Les « autres », discriminés par les quotas ethniques en Bosnie

Les « autres », discriminés par les quotas ethniques en Bosnie

Jovan Divjak, in the office of his NGO, with a picture of him during the war (left). Elma Softić-Kaunitz, in the only synagogue left in operation in Sarajevo after the Holocaust (centre). And Dervo Sejdić, sitting in a cafe in Sarajevo (right).

(Ricard González)

À première vue, rien ne différencie Elma Softic-Kaunitz, Dervo Sejdic ou Jovan Divjak des autres citoyens de Bosnie-Herzégovine. Ils parlent tous la langue du pays à la perfection et c’est dans cette terre que gisent leurs ancêtres. Ils ne se distinguent pas, non plus, de leurs compatriotes par leur couleur de peau ou leurs vêtements. Pourtant, auncun des trois n’est un citoyen de plein droit en Bosnie-Herzégovine, un pays qui peine encore à surmonter les profondes blessures et les traumatismes causés par la guerre civile sanglante des années 1990. Dans un pays de minorités, la constitution rédigée il y a près d’un quart de siècle par des experts occidentaux définit vaguement les ethnies les plus minoritaires comme « les autres ».

Les Accords de paix de Dayton qui ont mis fin à la guerre en 1995 accordent une place privilégiée aux trois groupes ethniques majoritaires du pays – les Bosniaques, les Serbes et les Croates – qui y sont décrits comme les « peuples constitutifs ». Les minorités, quant à elles, au nombre de 17 au total, sont regroupées dans la catégorie « autres », et sont privées de la possibilité d’occuper diverses fonctions politiques. En particulier, elles ne peuvent pas briguer la présidence du pays, un poste qui tourne tous les huit mois entre un Serbe, un Bosniaque et un Croate, ni exercer la fonction de parlementaire. Selon certaines estimations, jusqu’à 400.000 personnes, soit 12 % de la population, sont spoliées de cette manière. « Il est très difficile d’obtenir une estimation précise, en partie à cause de la discrimination à l’égard des “autres” », avertit Clive Baldwin, un avocat de Human Rights Watch, qui a travaillé sur cette thématique.

Sans voix pour influencer la politique publique

Dervo Sejdic, un éminent dirigeant de la minorité rom – ou tsigane – a été dès le début l’un des plus ardents critiques de la Constitution, qui faisait partie intégrante des accords de Dayton. « J’ai présenté à maintes reprises mes griefs aux partis, mais ils ont fait la sourde oreille. J’ai donc décidé de déposer une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) », explique Dervo Sejdic, un homme à la voix douce et au verbe posé. En 2009, la CEDH a tranché en leur faveur, en statuant que la Magna carta était discriminatoire envers « les autres » citoyens. « Plus de dix années se sont écoulées, et la dcision n’a toujours pas été appliquée », dit-il avec amertume. Même la pression de l’Union européenne, qui est allée jusqu’à couper son aide financière au pays, n’a pas eu d’effet.

Pour la communauté rom de Bosnie, la plus grande des minorités inclues dans la catégorie «autres », qui compte jusqu’à 75.000 membres, l’exercice de hautes fonctions au sein des institutions publiques serait un moyen très utile de lutter contre la stigmatisation sociale qui y est ancrée depuis des siècles.

« Nous sommes stéréotypés comme étant des voleurs ou des mendiants, mais il y a beaucoup de Roms qui ont de bons emplois. Nous avons des médecins, des architectes, etc.. Malheureusement, nombre d’entre eux cachent leur origine par crainte d’être marginalisés. Nous manquons d’exemples positifs », déplore M. Sejdic, président du Conseil consultatif sur les Roms. Cet activiste dénonce le fait que, officieusement, même les postes de la fonction publique sont répartis selon des quotas ethniques qui discriminent sa minorité.

Selon une étude régionale du PNUD sur les roms marginalisés, 26 % seulement des roms bosniaques occupent un emploi, et jusqu’à 80 % des enfants roms vivent en-dessous du seuil de la pauvreté. « En Bosnie, les agressions sont rares, mais les propos haineux sont monnaie courante. Après la guerre, le racisme envers les Roms s’est répandu, personne ne s’en cache plus », raconte M. Sejdic, rappelant que dans certaines écoles publiques, les enfants roms se sont vu refuser l’accès à la scolarisation et que dans certains hôpitaux, ils sont priés de « d’abord se laver » avant qu’on daigne s’occuper d’eux. Bien qu’il existe une loi qui sanctionne le racisme sous toutes ses formes, celle-ci n’est guère plus appliquée à l’heure actuelle, contrairement à ce qui était le cas à l’époque de la Yougoslavie communiste.

