires que ceux que les migrants reçoivent dans leur pays d’origine.

Le nombre de travailleurs migrants a doublé au cours de la dernière décennie et le gouvernement tentera probablement de recruter encore davantage de travailleurs dans le cadre de son plan économique régional, la « New Southbound Policy », qui vise à renforcer les relations économiques et diplomatiques de la nation avec l’Asie du Sud-Est, l’Asie du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

En 2016, certaines améliorations ont été apportées aux conditions des travailleurs migrants, notamment avec la suppression de l’obligation pour ces derniers de quitter Taïwan pendant au moins un jour après un contrat de trois ans et l’introduction de sanctions pour les intermédiaires qui confisquent les papiers d’identité des travailleurs ou facturent des frais exorbitants.

L’application de ces lois reste toutefois un défi dans un système de recrutement et de placement transfrontalier aussi complexe. Le rapport américain de 2018 sur les pratiques en matière de droits humains à Taïwan indique que les travailleurs étrangers restent très vulnérables à l’« exploitation » et à un « important fardeau lié à l’endettement ».

Les pièges tendus aux travailleurs migrants

Selon un rapport de l’Assemblée législative taïwanaise, après la modification de la loi visant à permettre aux travailleurs de rester à Taïwan pendant qu’ils cherchent un nouvel emploi, les intermédiaires ont commencé à réclamer des frais allant de 20.000 nouveaux dollars de Taïwan (TWD) à 80.000 TWD (soit 616 à 2.464 euros) aux travailleurs migrants qui se trouvaient déjà à Taïwan, mais qui voulaient prolonger leur contrat ou changer d’employeur sans toutefois passer par des agences de recrutement dans leur pays d’origine.

« Ces frais sont illégaux, mais les travailleurs ne peuvent guère se plaindre, car ils risquent d’être déportés dans les 60 jours s’ils ne trouvent pas un nouvel emploi », explique Roger Hsu, directeur général de l’agence pour l’emploi May-God Human, qui a recruté 5.000 travailleurs dans les usines et les métiers de soins au cours des huit dernières années, en suivant pour sa part la réglementation.

Les intermédiaires se permettent de facturer des frais de placement, de logement et de repas élevés, en partie en raison de la nature transfrontalière du recrutement des migrants. Le Migrants Empowerment Network (Réseau pour l’autonomisation des migrants) à Taïwan a organisé une campagne l’année dernière pour dénoncer le système complexe et non standardisé des intermédiaires privés qui existe dans de nombreux pays.

Il est vrai que les intermédiaires assument une grande partie de la responsabilité et des coûts initiaux pour faire venir des travailleurs à Taïwan, mais ils manipulent fréquemment les frais qu’ils facturent afin de dégager un bénéfice, explique Lennon Wong, directeur de l’association Serve the People, qui recueille les travailleurs migrants en conflit avec leurs employeurs ou ayant besoin d’une aide urgente à Taïwan.

Par exemple, lorsqu’aux Philippines, l’administration chargée de la protection des travailleurs à l’étranger a pris des mesures sévères contre les frais d’intermédiation élevés pour le logement et les fournitures de base il y a environ cinq ans, de nombreux intermédiaires ont réduit leurs frais de logement, mais augmenté les frais de formation des travailleurs sans toutefois ajouter le moindre programme de formation supplémentaire, explique M. Wong.

« Il est parfois un peu ambigu de débattre la question de savoir si [les intermédiaires fournissent] un service ou non, parce que les intermédiaires peuvent dire “je vous ai appelé ou j’ai rendu visite à votre employeur à tel moment”, mais beaucoup de travailleurs n’ont pas vraiment l’impression que les intermédiaires leur fournissent suffisamment de services, surtout lorsqu’ils en ont vraiment besoin », explique M. Wong.

Maria, une employée de maison depuis 40 ans, indique qu’elle payait 1.700 TWD (52,36 euros) par mois à un intermédiaire qu’elle n’avait jamais rencontré. Celui-ci a ignoré ses plaintes concernant son employeur qui ne lui fournissait pas de nourriture, jusqu’au moment où elle s’est rendue à son bureau pour le rencontrer en personne et il l’a libérée de leur contrat. Après avoir accepté sa demande de transfert vers un nouvel intermédiaire, cet intermédiaire lui avait cependant affecté le statut de « migrante fugitive », ce dont elle ne s’est rendu compte qu’après avoir essuyé le rejet de trois intermédiaires potentiels et avoir été détenue à l’Office de l’immigration.

« Je n’arrêtais pas de pleurer parce que je ne savais pas ce que j’avais fait », confie-t-elle. « J’étais tellement traumatisée ».

En plus de subvenir aux besoins de ses deux enfants aux Philippines, Maria a encore deux emprunts à rembourser, soit 54.000 TWD (1.665 euros) au total, mais elle a trop peur d’enfreindre les conditions de son visa que pour accepter un quelconque travail à temps partiel. M. Wong explique que de nombreux travailleurs migrants, comme Maria, ont déjà contracté deux ou trois emprunts dans leur pays d’origine et en contractent d’autres pour couvrir les coûts de leur travail à l’étranger. Des travailleurs ont également déclaré avoir été contraints de contracter des emprunts auprès de banques qui semblent être versés, en partie ou en totalité, à des intermédiaires.

Selon M. Wong, les travailleurs qui se présentent au refuge sont souvent abusés par la complexité du système des horaires de travail de Taïwan, qui permet de calculer les quarts de travail sur la base d’horaires variés afin de tenir compte des horaires des différentes industries.

Les réformes de la Loi sur les normes du travail de 2017 ont remplacé le congé dominical standard par un jour de congé flexible et ont modifié la façon dont les employeurs comptent les heures de travail, ce qui permet à des employeurs peu scrupuleux de ventiler les longues journées de travail sur une période prolongée et ainsi éviter de devoir payer des heures supplémentaires. Les employés de maison étrangers ne sont actuellement pas inclus dans la Loi sur le travail parce que les employeurs exigent souvent plus de temps de travail que ce que la législation actuelle permet.

« Ils [le gouvernement] l’ont délibérément complexifiée afin que personne ne puisse la comprendre. De cette façon, les employeurs peuvent tout simplement payer ce qu’ils veulent », explique Wong.

La récente épidémie mondiale de coronavirus a soulevé de nouvelles questions concernant l’accès aux soins de santé pour les travailleurs migrants. Le gouvernement a tenté de fournir des ressources pour la prévention des maladies dans des langues de l’Asie du Sud-Est et a demandé aux employeurs de fournir des masques chirurgicaux aux soignants étrangers, mais les défenseurs des travailleurs disent qu’environ 50.000 travailleurs migrants sans papiers risquent d’être exclus de l’accès aux examens de santé et à ces masques parce qu’ils ne possèdent pas de carte d’assurance maladie et craignent d’être expulsés s’ils se présentent dans un centre de santé.

Lorsqu’un travailleur sans papiers a été testé positif pour ce virus le mois dernier, le gouvernement a d’abord tenté de faire inspecter toutes les pièces d’identité des travailleurs migrants en utilisant le virus comme excuse pour réprimer les travailleurs sans contrat légal, mais il a ensuite fait machine arrière afin d’encourager les travailleurs à se faire examiner sans crainte d’être punis.

Réforme des normes du travail

Kuo-Liang Chuang, haut responsable de la division chargée de la gestion de la main-d’œuvre transfrontalière au sein du ministère du Travail, admet que certains intermédiaires facturent des frais illégaux. Il indique que le gouvernement tente de renforcer le système d’inspection actuel, mais qu’il attend également des travailleurs qu’ils signalent les problèmes qu’ils rencontrent.

De son point de vue de travailleuse basée à Taïwan et d’activiste au sein de Migrante Internacional, une organisation qui assiste les travailleurs philippins à l’étranger, Gilda Banugan déclare que le gouvernement pourrait en faire davantage pour toucher directement les travailleurs migrants. Outre le nombre limité de traducteurs dans les agences pour l’emploi, elle indique que les inspecteurs du travail taïwanais préviennent régulièrement les intermédiaires et les employeurs avant leur visite, ce qui permet aux employeurs de faire croire que les conditions de travail sont meilleures que ce qu’elles sont généralement.

Certains défenseurs des travailleurs migrants, dont la Taïwan International Workers’ Association (TIWA), réclament depuis des décennies l’abolition du système des intermédiaires, afin de rendre le système plus transparent et d’éviter que les travailleurs n’aient à payer des frais exorbitants.

M. Chuang affirme toutefois qu’il serait difficile pour le ministère du Travail de démanteler le système des intermédiaires du fait que le marché du travail dépend fortement de l’expertise des agents de recrutement qui comprennent les besoins du marché et sont également capables de gérer les barrières linguistiques.

Il déclare également que le secteur public serait obligé d’investir énormément de fonds de l’État pour remplacer les services des intermédiaires, bien que les activistes rejettent cette idée, la considérant comme une excuse classique pour justifier l’inaction.

Depuis 2007, le Bureau du travail de Taïwan propose un système de recrutement direct qui permet aux employeurs à la recherche d’ouvriers d’usine ou de personnel soignant de recruter des travailleurs migrants sans passer par des intermédiaires, bien que, selon M. Chuang, ce système soit surtout utilisé pour engager des aides-domestiques et des infirmières.

Des organisations des travailleurs comme la One-Forty Foundation, basée à Taipei, interviennent également pour dispenser des cours de chinois et proposer d’autres outils éducatifs afin de fournir des droits et des compétences aux travailleurs. Kevin Chen, co-fondateur d’One-Forty, souligne cependant que les programmes d’aide aux travailleurs comme ceux que propose sa fondation ne peuvent pas résoudre les problèmes fondamentaux du système de l’emploi taïwanais sans l’intervention du gouvernement.

« Nous ne devons pas diaboliser les intermédiaires et les employeurs, mais [le gouvernement] doit améliorer le mécanisme actuel d’examen et permettre aux acteurs de qualité se développer », déclare Chen à Equal Times. « Certains des intermédiaires qui reçoivent les meilleures notes sur le site du Bureau du travail posent toujours problème ». Pour l’instant, les travailleurs en conflit avec leur patron ou leur intermédiaire estiment qu’ils doivent se défendre eux-mêmes.

PJ, un Philippin de 24 ans, explique avoir quitté sa ville natale de General Santos pour travailler à Taïwan parce qu’il voulait découvrir le monde. Après un an et demi passé dans une usine qui fabrique des composites bois-plastique, il se rend compte qu’il paie son logement, alors qu’on lui avait annoncé que celui-ci serait gratuit, sans compter qu’il ne touche rien pour jusqu’à cinq heures supplémentaires par jour. Ce n’est pas la leçon qu’il s’attendait à apprendre de Taïwan, déclare-t-il.

« Ici, c’est comme une partie de poker. Je pensais que ce serait juste… mais c’est la pagaille partout ».