La Covid-19 incitera-t-elle à motiver les entreprises à mettre en place de meilleures chaînes d’approvisionnement ?

Près de 30 années de croissance à deux chiffres ininterrompue et une intégration complète au sein de l’économie mondiale ont valu à la Chine son surnom d’« atelier du monde ». C’est une description fidèle : la Chine est la deuxième économie mondiale, le deuxième centre de production et le plus grand marché de consommateurs du monde. Mais l’arrivée d’un nouveau virus dans la ville industrielle chinoise de Wuhan, en décembre dernier, a été à l’origine de la plus grave situation d’urgence de santé publique en temps de paix de mémoire de l’humanité – qui va probablement donner lieu à la pire récession économique depuis la Grande dépression.

Au fur et à mesure de sa propagation, d’abord en Europe puis partout dans le monde, le coronavirus a pratiquement paralysé les chaînes d’approvisionnement mondiales, ce qui s’est traduit par la fermeture de millions d’entreprises qui dépendaient de la Chine pour tout ce qui va des matières premières aux débouchés commerciaux.

On n’avait jamais osé imaginer ce qui se passerait si le moteur productif chinois, sur lequel le monde s’appuyait depuis des décennies, commençait à avoir des ratés ; or, la Covid-19 l’a mis à l’arrêt des semaines durant.

Aujourd’hui, alors que le monde se déconfine lentement, nous sommes au bord d’une récession mondiale, l’OCDE prévoyant comme pire scénario une diminution de moitié de la croissance mondiale cette année, qui passerait de 2,9 % à 1,5 %. Quant à elle, l’Organisation internationale du travail (OIT) annonce que plus de 436 millions d’entreprises à l’échelle mondiale courent le risque d’être gravement perturbées, et 25 millions de personnes celui de perdre leur emploi.

Le moment est venu d’examiner de plus près de quelle manière améliorer les conditions de travail le long des chaînes d’approvisionnement mondiales. Pendant des décennies, les entreprises ont compté sur la solidité des infrastructures chinoises ainsi que sur la flexibilité et le faible coût de leur main-d’œuvre pour introduire des stratégies de réduction des coûts, ce qui a transformé le modèle de production dominant pour aller vers la production au plus juste, la délocalisation et l’externalisation.

Les travailleurs bientôt dans l’indigence

Ce sont les travailleurs qui ont payé le prix de cette aveugle poursuite du profit, en particulier ceux qui se trouvent au bout du bout des chaînes d’approvisionnement. Chaque jour, ils subissent de graves violations de leurs droits. Nombre de chaînes de valeur commencent ou aboutissent dans l’économie informelle, où les travailleurs ne sont pas couverts par la législation et où même le travail des enfants n’est pas une exception. Les pratiques de sous-traitance augmentent de manière exponentielle et la chaîne s’accroît et se complexifie, créant une complète absence de transparence.

Le coronavirus n’a fait que mettre en exergue ces défaillances structurelles. Les fermetures temporaires d’entreprises ont signifié pour leurs effectifs une réduction ou une suspension de salaire, au mieux, mais dans les pires situations, des pertes sèches d’emploi. Alors que la plupart des salariés des pays européens ont pu recevoir le soutien, ne serait-ce que partiel, de la sécurité sociale, dans ceux où la protection sociale est faible ou inexistante les travailleurs licenciés n’ont plus de revenus et nombre d’entre eux connaissent la faim ou la misère.

Le secteur de la confection de pays tels que le Bangladesh, le Cambodge, le Pakistan et la Birmanie (Myanmar) est en pleine crise depuis le début du mois de mars, lorsque les grandes marques de l’habillement ont annulé leurs commandes, entraînant la fermeture des usines. Au Cambodge, par exemple, les usines de confections emploient plus de 800.000 personnes, surtout des femmes, dont 100.000 avaient déjà perdu leur emploi à la fin du mois d’avril. Même si le gouvernement et les employeurs ont continué de payer 60 % du salaire minimum (près de 106 euros) aux ouvriers mis à l’arrêt depuis le mois d’avril, ce système ne saurait se poursuivre indéfiniment puisque les entreprises ne vont pas continuer de payer s’il n’y a pas de reprise de la production.

En Indonésie, les syndicats sont en train de mettre sur pied un régime de chômage dans le cadre du système de protection sociale. Un tel régime est conçu justement pour absorber ce type de risque ainsi que les pertes d’emploi qu’entraîneront la numérisation et le changement climatique à l’avenir.

