Quand l’agriculture ne sert pas à produire des denrées alimentaires, mais du profit

Quand l'agriculture ne sert pas à produire des denrées alimentaires, mais du profit

Today’s agriculture is not designed to produce food, but rather money. Some technological advances could be very useful in improving the productivity and sustainability of our agricultural activities. Under the current capitalist socio-economic system, however, all innovation is placed at the service of profit.

(EC-Audiovisual Service/Davy Vanham)

Au milieu du 20e siècle, la Révolution verte a transformé la manière dont l’humanité travaillait la terre : tant les progrès technologiques liés aux variétés de semences de riz et de blé à haut rendement, que les systèmes d’irrigation et le développement de nouveaux fertilisants et pesticides – marquant l’entrée officielle de l’industrie chimique dans nos campagnes – ont contribué à une croissance vertigineuse de la productivité agricole.

Trois décennies plus tard, le modèle s’est adapté à la financiarisation de l’économie, fruit du néolibéralisme : on assistait à la naissance de l’agro-industrie ou agrobusiness, une tendance qui s’est consolidée partout dans le monde sous la forme de monocultures extensives destinées à l’exportation de produits servant d’intrants pour diverses industries. Tel est le cas des monocultures de palmier à huile, de soja et de canne à sucre qui, parmi de nombreuses autres applications, sont notamment utilisés dans l’élaboration d’agrocombustibles.

Au terme de sept années de recherches menées dans des pays comme la Colombie, le Guatemala, l’Équateur, l’Argentine, le Cameroun, la Malaisie, l’Indonésie ou la Thaïlande, nous pouvons conclure que dans le cas des monocultures implantées sur ces territoires, le bilan est complexe. Parmi ses impacts socio-environnementaux, il y a lieu de souligner la déforestation et la perte de biodiversité, la désertification et la dégradation des terres, l’expulsion de communautés autochtones et paysannes, la contamination du sol, de l’eau et de l’atmosphère causée par l’utilisation d’agrotoxiques, et l’apparition de maladies liées à l’exposition à ces produits chimiques et aux conditions de travail précaires dans les plantations.

Depuis ses origines, pourtant, la Révolution verte est justifiée comme la seule solution contre la faim. À titre d’exemple, Steven Pinker, dans son livre Le triomphe des Lumières, avance une série de statistiques qui créditent la thèse optimiste et questionnable selon laquelle nous serions sur la bonne voie : le pourcentage de personnes souffrant de malnutrition s’élevait à 50 % en 1947 contre 13 % à l’heure actuelle, alors que la population mondiale a été en progression continue depuis.

Le fait que la faim dans le monde ait diminué ne signifie, toutefois, pas que l’agro-industrie en soit la cause : en effet, des études de la FAO et du Groupe ETC s’accordent sur le fait que plus de 70 % des denrées alimentaires que nous consommons sont issues de l’agriculture paysanne. Le fait est que les monocultures sont destinées non à la production de denrées alimentaires, mais à celle d’intrants industriels de divers types.

Plutôt que de remettre en cause les données de M. Pinker, c’est au problème de fond que nous devons nous attaquer. Derrière l’objectivité apparente de ces données se cache systématiquement un biais idéologique : il y a ce qui est montré et ce qui est occulté. Prenons un exemple : la région de Montes de Maria, en Colombie, où la monoculture de palmier à huile a connu un essor exponentiel au cours de ces vingt dernières années. Si nous nous en tenions à un simple examen des recettes financières, nous pourrions aisément en déduire que depuis l’introduction du palmier à huile, la pauvreté a diminué et le niveau de vie s’est amélioré.

Or, la réalité observée lorsque nous nous rendons dans les plantations est très différente : les paysans que nous y rencontrons racontent qu’avant la monoculture, ils produisaient leurs propres aliments, ils pêchaient, ils faisaient du troc ; ils expliquent qu’ils vivaient dans l’abondance et qu’ils avaient besoin de peu d’argent. Aujourd’hui, ils sont obligés de tout acheter : à la pénurie de terres cultivables s’ajoute la contamination du réservoir, qui a décimé les poissons, alors que la seule eau qui parvient à leurs maisons est polluée par les produits phytosanitaires appliqués aux palmiers. Ils gagnent plus d’argent, mais leur vie est désormais beaucoup plus précaire. Une des paysannes chez qui nous logeons le résume ainsi : « Avant, nous connaissions un certain bien-être, pas au sens de l’accès aux technologies, mais parce que nous vivions bien. »

Un autre exemple parlant a à voir avec la productivité : au 19e siècle, il fallait une journée entière de labeur et 25 laboureurs pour récolter une tonne de céréales ; aujourd’hui, une seule personne peut le faire en six minutes. Dans le contexte des structures capitalistes et néocoloniales dans lesquelles nous nous mouvons, toutefois, cette amélioration de la productivité aboutit non à l’augmentation du bien-être des travailleurs – qui continuent de travailler entre douze et quatorze heures par jour pour un salaire de misère, voire dans des conditions proches de l’esclavage –, mais bien à un accroissement du chômage.

