Honte et restrictions : l’Union européenne face au drame des déplacements forcés

Honte et restrictions : l'Union européenne face au drame des déplacements forcés

“A historic record was once again reached at the end of 2019, with 79.5 million people forcibly displaced from their homes and places of origin – people just like us, with very similar lives, needs and aspirations, but for whom concepts such as a dignified life, a home, rights, stability, wellbeing, security... are now just empty words.” Recent arrivals pictured at a registration centre in Lampedusa, Italy.

(EC Audiovisual Service/Mario Laporta)

Le contraste est brutal. D’une part, les déclarations successives d’inquiétude et de sympathie en réaction à chaque nouvelle tragédie humaine. Voire les promesses, comme vient de le faire la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui assure que la politique de l’Union européenne sur l’immigration et l’asile sera « solidaire et humaine ». Et de l’autre, une mer Méditerranée transformée depuis longtemps en un gigantesque cimetière où des épisodes tragiques, comme l’incendie du camp de réfugiés de Moria (Lesbos), montrent que l’approche choisie est, au contraire, fondamentalement non solidaire, sécuritaire et inhumaine.

Il en est ainsi depuis 1999, lorsque l’UE a jeté les bases d’une politique commune d’asile et d’immigration, axée sur la gestion policière des frontières intérieures et extérieures et sur la coopération entre les États membres. Ces derniers s’engageaient à se répartir la charge, tout en affirmant vouloir conjuguer leurs efforts afin de garantir un traitement équitable des étrangers se trouvant sur le territoire de l’UE et combattre les mafias qui se livrent au trafic de personnes en situation désespérée. Face à cette approche légitime (bien que discutable et insuffisante), on a vu, dans la pratique, prévaloir le court-termisme et le nationalisme le plus revêche de certains gouvernements nationaux hantés, d’une part, par l’obsession de ne pas perdre le contrôle de leurs frontières et, d’autre part, par la crainte que leurs adversaires politiques puissent tirer un avantage électoral de toute mesure conforme aux principes qui nous définissent en tant que démocraties à part entière.

Ce qui explique pourquoi, dans un « chacun pour soi » désespéré et suicidaire, les deux parties aient choisi de renforcer de manière ostensible une politique éminemment sécuritaire, qui se borne à gérer les conséquences de tant d’erreurs accumulées.

Ces erreurs commencent par un exercice d’amnésie collective auto-induite autour des responsabilités historiques communes, elles-mêmes à l’origine de situations qui, à terme, engendrent des vagues croissantes de déplacements forcés.

Les flux migratoires actuels vers le territoire de l’Union européenne s’expliquent, en grande partie, par une ingérence occidentale prolongée sur les plans géopolitique et géoéconomique, qui ne tient pas compte des souhaits et des besoins des populations locales. Il ne s’agit pas seulement d’événements survenus à l’époque coloniale, désormais formellement révolue, mais de pratiques qui se perpétuent encore aujourd’hui. Notamment l’exploitation sauvage de ressources d’autres nations et le soutien à des dirigeants qui se soucient davantage de défendre leurs privilèges personnels et corporatifs que de s’occuper de leurs concitoyens.

Pour couronner ce modèle de relations prédateur, on n’hésite pas à miser lourdement sur des dispositifs policiers (Frontex en tête), afin d’arrêter par la force ceux qui tentent d’atteindre ce qu’ils perçoivent, à tort, comme le paradis européen. Ce cadre est exacerbé par un nouveau mépris des règles les plus fondamentales du droit maritime, du droit international humanitaire et des engagements pris par chacun des 27 États membres lors de la signature de la Convention relative au statut des réfugiés (1951). Cet engagements les obligent à porter assistance et protection à toute personne cherchant à sauver sa vie, en fuyant une situation de violence ou une catastrophe naturelle.

