Les droits fondamentaux des travailleurs seront-ils aussi victimes du coronavirus ?

La pandémie de maladie à coronavirus a exposé au grand jour le fait que nos économies sont fondées sur l’exploitation systématique des travailleurs, tant dans notre épicerie locale que dans des fermes, usines et bureaux lointains qui produisent de la nourriture, des vêtements et d’autres biens et services nécessaires. Ces travailleurs vivaient déjà une situation difficile avant la pandémie. Ils travaillaient pour un salaire peu élevé et étaient souvent embauchés dans le cadre de formes d’emploi précaires ou dans l’économie informelle. Aujourd’hui, des dizaines de millions de travailleurs sont menacés de licenciement et nombre d’entre eux qui n’ont pas le luxe de pouvoir télétravailler se retrouvent sur des lieux de travail qui mettent leur santé, voire leur vie, en danger pour que des biens et services essentiels soient disponibles pour le public. Cette crise a également fait apparaître des faiblesses majeures dans les institutions du marché du travail de nombreux pays, notamment en matière de couverture de la négociation collective au niveau national et sectoriel ; une couverture qui s’était déjà considérablement réduite après la crise financière de 2008.

Depuis le déclenchement de l’épidémie mondiale, les travailleurs du monde entier ont eu recours à des grèves pour se protéger. Des groupes organisés de manière autonome de livreurs de produits alimentaires, d’acheteurs d’Instacart et de travailleurs des entrepôts d’Amazon font partie de ceux qui réclament des équipements de protection individuelle (EPI) adaptés et des mesures de sécurité sur leur lieu de travail. Des travailleurs comme Chris Smalls, un employé de l’entrepôt Amazon à Staten Island, dans l’État de New York, a organisé un arrêt de travail pour protester contre le manque d’équipements de protection et l’absence de primes de risque. Comme il fallait s’y attendre, il a été licencié.

De fait, les revendications relatives à l’accès à des EPI adéquats et à des indemnités de risque constituent la principale motivation des grèves, notamment celles des travailleurs des supermarchés Carrefour en Belgique, des médecins, des infirmières et des techniciens de laboratoire au Lesotho et des travailleurs du secteur de la confection en Birmanie.

Les syndicats travaillent également à l’élaboration des politiques nationales. Par exemple, en Italie, les trois principales centrales syndicales nationales ont unanimement menacé de déclencher une grève générale si le gouvernement ne réduisait pas radicalement le nombre d’activités économiques jugées « essentielles ». Le gouvernement a dès lors réduit considérablement la liste à la suite de négociations avec les partenaires sociaux.

En parallèle, de nombreux gouvernements adoptent des mesures d’urgence visant à restreindre les droits à la liberté de parole, de réunion et d’association, y compris le droit de grève. Le Portugal a été le premier pays d’Europe à interdire les grèves dans les secteurs économiques vitaux pour la production et la fourniture de biens et services essentiels à la population. Ainsi, le 18 mars, le pays donnait l’ordre aux dockers en grève du port de Lisbonne de reprendre le travail. En avril, le Cambodge a adopté une loi de grande envergure qui donne au Premier ministre des pouvoirs étendus qui peuvent assurément être utilisés pour interdire les grèves. En Birmanie, alors que les travailleurs sont toujours transportés dans des véhicules bondés pour aller au travail dans les usines, le gouvernement a adopté une mesure d’une durée indéterminée visant à interdire les réunions de plus de cinq personnes. Cette mesure, à l’instar de celle prise au Cambodge, risque d’être davantage axée sur la limitation des droits que sur la protection de la sécurité publique.

Par ailleurs, plusieurs pays ont officiellement adopté des exemptions à leurs obligations découlant du traité en matière de respect de la liberté d’association ; notamment l’Équateur et l’Estonie (à l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, PIDCP) et l’Albanie (à l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, CEDH).

