Aux Amériques, les prisons pourraient devenir de dangereux foyers d’incubation du coronavirus

Aux Amériques, les prisons pourraient devenir de dangereux foyers d'incubation du coronavirus

Paraguay has the highest percentage of people in pre-trial detention in Latin America, approximately 77 per cent. Cells designed for two people currently sleep six or more. In Tacumbú (in the image), the largest prison in the country, there are more than 4,000 people in a facility designed for 1,300.

(Santi Carneri)

Depuis le début de la quarantaine liée à la pandémie de COVID-19 (et au moment de la rédaction du présent article, à la première semaine du mois de mai), plus d’un millier de personnes se sont échappées des prisons de l’État brésilien de São Paulo, au moins 25 sont mortes et 87 ont été blessées lors d’affrontements avec les forces de sécurité. Cinq autres personnes sont mortes lors d’émeutes dans plusieurs prisons en Argentine. Selon diverses sources officielles, dont le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, 47 personnes auraient trouvé la mort le 1er mai dans la prison vénézuélienne de Los Llanos. Au Pérou, neuf personnes ont été tuées au cours d’altercations similaires et en Colombie, une contestation massive s’est propagée dans toutes les prisons du pays.

Au cours de la même période, des dizaines de détenus se sont échappés et se sont mutinés aux États-Unis. À ce jour, 341 hommes et femmes sont morts en prison (à cause du coronavirus), un bilan qui dépasse le nombre de personnes exécutées pour peine capitale dans le pays au cours de la dernière décennie. Par ailleurs, les estimations relatives au nombre de décès associés aux prisons sont inquiétantes (elles pourraient atteindre 100.000). En Amérique centrale, notamment au Honduras et au Salvador, ce sont les gangs criminels qui dirigent les prisons et non l’État, qui n’y a accès que de manière limitée. Les détenus pensent que, dans le contexte de cette crise sanitaire, le seul espoir qu’il leur reste est de prendre soin d’eux-mêmes.

« Je me lève tous les jours en me demandant comment j’affronterai la maladie si je l’attrape, en sachant que la population carcérale n’est pas essentielle, alors que toute la société vit dans le désespoir… Si en temps normal c’est déjà l’enfer, vous vous imaginez comment cela se passe en temps de catastrophe pandémique », confie par téléphone à Equal Times un détenu de Tacumbú, la plus grande prison du Paraguay.

Dans tous les pays du continent, les personnes incarcérées partagent les mêmes craintes. Il n’y a pas de place pour maintenir une distanciation de sécurité. L’hygiène brille par son absence, il est plus difficile que jamais de se procurer de l’eau et du savon et l’interdiction des visites familiales — la seule mesure commune à presque tous les pays — affame ces populations. Littéralement, car même pour manger, la plupart dépendent de l’aide matérielle et économique que leur apportent leurs proches.

« Une flambée de COVID-19 dans les prisons d’Amérique latine serait catastrophique », explique César Muñoz, chercheur de Human Rights Watch pour le Brésil. « En général, en Amérique latine, la situation actuelle de surpopulation ne permet pas d’appliquer les mesures de distanciation sociale pour répondre à la menace du virus. Il n’y a tout simplement pas assez de place », ajoute-t-il.

Quelque 1,6 million de personnes sont détenues dans les prisons d’Amérique latine, selon World Prison Brief, une plateforme de l’Institut pour la recherche sur les politiques en matière de criminalité et de justice (Institute for Crime and Justice Policy Research ou ICPR), qui fait partie de la faculté de droit (Birkbeck School of Law) de l’Université de Londres.

Dans le cas du Brésil, sur une population de 210 millions d’habitants, environ 773.000 vivent derrière les barreaux alors que le système est conçu pour la moitié de ce nombre de détenus (approximativement). Cela représente les deux tiers de la population carcérale de toute l’Amérique latine. Seul le Mexique suit de près, avec 198.000 détenus. Haïti, pour sa part, est le pays où la surpopulation carcérale est la plus criante ; elle atteint près de 454 %.

Le surpeuplement se traduit par des personnes devant dormir à même le sol, sans accès direct à l’eau courante, à une salle de bain décente ou à une nourriture de bonne qualité. Il implique également un accès réduit ou inexistant aux traitements médicaux, à l’éducation et au travail. « Même les cellules d’isolement sont pleines désormais. Que faire si un détenu présente des symptômes liés au coronavirus ? Où le placeront-ils ? », se demande M. Muñoz.

La réaction immédiate et commune des autorités de tous les pays a consisté à « fermer » les prisons, c’est à dire ne pas autoriser les visites de la famille, des avocats ou des juges, sauf si elles sont indispensables, mais selon Muñoz, cette idée est « illusoire ; un mythe ». Illusoire, car les fonctionnaires pénitentiaires, la police, les fournisseurs de nourriture et d’autres services continuent de se rendre dans les prisons tous les jours et génèrent un flux de contacts.

« Le manque de filtres dans les prisons brésiliennes, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis ou en Europe, crée des conditions parfaites pour la propagation du virus. Nous le savons en raison du taux élevé d’infection par la tuberculose, qui se transmet de la même manière que la COVID-19 », rappelle le chercheur de l’organisation de défense des droits humains HRW.

Les prisons, une réalité ignorée

Les prisons sont cependant un tabou dont peu de gens parlent et que seuls les familles des détenus et les travailleurs (avocats, gardiens, médecins, éducateurs, etc.) connaissent. Pour la plupart d’entre nous, seuls les événements extraordinaires tels qu’une émeute, une évasion ou un meurtre sont couverts dans les médias lorsqu’ils surviennent quelque part dans le monde.

Ou encore lorsqu’un personnage public ou une « célébrité » est incarcéré quelque part. C’est ce qui est arrivé récemment dans le cas du footballeur brésilien Ronaldinho Gáucho qui a été emprisonné avec son frère après être entré au Paraguay à l’aide de faux passeports. Mis en examen dans cette affaire, le parquet les a maintenus en détention provisoire pendant qu’il enquêtait sur leur implication dans un réseau de blanchiment d’argent.

Ils ne sont toutefois pas les seuls à avoir goûté à la détention préventive sur le continent américain, loin de là : environ 50 % des personnes privées de liberté sur le continent sont en attente de jugement. En d’autres termes, nous ne savons pas si ces personnes sont coupables, mais elles sont quand même placées derrière les barreaux, dans des conditions « inhumaines », « médiévales » et autres descriptions que les experts des droits humains attribuent aux prisons qui sont aujourd’hui le terrain idéal pour la propagation du virus qui ravage la Chine, l’Europe et les États-Unis et qui effraie le monde entier.

Les retards de la justice dans de nombreux pays du continent peuvent dépasser trois ans et la plupart des habitants des Amériques passent en moyenne six mois à attendre d’être traduits devant un tribunal, purgeant peut-être une peine plus longue que celle à laquelle ils auraient dû être condamnés. Selon les données officielles, en Bolivie et au Paraguay, le taux de personnes emprisonnées sans condamnation dépasse 70 %.

Le Paraguay est le pays d’Amérique latine où ce pourcentage est le plus élevé, environ 77 %, selon son gouvernement. Le cinquième au niveau mondial. C’est la raison pour laquelle une cellule qui ne devrait accueillir que deux personnes en compte six ou plus. C’est le cas de Tacumbú, la plus grande prison du pays, qui héberge plus de 4.000 personnes au lieu des 1.300 prévues.

Dans cette prison, les prisonniers sont obligés de construire, d’acheter ou de louer des espaces, des lits, des matelas, des chambres et tous les appareils électroménagers qu’ils souhaitent utiliser. Pis encore, à des prix plus élevés qu’à l’extérieur de la prison. Ceux qui se trouvent dans les « pavillons » (les bâtiments d’origine) doivent partager deux salles de bain entre 60 et 80 personnes.

« Le recours à la détention préventive devrait être l’exception, mais à de nombreux endroits, c’est la règle, en particulier pour les personnes pauvres accusées de trafic de drogue. Si vous êtes accusé de corruption et que vous avez de bons avocats cependant, vous n’attendrez pas votre procès en prison », précise M. Muñoz.

À Tacumbú, le manque d’espace oblige quelque deux cents hommes à dormir dans les cours et les couloirs, sur un matelas s’ils ont un peu de chance, mais généralement sur une couverture rongée. Ils sont tellement nombreux et se trouvent dans cette situation depuis si longtemps qu’on les appelle les « pasilleros » (« pasillo » signifiant couloir en espagnol). Ce sont les plus pauvres parmi les pauvres. Et même si aucun cas de coronavirus n’a été confirmé dans les prisons paraguayennes jusqu’à présent, deux cas suspects ont déjà été signalés.

« La situation est vraiment tendue. Il existe des enregistrements audio avec des avertissements, des communiqués et des vidéos alertant sur la possibilité d’une action de force parce qu’ils ne reçoivent pas de visite, mais les gardes continuent à entrer et à sortir sans les protéger », explique à Equal Times Dante Leguizamón, l’avocat paraguayen qui préside le Mécanisme national pour la prévention de la torture (MNP), un organisme public indépendant chargé de dénoncer et de prévenir les violations des droits humains perpétrées contre les personnes détenues par l’État paraguayen. « En théorie, le gouvernement a fait un effort pour améliorer l’accès à l’hygiène et à la propreté, mais le problème est tellement grave… Il n’y a pas de lumière, pas de circulation d’air, pas de matelas… », déclare l’expert.

« La privation de visiteurs nous fait souffrir énormément. Il n’y a rien de plus vital pour nous et cela nous permet d’être en communication avec nos proches. Cette absence de communication provoque une inquiétude permanente pour nous. Jour et nuit », déclare un autre détenu de Tacumbú, qui a demandé à rester anonyme afin de ne pas subir de sanctions, étant donné que la communication par téléphone ou par Internet est soumise à des restrictions.

Les prisons d’Amérique centrale affrontent la pandémie à mi-chemin entre le chaos (à l’intérieur) et l’indifférence (à l’extérieur)

Même si des nuances existent, au Salvador, au Guatemala et au Honduras, les gangs ont pris le contrôle des prisons où ils sont détenus. De fait, après les terribles massacres des deux dernières décennies, les différents gangs ont réussi à obtenir d’être détenus dans des prisons différentes et exclusives pour les membres de leur organisation. Cela illustre la logique qui sous-tend le fonctionnement des systèmes pénitentiaires de la partie nord de l’Amérique centrale.

Au Salvador, de 2004 à 2018, les membres des structures Mara Salvatrucha 13 et Barrio 18 étaient détenus dans différentes prisons. Certes, dans ce pays, les autorités reprennent de plus en plus le contrôle des détenus, mais ces enceintes restent des lieux où les gangs ont droit de vie ou de mort.

Dans ces pays, l’autorité est un espace négocié entre le pouvoir étatique et le pouvoir criminel, et chaque partie semble avoir compris l’espace qu’elle doit administrer. L’État se charge essentiellement de veiller à ce que les prisonniers ne s’échappent pas, ou du moins pas massivement, et les prisonniers s’occupent de ce qui se passe à l’intérieur.

Des détenus dans des prisons du Honduras, du Guatemala et du Salvador nous ont expliqué que ce type d’autogestion les protège avant tout de l’État lui-même, de sa bureaucratie, de sa corruption et de sa violence. Au cours des deux décennies précédentes, deux prisons et un centre de détention pour mineurs ont été incendiés au Honduras, au moins 15 émeutes ont éclaté dans les trois systèmes pénitentiaires et pas moins de 200 personnes sont mortes dans ces incidents. C’est la raison pour laquelle les prisons du nord de l’Amérique centrale sont désormais gérées de cette manière : à l’extérieur, l’État, à l’intérieur, les gangs.

Mais ce système se révèle éminemment néfaste dans le domaine de la santé. Des épidémies de maladies telles que la tuberculose, le rotavirus, le VIH et la gale se sont produites ces dernières années. Un ancien membre salvadorien du gang Barrio 18, une organisation née aux États-Unis et présente au Mexique et dans le reste de l’Amérique centrale, relate son expérience après avoir contracté la tuberculose dans la prison d’Izalco :

« Il n’y avait pratiquement aucun traitement, juste du paracétamol pour la fièvre et des aspirines. Les “homeboys” (camarades) pensaient que j’allais mourir. J’étais allongé dans une cellule sans pouvoir bouger et tout ce qu’ils m’ont donné, c’est un masque. On était plusieurs comme ça. Il ne restait plus qu’à nous en remettre à Dieu. »

Le chaos administratif, qui permet aux barons et aux membres des gangs de diriger de l’intérieur, associé au mépris historique des gouvernements du nord de l’Amérique centrale pour leur population carcérale, crée un contexte peu favorable pour lutter contre la pandémie de COVID-19. Le virus n’a pas encore entièrement pénétré dans cette région. Le 9 mai, les trois pays les plus au nord de l’Amérique centrale comptaient au total 3.455 infections et 147 décès, mais les priorités des gouvernements sont déjà évidentes. Une chose est sûre cependant : les systèmes pénitentiaires n’en seront pas une.

Au Salvador, selon le porte-parole national du gang Mara Salvatrucha 13 : « aucun hôpital ne retirera le respirateur d’un riche pour le mettre à disposition d’un membre de gang ou de quelqu’un de nos communautés ».

Les États-Unis, le pays le plus touché

Les États-Unis renferment le plus grand nombre de prisonniers par habitant au monde : ils sont 2,3 millions (698 prisonniers pour 100.000 habitants) et en peu de temps le pays s’est hissé en première place des pays avec le plus de contaminations. À la fin du mois de mars, la ville de New York est devenue l’épicentre de la pandémie et les détenus et les travailleurs de ses établissements pénitentiaires sont désormais gravement menacés. Pendant que les autorités promettent des libérations, dont peu ont eu lieu, le virus se propage rapidement.