Le dernier pilier de ce modèle sécuritaire consiste à obtenir la collaboration des gouvernements des pays de transit qui, en échange d’un soutien politique et économique, sont appelés à enrayer les flux de migrants vers l’Europe idéalisée et à accepter le rapatriement forcé vers leur propre territoire. Tout en sachant que laisser ces personnes atteindre ces frontières reviendrait à les laisser à la merci d’autorités qui ne se préoccupent guère de couvrir leurs besoins fondamentaux, ni de répondre à leurs demandes.

Si un tel cadre d’action est, en soi, critiquable pour tout ce qu’il implique en termes de manquement aux obligations, de non-respect des engagements internationaux et de collaboration à des atrocités persistantes aux mains des mafias et des gouvernements, il l’est encore plus pour la simple raison qu’il ne fonctionne pas. Entre-temps, comme le rappelle le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, un nouveau record historique a été battu à la fin de 2019, avec 79,5 millions de personnes déplacées de force de leur foyer et de leur pays d’origine. Des êtres humains comme nous, avec une vie, des besoins et des rêves très similaires, mais pour qui des concepts comme la vie digne, le foyer, les droits, la stabilité, le bien-être, la sécurité... ne sont aujourd’hui que des mots vides de sens.

Le problème n’est pas qu’ils viennent, mais qu’ils ne viennent pas

Voilà pourquoi, ne fût-ce que parce que nous savons déjà que ni un dispositif policier, ni un mur, aussi insurmontables et intimidants puissent-ils paraître, ne peuvent barrer le désespoir et l’aspiration à une vie digne, il nous faut tracer une voie alternative. Conformément à nos principes et à nos obligations, cette voie doit au moins tenir compte des nécessités impératives suivantes :

  • Mener un effort de pédagogie politique pour briser la désinformation et présenter la réalité telle qu’elle est. Cela implique de se rappeler que pas plus de 250 millions de personnes, soit seulement 3,3% de la population mondiale, résident en permanence dans un pays autre que celui où elles sont nées. Pour démonter l’argument de la prétendue invasion si habilement exploité par les populistes, il suffit de rappeler que neuf migrants africains sur dix et huit migrants asiatiques sur dix se déplacent vers un autre pays de leur propre continent. De même, face à l’argument du coût excessif qu’ils représentent pour les caisses de l’État, il est possible de démontrer, force preuves à l’appui, que les migrants contribuent beaucoup plus aux pays d’accueil qu’ils n’en reçoivent dans le cadre des politiques sociales. Cela vaut tant pour leurs contributions au marché du travail et aux finances publiques, par le biais des impôts, que pour le rajeunissement de sociétés particulièrement âgées comme celles de l’Europe des Vingt-Sept.
  • Explorer une nouvelle voie qui, dans une perspective qui ne peut être que multilatérale et pluridimensionnelle, vise à la pleine intégration sociale, politique et économique de ceux qui se trouvent déjà parmi nous, tout en luttant contre la xénophobie par le biais d’une action pédagogique conduite par les pouvoirs publics, les systèmes éducatifs et les médias ; et ainsi donner corps au concept d’égalité des chances. Cela implique également d’utiliser une partie des ressources considérables à notre disposition pour pallier leurs pénuries, du pays d’origine jusqu’au pays de destination, en leur redonnant la possibilité de déposer leurs demandes d’asile et de refuge dans les consulats et ambassades des pays de l’UE dans le pays d’origine. Et ce, sans avoir à risquer leur vie aux mains de mafias meurtrières afin de le faire physiquement dans le pays de destination.
  • Comprendre, enfin, que le problème n’est pas qu’ils viennent, mais qu’ils ne viennent pas. Compte tenu de notre situation et de nos perspectives démographiques, caractérisées par un faible taux d’accroissement naturel et un vieillissement galopant, force est de reconnaître que nous avons besoin de leur venue ; ce qui ne signifie pas, pour autant, qu’ils résoudront à eux seuls, notre problème. