Derrière leur charité affichée, les multinationales continuent leurs affaires comme avant

En secourant des États incapables de protéger efficacement et rapidement leurs citoyens, les grandes multinationales de la planète se sont-elles en même temps immunisées contre toute critique ?

Depuis le début de la pandémie de la maladie à coronavirus qui paralyse le monde et fait craindre des dommages sanitaires, économiques et sociaux majeurs, les grands patrons, déjà élevés au rang de célébrités, rivalisent de générosité pour aider les hôpitaux, les chercheurs ou les plus démunis. Ainsi, Bill Gates, PDG et fondateur de Microsoft, a jusqu’à présent engagé 250 millions de dollars américain dans la lutte contre le coronavirus, par le biais de sa fondation. Cet argent est majoritairement destiné aux pays d’Afrique, d’Asie du Sud et aux communautés les plus précaires des États-Unis. Une partie de cette somme est aussi dédiée à la recherche d’un vaccin. D’une manière moins importante, le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg et son épouse Priscilla Chan, via leur fondation également, ont sorti 25 millions de dollars pour aider la recherche scientifique.

Le fondateur de Twitter, Marc Dorsey a lui mis 1 milliard de dollars américain de sa fortune personnelle sur la table, via une cession d’actions. En réalité, cette somme est destinée à une société à responsabilité limitée, Start Small, où seule une part non-spécifiée de ce milliard devrait être destinée à la lutte contre les conséquences du virus. Le reste des fonds de la société pourrait être alloué à d’autres actions, comme la scolarisation des filles ou la mise en place d’un revenu universel.

Même le sulfureux Jeff Bezos, patron d’Amazon et homme le plus riche du monde, a participé à la lutte, en dirigeant 100 millions de dollars à destination de Feeding America, une association coordonnant un réseau de 200 banques alimentaires à travers les États-Unis.

Les exemples sont encore nombreux. En Corée du Sud, le gouvernement a pu compter sur Samsung, navire amiral de son économie, qui a fait cadeau de 30 milliards de won, soit 24,6 millions de dollars américains. En France, le groupe LVMH, le plus prolifique du pays, aide le gouvernement à la peine sur l’approvisionnement en masques médicaux et alimente les hôpitaux en gel hydroalcoolique. Tout comme l’a fait Tim Cook, le PDG d’Apple, aux États-Unis.

« En tant qu’être humain normal, vous vous réjouissez quand quelqu’un achète des masques rapidement et les donne, quand l’État américain, lui, met plus de temps à le faire », commente Anand Giridharadas, essayiste américain, critique de la philanthropie des grandes fortunes dans un article du site d’information américain Vox. « Mais il est vraiment important de nous questionner sur la manière dont la crise nous a touchés et sur les faiblesses qu’elle révèle. Beaucoup de ces personnes qui se mobilisent sont responsables des conditions sous-jacentes de faiblesse. »

Evitement fiscal et dégradation des systèmes de santé

En 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié un rapport établissant le lien entre l’évitement fiscal et l’état des systèmes de santé. Dans une tribune parue dans le journal Le Monde, plusieurs économistes français, dont Thomas Piketty, auteur du marquant essai Capital au XXIe siècle, prolongent cette réflexion. Faisant référence aux multinationales, ils écrivent ainsi que « ces entreprises et leurs actionnaires ont profité de la concurrence fiscale pour échapper à l’impôt, contribuant à détériorer les services publics, notamment ceux mobilisés dans cette crise sanitaire ».

Ainsi en est-il des Gafam, désignant Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, dont l’aboutissement ultime de l’optimisation fiscale est dans l’ADN. Le groupe de luxe français LVMH, partenaire de l’État français dans la crise actuelle, n’est pas en reste lui non plus, avec selon l’ONG Oxfam, 284 filiales localisées dans des paradis fiscaux.

Alors, de quoi cette générosité spontanée face au Covid-19 est-elle le nom ? Dans le cas présent, Arthur Gautier, directeur exécutif de la chaire Philanthropie à l’ESSEC Business School, voit « une sorte d’union sacrée face à quelque chose qui touche tout le monde ». Mais cela pourrait aussi traduire un des ressorts de cette philanthropie des grands patrons, identifiée par le chercheur :

« Quand vous faites partie d’un cercle de patrons, il y a une émulation compétitive dont peut faire partie ce type de comportement. »

Alexis Spire, sociologue français ayant notamment écrit Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Enquête sur les contribuables français (Seuil, 2018), a lui aussi analysé cette philanthropie. Selon lui, il s’agit d’une « stratégie de communication pour ennoblir une action entrepreneuriale marquée du sceau de la moralité ». Les mots de Lee-Jae Yong, vice-président de Samsung Electronics, semblent s’inscrire dans ce schéma-là, lorsqu’il déclare : « Nous avons grandi avec le soutien de la population et devons partager avec la société à un moment si difficile. » Cela peut prêter à sourire, venant d’un homme condamné pour corruption du gouvernement de son pays, à la tête d’un groupe où l’antisyndicalisme fait office de religion.