L’État de New York détient le triste record du plus grand nombre de personnes infectées aux États-Unis, avec au moins 332.931 cas et, selon les autorités, plus de 10.000 personnes sont déjà infectées par le coronavirus dans son système carcéral.

La nouveau coronavirus s’est frayé un chemin dans le système carcéral américain à la fin du mois de mars, lorsque les autorités pénitentiaires de New York ont confirmé que deux détenus de l’établissement pénitentiaire de Wende avaient été testés positifs au virus. L’une des personnes infectées, selon de multiples rapports de la presse aux États-Unis, était l’ancien producteur de films Harvey Weinstein, récemment condamné pour viol.

Le coronavirus a également atteint la prison de Rikers Island à New York qui s’est convertie en nouveau foyer. Tant les détenus que les travailleurs de la prison décrivent un lieu insalubre ne disposant pratiquement d’aucun équipement de protection individuelle et aux espaces limités, ce qui rend impossible le maintien de distances de sécurité. Les rapports cités par Democracy Now! indiquent qu’au moins 180 détenus, 114 gardiens et 23 agents de santé ont été testés positifs au nouveau virus dans la prison. « D’un point de vue émotionnel, je suis une épave. Je souffre d’asthme chronique et je crains pour ma santé. Je crains aussi pour ma sécurité. Je suis profondément déprimé », déclare un détenu de Rikers, qui raconte la situation difficile qu’il y vit et qui donne une idée de ce qui se passe dans d’autres prisons.

Les autorités pénitentiaires étatsuniennes ont indiqué que dans d’autres prisons, comme la prison correctionnelle de Marion dans l’État de l’Ohio, plus de 2.026 cas ont été confirmés parmi les détenus à la fin du mois d’avril, soit près des trois quarts de la population carcérale totale. De plus, 162 membres du personnel ont été testés positifs. À Marion, quatre détenus sont morts du coronavirus et au moins 19 sont morts dans toutes les prisons de l’Ohio.

Outre les prisons, les États-Unis comptent des centres de détention pour immigrants où sont détenues plus de 39.000 personnes. Plus de 3.000 professionnels de la médecine et de nombreux groupes de défense des droits des immigrants ont demandé la libération des détenus, tout comme des organisations internationales telles qu’Amnesty International et Human Rights Watch.

HRW a appelé les gouvernements d’Amérique latine et des Caraïbes à réduire le nombre de personnes confinées dans leurs prisons et leurs centres de détention pour mineurs afin de prévenir d’éventuelles flambées virales et d’éviter ainsi « les très graves conséquences négatives pour la santé du reste de la population ».

Certains gouvernements, comme ceux du Chili, de l’Argentine et du Brésil, ont déjà adopté « des mesures permettant la détention à domicile ou d’autres alternatives à l’emprisonnement pour certaines catégories de prisonniers », remarque HRW, qui appelle les autres pays à « envisager des alternatives ».

« La seule solution consiste à réduire le surpeuplement, ce qui peut se faire de manière réaliste, responsable et légale, sans mettre en danger la sécurité publique. La solution ne consiste pas en une libération massive de prisonniers, mais de nombreuses personnes peuvent bénéficier d’une libération conditionnelle », résume Muñoz.

Cette organisation et bien d’autres demandent aux instances judiciaires de recourir à des mesures alternatives à la prison, de renforcer les filtres de contrôle, de former le personnel et les prisonniers, et de fournir des équipements adéquats pour dispenser des soins de santé et ne pas étendre la contagion.

« Ils peuvent libérer des personnes qui ont déjà purgé un pourcentage très élevé de leur peine, ou qui se trouvent dans un régime semi-ouvert. Ils peuvent imposer des détentions à domicile, des contrôles électroniques, mais nous ne voyons pas assez de prise de conscience de la part des gouvernements de la gravité du problème et de l’impact catastrophique qu’il a sur les prisons de la région », avertit M. Muñoz.

Par exemple, à New York, la libération de 1.100 personnes a été ordonnée il y a quelques semaines, et en Californie, 3.500 personnes qui étaient sur le point de purger leur peine pour des crimes non violents ont bénéficié d’une libération anticipée. Au Salvador, ce chiffre est de quelques centaines, tout comme au Chili ou en Argentine. Mais il s’agit là de pourcentages minimaux.

Muñoz conclut sur cet avertissement : « Une flambée de COVID-19 dans les prisons représente également une menace pour le grand public ; si une telle flambée devait se produire dans les prisons, le virus s’échapperait.» C’est un foyer d’incubation et de transmission extrêmement dangereux pour les populations alentour et pour [l’ensemble de] la population.

This article has been translated from Spanish.

Juan Martínez D’Aubuisson a participé à la réalisation de cette chronique depuis le Salvador.