Menaces sur les avocats, derniers garants de l’indépendance de la justice en Turquie

Menaces sur les avocats, derniers garants de l'indépendance de la justice en Turquie

Monday, 22 June 2020. Around sixty lawyers and presidents of bar associations, who arrived on foot from all over the country, are prevented from entering the Turkish capital of Ankara. Police allowed the protesters, who were demonstrating against a government plan to reform bar associations, to enter the city after a 24-hour wait.

(Melih Özer)

Depuis janvier 2020, deux avocats turcs sont en grève de la faim et, au téléphone, leur collègue Ceren Uysal ne cache pas son inquiétude : « Ebru a commencé le 3 janvier, trente jours avant Aytaç, elle a perdu beaucoup de poids et pèse maintenant quarante-deux kilos. Ils sont tous les deux dans une situation critique », raconte-t-elle début juin, à Equal Times.

Depuis Vienne où elle vit désormais, Ceren suit de près la situation d’Ebru Timtik et Aytaç Ünsal, en prison depuis un peu plus d’un an. Comme eux, elle fait partie de l’Association des avocats progressistes (Çağdaş Hukukçular Derneği ou ÇHD), fondée en 1974. Avocate spécialisée en droit du travail pendant plus de dix ans en Turquie, elle y a adhéré alors qu’elle était étudiante : « J’ai toujours cru que cette association avait son importance en Turquie, surtout pour la défense des droits humains ». Membre du comité exécutif, elle défendait pro bono des personnes emprisonnées ou victimes de torture.

Tout bascule pour elle après le putsch manqué de juillet 2016. Alors que trois jours plus tard, l’état d’urgence est déclaré, Ceren Uysa quitte la Turquie.

« La situation était inconfortable et je sentais que si je restais, je risquais d’être poursuivie. Je ne voulais pas avoir à choisir entre la prison et l’interdiction de quitter le territoire ».

Trois mois après son départ, en novembre 2016, l’association d’avocats au sein de laquelle Ceren Uysal continue d’être engagée, également la plus ancienne du pays, est dissoute et désignée « organisation terroriste » par l’État turc. En mars 2019, 18 de ses membres, dont 6 détenus depuis plus d’un an, sont accusés par les autorités turques « d’appartenance à une organisation terroriste » et condamnés à des peines allant de 3 à 18 ans de prison.

« À travers leur grève de la faim, Ebru et Aytaç demandent le droit à un procès équitable », explique Ceren avant d’énumérer les nombreuses irrégularités de leur audience : l’impossibilité de la défense de contester les allégations des témoins, le refus de la Cour de recueillir les preuves soulevées par les avocats de la défense ou encore d’entendre leurs plaidoiries.

« Pour moi, la chose la plus importante à retenir est qu’en 2018, une première Cour avait ordonné leur libération. Mais deux jours plus tard, les juges ayant pris cette décision ont été remplacés par d’autres », termine Ceren.

Des avocats assimilés à la cause de leurs clients

Le 8 juin dernier, alors que la Cour Suprême annonçait avoir commencé à examiner l’appel des 18 avocats du ÇHD, le ministre de l’Intérieur a transmis un document de près de 76 pages aux médias turcs. Dans ce rapport consulté par Equal Times, le parti politique d’obédience marxiste-léniniste DHKP-C (Devrimci Halk Kurtuluş Partisi-Cephesi, ou Parti-Front révolutionnaire de la libération du peuple) est présenté comme une organisation terroriste que l’État tente de dissoudre. Le groupe de musique d’inspiration révolutionnaire Grup Yorum est accusé de faire partie de cette organisation, de même qu’Ebru Timtik et Aytaç Ünsal, avocats des musiciens régulièrement emprisonnés. Les grèves de la faim auxquelles ont récemment succombé deux musiciens du groupe et celles des deux avocats sont assimilées par l’État à des « actes terroristes ».