Droit des travailleurs à faire grève en cas d’urgence en vertu du droit international

Cela fait des décennies que le droit de grève est solidement établi dans les instruments juridiques internationaux et régionaux. Au niveau mondial, il s’agit de la Convention 87 de l’Organisation internationale du travail (OIT), du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (article 8) et du PIDCP (article 22). Au niveau régional, il s’agit de la CEDH (article 11) et de la Convention américaine sur les droits de l’homme (article 16). De fait, le droit de grève est désormais reconnu comme un droit international coutumier. Bien que les gouvernements soient autorisés à déroger à certaines obligations légales en cas d’urgence publique « menaçant l’existence de la nation », ils ne peuvent le faire que dans la mesure strictement requise par les exigences de la situation.
Le Comité de la liberté syndicale (CLS), un comité tripartite de l’OIT, a estimé qu’une interdiction générale des grèves ne peut être justifiée qu’en cas de « crise nationale aiguë » et uniquement pour une période limitée et dans la mesure strictement nécessaire pour répondre aux exigences de la situation.

Cela signifie donc une crise réelle, comme celles qui naissent à la suite d’un conflit grave, d’une insurrection ou d’une catastrophe naturelle, sanitaire ou humanitaire, dans laquelle les conditions normales de fonctionnement de la société sont absentes. Même dans de telles situations, la responsabilité relative à la suspension d’une grève pour des raisons de santé publique ne devrait pas incomber au gouvernement, mais à un organisme indépendant ayant la confiance de toutes les parties concernées.

Même si la crise sanitaire liée au coronavirus peut être qualifiée de crise nationale aiguë, il apparaît également évident que des interdictions de grève pure et simple ne sont pas strictement nécessaires pour répondre aux exigences de cette crise, en particulier lorsque d’autres restrictions sont prévues, par exemple, la garantie de services minimaux ou encore des limitations sur les rassemblements physiques et les piquets de grève. De plus, les dispositions relatives à la liberté d’association figurant dans d’autres instruments internationaux prévoient déjà des exceptions destinées à maintenir l’ordre public ou la santé publique. Cela rend donc les exemptions inutiles et disproportionnées.

En effet, le fait que les syndicats ne puissent pas facilement exhorter leurs membres à faire grève dans des situations où ils sont contraints de travailler dans des environnements dangereux peut même aggraver la crise de santé publique.

Après avoir conclu que les interdictions généralisées des grèves pendant une crise de santé publique sont susceptibles d’être disproportionnées même lorsque leurs objectifs sont légitimes, il est important de se pencher sur les types d’actions de grève et de restrictions autorisées par le droit international. Le CLS a toujours soutenu que la grève est « un moyen essentiel dont disposent les travailleurs et leurs organisations pour protéger leurs intérêts ». Cela impliquerait donc forcément que les grèves visant à exiger des EPI adaptés, un lieu de travail sûr ou la fermeture d’entreprises non essentielles relèvent bien de ce cadre de protection.

Le droit de mener des actions collectives en matière de sécurité et de santé au travail est également intrinsèquement lié au droit des travailleurs à se soustraire à un travail dangereux sans crainte de représailles. Ce droit, inscrit dans la Convention 155 de l’OIT, est particulièrement important pour les travailleurs qui exercent des formes d’emploi non conventionnelles et qui ne jouissent pas nécessairement du droit à la liberté d’association et qui, en tout état de cause, sont deux fois moins susceptibles d’être syndiqués que les travailleurs employés dans le cadre de contrats à durée indéterminée.