De la même manière, l’engagement financier de Jeff Bezos, dirigé vers les Américains les plus précaires, menacés par la faim, ne doit pas masquer la manière dont son entreprise, Amazon, gère ses affaires pendant la pandémie. Sur différents sites états-uniens, des salariés ont organisé des grèves pour exiger plus de mesures de sécurité face au virus ou pour demander une limitation des livraisons aux produits essentiels. Amazon a licencié plusieurs de ces initiateurs, au grand dam des syndicats. Des grèves ont aussi eu lieu sur des sites italiens, ou encore en France, où la justice a contraint le 14 avril l’entreprise à limiter ses livraisons aux produits « essentiels ». La société a fait appel et la décision a été confirmée. Mais cela ne devrait pas vraiment lui nuire.

La pandémie actuelle est une période très profitable pour Amazon, qui va devoir engager 75.000 employés supplémentaires, après en avoir déjà recruté 100.000, pour faire face à une « demande accrue alors que nos équipes supportent leurs communautés », a annoncé l’entreprise dans un billet de blog. Personnellement, Jeff Bezos a vu sa fortune augmenter de 25 milliards de dollars depuis le 1er janvier, d’après le think tank américain Institute For Policy Studies.

Libertarisme ou manipulation ?

« Les dons de ces patrons peuvent aussi être le reflet d’une certaine idéologie, plutôt libertarienne », explique Alexis Spire. Celle « de contester à l’État le monopole de l’intérêt général. Ils exigent donc de pouvoir choisir les sommes dont ils vont se séparer, comment ils vont investir, vers quels domaines. » Un constat partagé par Arthur Gauthier : « Je pense qu’il y a cette idée chez pas mal de chefs d’entreprises que l’impôt n’est pas forcément juste et que le don peut plutôt permettre de flécher son argent sur des causes qui nous paraissent prioritaires et plus importantes que d’autres, tout en étant contrôlé. Certaines personnes pensent que les fondations et associations sont plus capables que l’État. »

Pour Monique Pinçon-Charlot, sociologue française ayant voué sa carrière avec son mari Michel à l’étude du monde des grandes fortunes, particulièrement en France, voit les choses plus sévèrement. Selon elle, cette générosité affichée n’est que « machiavélisme, perversion et manipulation » des leaders d’un système économique en cause dans la pandémie actuelle, notamment au niveau des capacités des systèmes de santé. De nombreuses études scientifiques ont également mis en évidence la responsabilité des logiques de profits dans l’émergence de pandémies, par les pressions sur les écosystèmes.

Ainsi, pour la sociologue, « il n’y a rien à attendre » de ces grands groupes dans la construction du « monde d’après ». Selon elle, « le virus de l’argent est leur seul moteur ».

Certains cas actuels, caricaturaux, semblent lui donner raison. Pour préparer la relance économique, de grandes entreprises bénéficient d’aides d’État, sans renoncer à verser des dividendes à leurs actionnaires. Ainsi en est-il de plusieurs grands groupes automobiles allemands, majeurs pour l’économie du pays. BMW et Volkswagen et Daimler, qui ont mis 200.000 de leurs salariés au chômage partiel, et donc rémunérés par l’État, distribueront tout de même 7,5 milliards d’euros de dividendes. Au Royaume-Uni, le groupe de grande distribution Tesco a prévu pour sa part de céder un milliard de livres sur l’année totale à ses actionnaires, en bénéficiant dans le même temps d’un allègement fiscal de 585 millions de livres.

De nombreux autres grands groupes ont toutefois renoncé à prendre de telles décisions. Certains en suivant les avis d’institutions de régulation, comme la Banque centrale européenne, qui a appelé 117 banques à geler les dividendes. Plusieurs pays ont aussi posé leurs conditions à l’obtention d’aides publiques. Ainsi, la France a conditionné les aides d’État au non-versement de dividendes, tandis que la CFDT aurait plutôt souhaité une « année blanche ». Le gouvernement a ensuite annoncé qu’il imiterait le Danemark et la Pologne, en excluant de leurs plans de soutien les sociétés présentes dans certains paradis fiscaux. L’exigence affichée par le ministre de l’Économie français sur la radio nationale France Info a toutefois été habilement et discrètement édulcorée dans la foulée par une circulaire.

Responsabilité et liberté

D’autres sociétés ont décidé de leur propre chef de ne bénéficier d’aucune aide étatique, comme les groupes français Total et L’Oréal. Le géant pétrolier a invoqué son « esprit de solidarité » avec la France et le groupe cosmétique son « devoir d’employeur responsable et de société citoyenne française » afin de ne pas « peser sur les comptes publics ». Dans le même temps, cela leur laissera toute liberté de distribuer des dividendes à leurs actionnaires. Selon le site spécialisé BFM Bourse, les actionnaires de Total devraient toucher 7 milliards d’euros de dividendes et ceux de L’Oréal 2,4 milliards d’euros.