« Le plus grand problème aujourd’hui en Turquie, c’est que les avocats sont assimilés à leurs clients », rapporte à Equal Times Ayşe Acinikli, avocate des droits humains, avant de préciser que cela va à l’encontre de l’un des principes de base de l’ONU relatifs au rôle du barreau selon lequel l’avocat ne doit pas être assimilé à son client ou à la cause de son client.

Et l’avocate, qui ajoute qu’aucune preuve sérieuse ne montre leur appartenance à cette organisation, en sait quelque chose : en mars 2016, elle a elle-même été accusée d’appartenance à une organisation terroriste pour avoir défendu des confrères jugés pour leur défense d’Abdullah Öcalan, chef historique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Elle passera ainsi cinq mois derrière les barreaux, partageant sa cellule avec la romancière Aslı Erdoğan. Bien que libre aujourd’hui, son procès est toujours en cours.

« En Turquie, être accusé d’appartenir à une organisation terroriste est une accusation commune lorsque l’on travaille à la défense des droits humains et autres affaires politiques », explique Ayşe Acinikli. « L’État ne veut pas que l’on défende de tels cas, c’est leur manière de nous empêcher de faire notre travail ».

Si les avocats turcs faisaient déjà l’objet de telles accusations avant la tentative de coup d’État de 2016, les poursuites se sont depuis largement multipliées. Selon The Arrested Lawyers Initiative, ils seraient plus de 1.500 à avoir été poursuivis pour appartenance à une organisation terroriste depuis le putsch manqué. Dans un rapport datant de février 2020, ils affirment que jusqu’à présent, 345 avocats ont été condamnés à 2.158 ans de prison.

« J’ai été choquée de constater la situation de l’état de droit en Turquie », confie à Equal Times Helena Kennedy, Directrice de l’Association internationale du barreau (The International Bar Association ou IBA). « Le droit pénal et la législation sur le terrorisme permettent de justifier les arrestations, de criminaliser les avocats, alors qu’ils ne font qu’exercer leur profession. Les infractions sont vaguement définies et il y a une absence de preuves claires, c’est ce qui se passe dans les régimes oppressifs du monde ».

Des juges à la botte d’Erdoğan

« Très souvent, dans des affaires politiques, on a l’impression que les juges agissent en se demandant ce qu’aurait décidé Erdoğan » confie Ayşe Acinikli à Equal Times.

En effet, après la tentative de coup d’État de juillet 2016, le limogeage de près d’un tiers des magistrats que compte le pays a engendré la nomination par le Conseil des Juges et des Procureurs (Hâkimler ve Savcılar Kurulu ou HSK) de magistrats proches de l’AKP. Depuis la réforme constitutionnelle de 2017, le HSK qui compte 13 membres — dont six sont nommés par le président de la République et sept par le Parlement — est à la botte d’Erdoğan.

« Aujourd’hui on se retrouve en face de juges et procureurs incompétents, ils sont jeunes et ne connaissent pas la loi », peste Ayşe Acinikli, ajoutant qu’avant, pour accéder à l’oral du concours de la magistrature, les candidats devaient obtenir au moins 70/100 à l’examen écrit. « Après le putsh, voyant que les proches du pouvoir n’arrivaient pas à atteindre cette note, le gouvernement l’a supprimé ».

Et Mahmut Erol, son collaborateur de préciser : « La note a été remise en place depuis le 20 février 2020, mais c’est trop tard, l’AKP a déjà placé ses membres ».

Avocate pendant près de quinze ans à Istanbul, Ayşe Bingöl Demir se souvient quant à elle avoir souvent eu le sentiment de ne pas être entendue par les juges : « Lorsque je défendais des affaires politiques où il était question d’accusation de terrorisme, ou de crime contre l’État, j’avais l’impression que les juges arrivaient aux audiences avec une décision déjà prise, ou une opinion déjà faite sur les accusés, vus comme des ennemis de l’État ».

Pourtant, l’avocate qui vit désormais aux États-Unis continue de croire à l’importance du rôle des avocats en Turquie : « Tout d’abord pour soutenir notre client. Ensuite pour constater d’éventuels vices de procédures et ainsi pouvoir faire appel. Enfin, pour challenger les juges et procureurs, leur manière de voir les choses et de se conduire ».