Depuis 2016, l’OIT a entamé un processus visant à améliorer les conditions de travail dans les chaines d’approvisionnement mondiales, lequel devrait aboutir à l’adoption d’un nouvel instrument de l’OIT sur le travail décent dans les chaînes d’approvisionnement. Mais les employeurs semblent résister à l’idée de mesures contraignantes : ils avancent l’argument que ce ne sont pas les entreprises qui portent la responsabilité de l’exploitation des travailleurs, mais les gouvernements qui sont trop faibles pour faire respecter la législation existante. Par ailleurs, des négociations sont en cours au niveau des Nations Unies, de la Commission européenne et des gouvernements nationaux dans le but d’élaborer un instrument mondial contraignant sur les entreprises et les droits humains en vertu duquel on pourra demander des comptes aux entreprises si l’on détecte une exploitation des travailleurs ou d’autres infractions dans leurs chaînes d’approvisionnement.

Restructurer les chaînes d’approvisionnement

Il est possible d’adopter d’autres types de mesures : par exemple, l’Accord du Bangladesh sur la sécurité des bâtiments et la lutte contre les incendies, conclu en mai 2013 à la suite de la catastrophe du Rana Plaza qui avait entraîné la mort de plus de 1.100 personnes travaillant dans les usines de confection, a été lancé par les syndicats et les marques de la mode dans le but de protéger les travailleurs contre les abus et de veiller à la sécurité des usines. Entretemps, le programme Better Work de l’OIT s’emploie à améliorer les conditions de travail et à promouvoir le respect des droits des travailleurs dans des pays tels que l’Indonésie, le Vietnam, le Cambodge et la Birmanie.

Diverses initiatives syndicales apportent aussi une contribution significative à l’amélioration du travail décent dans les chaînes d’approvisionnement, entre autres en permettant de conclure des Accords-cadres mondiaux (ACM). L’un des ACM les plus connus, signé entre H&M, IndustriALL et le syndicat suédois IF Metall en 2015, protège les intérêts de 1,6 million de travailleurs du textile dans l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement de la société H&M. En Indonésie, le Protocole sur la liberté syndicale dans le secteur de l’habillement, introduit en 2010, appelle diverses marques, fournisseurs et syndicats à faire respecter la liberté syndicale dans les entreprises du secteur. Il existe en outre un programme de renforcement des compétences axé sur les syndicats actifs dans les entreprises sous-traitantes des multinationales en Asie ; ce programme est facilité par le syndicat belge ACV-CSC, avec la centrale KSBSI indonésienne, la confédération cambodgienne du travail et des organisations syndicales birmanes, vietnamiennes et des Philippines.

On observe une prise de conscience accrue de la nécessité de restructurer les chaînes d’approvisionnement, même au sein des entreprises multinationales qui tirent profit du système actuel.

La combinaison des coûts du travail en hausse, des tensions commerciales, des pressions exercées par les organisations pour pérenniser les chaînes d’approvisionnement, du débat sur la décroissance et, maintenant, de la crise de la Covid-19 sont autant d’éléments qui encouragent lentement les entreprises à diversifier leurs bases de production ainsi que leurs fournisseurs. Certaines entreprises s’efforcent de raccourcir leurs chaînes d’approvisionnement, diminuant le nombre de fournisseurs ; d’autres envisagent de rapprocher la production de leurs marchés principaux ou de leur siège ; d’autres encore testent de nouveaux modèles de production, tels que le recyclage et la réutilisation des matériaux.

En même temps, n’oublions pas que ces chaînes mondiales d’approvisionnement créent des emplois dans l’hémisphère Sud et qui, si on venait à les modifier radicalement, ferait perdre à ces travailleurs leur source de revenus. On ne peut qu’espérer que les gouvernements et les institutions internationales, sous la pression des syndicats et de la société civile, utilisent l’actuelle période de crise pour s’engager à mettre en place un cadre juridique qui fasse appliquer et garantisse le respect des travailleurs, des communautés et de l’environnement dans les chaînes d’approvisionnement de demain. Faute de quoi nous risquons de ne pas réussir à placer au cœur du monde du travail de l’après-Covid les droits humains, les droits syndicaux et les protections environnementales, mis en œuvre en vertu du devoir de diligence des entreprises envers les droits humains.