La Cour européenne des droits de l’homme a joint la requête de M. Sejdic avec celle de Jakob Finci, un représentant de la communauté juive de Bosnie-Herzégovine, de sorte que cette affaire s’intitule désormais l’Affaire Sejdic et Finci c. Bosnie-Herzégovine]. La communauté juive de Bosnie puise ses racines dans l’histoire de la région, dans la mesure où une grande partie de ses membres descendent des Séfarades expulsés de la péninsule ibérique à partir de 1492. « Nous formons aujourd’hui une communauté plus réduite. Il y a approximativement 1.000 Juifs dans tout le pays et 650 à Sarajevo. Selon certaines sources, toutefois, nous constituions, avant la Seconde Guerre mondiale, le plus grand groupe ethnique de la capitale avec environ 20 % de la population », remarque Elma Softic-Kaunitz, secrétaire générale de la communauté juive de Bosnie. On estime à 14.000 le nombre de Juifs de Bosnie morts dans les camps de concentration nazis pendant l’Holocauste.

Contrairement aux Roms, les Juifs ne souffrent pas d’un grave problème de racisme et d’exclusion sociale. « Il s’agit en fait actuellement de l’un des pays européens où le niveau d’antisémitisme est le plus bas. Nous ne subissons aucune attaque ou agression. Sarajevo a derrière elle une longue histoire de tolérance. Ici, il n’y a jamais eu de ghetto », affirme Mme Softic-Kaunitz depuis la seule synagogue de Sarajevo encore en fonctionnement – l’autre a été convertie en musée –, occupant un somptueux immeuble de la fin du 19e siècle. « Les Juifs se heurtent aux mêmes difficultés que les autres citoyens, notamment un taux de chômage élevé. La seule vraie discrimination est de ne pas jouir des mêmes droits politiques, ce qui constitue notre revendication principale », a-t-elle ajouté.

Déclaration d’éthnicité

La liste des autres minorités exclues de la sphère politique est longue : Albanais, Hongrois, Macédoniens, etc.. Cependant, il y a aussi des citoyens qui, bien qu’ils appartiennent ethniquement à l’un des trois « peuples constitutifs », se voient néanmoins confrontés aux mêmes restrictions que les « autres ». C’est le cas de Jovan Divjak, un militaire serbe bosnien considéré comme un héros national pour avoir fait partie de l’État-major qui a empêché la prise de Sarajevo par les troupes serbes à l’issue d’un très long siège de 1.425 jours. « Moi, je me définis comme un citoyen de la Bosnie. C’est tout. Je ne m’identifie avec aucun groupe, même si mes parents étaient serbes », déclare M. Divjak, que nombre de ses compatriotes surnomment encore affectueusement « le Général ».

En vertu de la loi, si un citoyen bosniaque ne se déclare pas en tant que Bosniaque, Serbe ou Croate, il n’est pas autorisé à briguer des postes répartis selon les quotas ethniques. Tel est le cas d’Azra Zornic, une fonctionnaire à la retraite qui refuse de se définir sur la base de son appartenance ethnique et qui, elle aussi, a déposé une requête auprès de la CEDH. En 2014, elle aussi a obtenu un jugement favorable.

« La constitution en place est dénuée de sens. Elle sert uniquement les intérêts des partis nationalistes. Ce dont nous avons besoin c’est d’un État avec les mêmes droits pour tous les citoyens », déclare Jovan Diviak.

À l’âge de 83 ans, il dirige toujours l’ONG Education Builds B&H (L’Éducation construit la B-H), qui a pour mission de financer les études des jeunes issus de familles défavorisées et d’encourager les rencontres entre les enfants des différentes communautés ethniques.

Des milliers de Serbes, de Croates et de Bosniaques qui s’identifient sur la base de leur appartenance ethnique se voient également exclus de certaines fonctions politiques. Il s’agit de groupes qui sont minoritaires au sein de l’une des entités décentralisées qui constituent la carte politico-administrative complexe de ce pays des Balkans. Par exemple, les 150.000 Bosniaques qui habitent la République serbe de Bosnie, ou les 50.000 Serbes qui vivent dans l’entité croato-musulmane.

« Dayton a été utile pour mettre fin à la guerre, mais pas pour construire un État », reconnait Halid Genjac, secrétaire général du Parti d’action démocratique (SDA), le principal parti bosniaque. « Nous sommes partisans d’une réforme de la Constitution conformément à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme [dans l’affaire Sejdic et Finci], mais les représentants croates et serbes s’y opposent », affirme M. Genjac, qui faisait partie de l’équipe de négociation bosniaque à Dayton. Les Serbes et les Croates conçoivent le système des quotas comme un frein à une éventuelle domination de la scène politique par les musulmans, qui représentent plus de 50 % de la population du pays.

Les âpres divergences entre les partis nationalistes des différents groupes ethniques empêchent la prise de décisions importantes, dès lors qu’ils sont tous obligés par le système à parvenir à un consensus. Ainsi, près d’un an et demi après les dernières élections, aucun gouvernement n’a encore pu être formé. Cette situation de blocus nuit à l’économie de la Bosnie-Herzégovine, qui affiche un taux de chômage élevé (20%) et se classe parmi les pays les plus pauvres d’Europe. Quant aux conséquences, elles sont ressenties par les uns comme par les « autres ».

This article has been translated from Spanish.