En ce qui concerne les grèves visant à faire pression sur les gouvernements pour qu’ils introduisent des mesures de soutien fiscales et monétaires, le CLS estime que les travailleurs peuvent mener des actions collectives, y compris des manifestations et des grèves, pour des questions qui dépassent le cadre traditionnel des salaires et des conditions de travail. Pour autant que la grève ne soit pas de nature « purement politique », comme une insurrection, le CLS a déclaré que « les organisations chargées de défendre les intérêts socio-économiques et professionnels des travailleurs devraient en principe pouvoir utiliser la grève pour appuyer leur position dans la recherche de solutions aux problèmes posés par les grandes orientations de politique économique et sociale, qui ont des répercussions immédiates pour leurs membres, et plus généralement pour les travailleurs, notamment en matière d’emploi, de protection sociale et de niveau de vie ». Bien qu’il n’ait pas encore eu l’occasion de réfléchir à une grève sur les réponses économiques et professionnelles à une pandémie, il est clair que le CLS trouvera probablement que de telles grèves sont protégées.

Le droit de grève dans les services essentiels

Partout dans le monde, les gouvernements ont publié des listes de travailleurs qui fournissent des « services essentiels » et peuvent donc continuer à travailler malgré les mesures généralisées de confinement. Bien que l’objectif de ces listes consiste à garantir le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement et des services publics indispensables pendant la pandémie, les travailleurs essentiels risquent d’assister à une restriction de leur droit de grève pendant la durée de la période visée. L’OIT considère que les grèves peuvent être limitées, voire interdites, dans les services essentiels « dont l’interruption mettrait en danger, dans l’ensemble ou dans une partie de la population, la vie, la sécurité ou la santé de la personne ». Ce que l’on entend par services essentiels « au sens strict du terme » dépend largement des conditions spécifiques de chaque pays.

Toutefois, toute restriction au droit de grève dans les services essentiels doit être accompagnée de garanties compensatoires, notamment des procédures de conciliation et d’arbitrage adéquates, impartiales et rapides. Il est également possible de négocier ou d’exiger des exigences opérationnelles minimales dans les services essentiels au sens strict du terme. Le CLS avait précédemment estimé que la décision adoptée par un gouvernement exigeant un service minimum au sein de la division de santé vétérinaire, dans le cadre de l’apparition d’une maladie hautement contagieuse, ne violait pas les principes de la liberté d’association. Néanmoins, il est capital que les organisations de travailleurs et d’employeurs soient en mesure de participer à la détermination des services minimaux à assurer.

Les autorités administratives qui réglementent les grèves dans les services essentiels ne doivent pas non plus outrepasser leurs compétences en temps de crise, en particulier lorsque la loi permet aux syndicats de se passer de préavis en cas de menace grave pour la santé et la sécurité des travailleurs.

Clément Voule, le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique et d’association, expliquait récemment dans une déclaration : « Là où les droits humains serviront de boussole, nous serons mieux à même de surmonter cette pandémie et de renforcer notre capacité de résistance pour l’avenir ». Cela inclut le droit à la liberté d’association et le droit de grève, sans crainte de représailles. Nous sommes d’accord.

Nous reconnaissons pleinement la gravité de la crise sanitaire publique qu’est le nouveau coronavirus et nous reconnaissons que le droit international permet aux gouvernements d’exercer des pouvoirs d’urgence, dans certaines limites, en réponse à de telles situations. Toutefois, les gouvernements ne peuvent pas interdire purement et simplement le droit de grève ou adopter d’autres restrictions disproportionnées, car ces mesures ne manqueront pas d’avoir un effet néfaste sur le droit à la liberté d’association.

En effet, le droit de grève est peut-être encore plus important en cette période d’urgence, afin d’être reconnus en tant que travailleurs, de demander des comptes aux employeurs qui ne fournissent pas d’équipements de protection, de contester les licenciements collectifs ou, en dernier recours, de réclamer le versement des salaires dus et d’autres prestations. En outre, nous avons besoin du droit de grève pour faire pression sur les gouvernements afin qu’ils adoptent des lois étendant les protections sociales, y compris les soutiens aux salaires et les aides aux revenus. Cependant, rien de tout cela ne se produira tout seul : les travailleurs devront s’organiser pour y parvenir.