C’est cette même raison qui a poussé Şiraz Baran à devenir avocat : « Je voulais défier le système judiciaire, me battre contre le gouvernement, l’État », raconte-t-il. Exerçant au barreau de Diyarbakir depuis cinq ans, il avoue lui aussi avoir régulièrement l’impression de faire office de figurant devant les juges. Il se souvient ainsi d’une affaire : en janvier 2018, il avait fait quatre heures de route sous la neige pour se rendre à Tunceli, et défendre un professeur accusé de faire partie du mouvement Gülen, qualifié depuis le putsch manqué de 2016 d’organisation terroriste.

« À la fin de ma plaidoirie, le juge n’a pas annoncé la pause qu’il prend habituellement avant de rendre sa décision et il a transmis une clef usb au greffier en disant que la décision était à l’intérieur ». Rédigée avant l’audience, la décision n’a même pas été déclarée à haute voix précise Şiraz Baran, avant d’ajouter que malheureusement, ces pratiques sont désormais courantes.

Mettre les barreaux au pas

Pour Cihan Aydın, bâtonnier du barreau de Diyarbakir, ce sont les informations judiciaires contre son barreau qui sont devenues chose commune.

Fin avril, il a été visé, avec le barreau d’Ankara, par une enquête pour « dénigrement des valeurs religieuses ». Les deux barreaux avaient exprimé leur soutien aux personnes LGBT suite à des propos homophobes tenus par Ali Erbaş, le directeur des affaires religieuses du pays. Apportant son soutien au religieux, Erdoğan en a profité pour affirmer sa volonté de réformer les modalités d’élections au sein des barreaux turcs.

« Si le gouvernement parvient à mettre en place cette réforme, il pourra contrôler le processus disciplinaire auquel sont soumis les avocats, les démettre de leurs fonctions… il aura alors la main mise sur les barreaux », s’inquiète Ceren Uysal.

Cihan Aydın craint quant à lui que les barreaux perdent l’une de leur fonction principale, celle de protéger l’état de droit et les droits humains. S’il précise que malheureusement certains barreaux soutiennent le gouvernement ou ignorent la politique détestable qu’il mène, lui, a l’habitude d’élever la voix et de critiquer l’État. L’enquête pour « dénigrement des valeurs religieuses » qui pèse contre son barreau est ainsi loin d’être la seule. Il vient en effet de recevoir une nouvelle notification concernant une déclaration qu’il a faite en avril 2019 à propos des crimes commis contre les Arméniens. « Ils ont ouvert une enquête pour l’utilisation du terme ‘génocide’ », termine-t-il.

« Selon les discussions qu’ont pu avoir certains barreaux avec le ministre de la Justice, le gouvernement estime que le système électoral des barreaux, un scrutin majoritaire, n’est pas démocratique », affirme Ayşe Bingöl Demir avant d’ajouter « Dans ce cas-là, l’élection d’Erdoğan à la majorité n’est pas démocratique non plus » !

Alors que les barreaux des grandes villes comme Istanbul, Ankara, Izmir et dans la région kurde sont majoritairement dans l’opposition et critiquent le gouvernement, l’idée de la réforme serait d’élire les représentants des barreaux à la proportionnelle, permettant ainsi à des avocats pro-AKP de former leur propre association de barreaux, bien qu’ils soient dans la même ville.

« Les avocats représentant tel ou tel barreau viendraient dire que ce que fait le gouvernement n’est pas problématique au regard de la loi et des droits humains, légitimant ainsi ses actions », s’inquiète Ayşe.

Afin de défendre leur indépendance, une soixantaine de barreaux ont, le 17 juin dernier, manifesté en scandant « La Défense ne peut pas être réduite au silence » avant d’entamer deux jours plus tard une « Marche de la défense » vers Ankara. Bloqués par la police aux portes de la ville, ils ont finalement pu entrer.

« Les barreaux sont désormais le dernier rempart de protection du système judiciaire turc », termine Şiraz Baran.

This article has been translated from French.