Si ces deux entreprises font grâce à l’État français de son soutien, il faut toutefois regarder ce qu’il se passe en coulisses. Car l’Association française des entreprises privées (Afep) regroupant les plus grandes entreprises du pays, dont L’Oréal et Total font partie – leurs deux PDG font partie du conseil d’administration -, espère bien que les pouvoirs publics n’entraveront pas leurs affaires, une fois la pandémie contrôlée.

Dans une note adressée à la Commission européenne, rendue publique le 14 avril par le site Contexte, le lobby demande un report de plusieurs mesures du Green Deal européen déjà voté, et censé réorienter l’économie de l’Union afin de mieux répondre aux enjeux du changement climatique.

L’Afep demande ainsi le report d’un an de la révision de la directive sur les émissions industrielles, la suspension pour un an de la réflexion sur une gouvernance durable de la finance, « pas prioritaire dans le contexte de la crise actuelle » ou encore un maintien des quotas gratuits et des aides d’État permettant de payer les taxes sur les émissions carbone des biens importés. Cette requête accompagne celle du report d’une nouvelle directive prévue au deuxième semestre 2020, censée réformer cette taxation. Cela pour ne pas « accroître les différentiels de compétitivité carbone entre l’UE et les pays tiers susceptibles de relancer leurs économies avec un relâchement de leur ambition climatique ».

Un relâchement déjà perceptible aux États-Unis, où Donald Trump a assoupli les normes environnementales afin de minimiser les effets économiques de la pandémie de Covid-19. En Chine aussi, où le gouvernement se prépare àrenforcer ses investissements dans le charbon, afin de faire repartir la machine économique. En France, plusieurs ONG (Greenpeace, les Amis de la Terre et Oxfam), se sont émues de la décision de l’État d’accorder 20 milliards d’euros à plusieurs entreprises jugées stratégiques – dont Air France à hauteur de 7 milliards -, sans demander de contrepartie sociale ou environnementale. Dans un communiqué, les trois ONG estiment que le gouvernement « prend prétexte de cette crise sanitaire pour blanchir son alliance indéfectible avec les lobbies, au moment où les citoyen-nes réclament au contraire une société résiliente et des lendemains tournés vers l’intérêt général ».

Un défi immense pour les politiques et les citoyens

Frans Timmermans, vice-président de la Commission européenne, a beau jeu de déclarer, devant la commission Environnement de l’Union, que « les gouvernements ont bien la possibilité d’introduire des aides d’État conditionnées à des engagements environnementaux », les aides apportées par l’UE sans contrepartie obligatoire aux compagnies aériennes, par exemple, révèle les difficultés de construire un nouveau système économique plus vertueux.

Dans le journal Le Monde, Thomas Piketty plaide pour « une fiscalité juste et un registre financier international, afin de pouvoir mettre à contribution les plus riches et les grandes entreprises autant que nécessaire ». Depuis quasiment un an et demi, la mise en place d’une taxe Gafa à l’échelle internationale, destinée à remédier aux fourberies fiscales des géants du numérique – imposées à 9 %, contre 23 % pour les sociétés traditionnelles, selon la Commission européenne -, est au point mort. D’abord débattue entre les pays membres de l’Union européenne, quatre d’entre eux, l’Irlande, la Suède, la Finlande et le Danemark, s’y sont opposées fin 2018.

Depuis, c’est sous l’égide de l’OCDE que 137 pays discutent sur les contours d’une éventuelle taxe, capable d’adapter la fiscalité à l’absence de frontières de l’économie numérique.

À plusieurs reprises déjà, la timidité des États et les menaces de représailles économiques de Donald Trump, en ont freiné la progression. Ainsi, sous ces pressions, au début de l’année, le gouvernement français a déjà suspendu sa taxe Gafa nationale, votée en juillet 2019. Enfin, on a appris le 4 mai du journal Le Monde que le coronavirus retarderait encore l’échéance : l’OCDE a annoncé que la présentation de son projet final, initialement prévue pour juillet 2020, serait reportée à octobre. À cette échéance, l’électrochoc de la pandémie mondiale de coronavirus aura-t-il été de nature à réveiller une coopération fiscale internationale à l’arrêt ?

Pour dessiner un monde d’après-pandémie plus juste, la solution devra aussi venir d’en bas, des citoyens et travailleurs eux-mêmes, qui sont finalement ceux qui, en risquant leur santé, apportent les services essentiels aux communautés et qui sont en même-temps indispensables à ces grandes entreprises pour continuer à faire du chiffre d’affaires. Si des entorses au droit du travail s’exacerbent dans la période actuelle, des organisations syndicales de plusieurs pays comptent bien faire valoir leurs services rendus, pour retrouver une position de force et proposer une réelle alternative et un autre futur.

This article has been translated from French.