Les risques associés aux OGM

Si la Révolution verte a ouvert la voie à certaines avancées importantes, elle a omis de mettre l’accent sur le développement de variétés plus nutritives et pas seulement de celles plus lucratives ; elle ne s’est pas préoccupée, non plus, de veiller à la fertilité des sols sur le long terme, ni de préserver la biodiversité des espèces et des semences. En définitive, le problème de fond, pour reprendre les propos du chercheur australien Bill Mollison, est que le modèle agricole en place est conçu moins pour produire des denrées alimentaires que pour générer du profit. Certaines avancées technologiques pourraient se révéler très utiles pour améliorer la productivité et la durabilité de nos activités agricoles ; toutefois, dans le contexte socioéconomique capitaliste, toute innovation s’inscrit dans une logique de profit.

Un bon exemple est celui des organismes génétiquement modifiés (OGM) : de prime abord, l’idée d’intervenir sur l’ADN d’une plante afin d’en améliorer les propriétés nutritives ou le rendement ne semble pas mauvaise. Cependant, les produits transgéniques commercialisés à l’heure actuelle sont conçus aux seules fins de gonfler les marges bénéficiaires des quatre entreprises multinationales qui se partagent ce marché au niveau mondial (Corteva Agriscience, BASF, Bayer-Monsanto et le nouveau groupe né de la fusion récente entre Syngenta et Chem China). Les OGM sont habituellement altérés de manière à supporter l’application d’herbicides et de pesticides très puissants, à base de substances aussi toxiques que le très controversé glyphosate, qui ont des répercussions concrètes sur les organismes et les territoires : en Argentine où les plantations de soja – transgénique à 99 % – occupent plus de 60 % des terres cultivables, diverses études ont relevé la présence de glyphosate dans l’eau de pluie sur des zones étendues du pays ; en outre, les populations voisines des plantations souffrent des effets des fumigations, qui incluent des affections respiratoires et cutanées, des cancers, des malformations fœtales et des fausses couches.

D’autre part, les tenants du modèle hégémonique tendent à occulter le fait inquiétant que cette forme d’agriculture industrielle appauvrit les sols et les sources d’eau douce et, partant, compromet l’avenir des nouvelles générations, sans parler des espèces autres que l’espèce humaine.

Enfin, tandis que les discours alarmistes face à la croissance démographique et au risque de famine abondent, ils semblent oublier que jusqu’ici, cette tragédie quotidienne – et très évitable – tient bien davantage de la distribution que de la production des aliments. Selon des estimations de la FAO, rien qu’en évitant le gaspillage, le niveau actuel de production suffirait à alimenter les quelque 9 milliards d’êtres humains qui peupleront notre planète en 2050 : actuellement, nous jetons 30 % de la nourriture qui est produite. Et c’est sans mentionner la qualité (et pas uniquement la quantité) des calories que nous consommons : partout où des régimes à base d’aliments ultra-transformés connaissent un essor, on assiste à une augmentation des maladies cardiovasculaires, du diabète et de l’obésité, une affection qui est fréquemment concomitante à un déficit de nutriments.

En définitive, nous nous trouvons face à deux modèles de développement en conflit : l’un privilégie la concentration du profit aux mains d’un nombre de plus en plus restreint de personnes, tandis que l’autre privilégie la vie, selon le principe d’une production durable de denrées alimentaires saines. Ce dernier modèle peut et doit s’appuyer sur le progrès scientifique et technologique, mais cela implique que nous remettions en cause de toute urgence un fait absolument fondamental, qui est que notre alimentation se trouve entre les mains d’une poignée de multinationales. Henry Kissinger l’avait bien dit : « Si vous contrôlez le pétrole, vous contrôlez le pays, mais si vous contrôlez les semences, vous contrôlez l’alimentation. Et celui qui contrôle l’alimentation tient la population en son pouvoir. »

This article has been translated from Spanish.

Nazaret Castro est coauteure, avec Laura Villadiego et Aurora Moreno, du livre “Los monocultivos que conquistaron el mundo. Impactos socioambientales de la caña de azúcar, la soja y la palma aceitera” (Madrid, Akal, 2019).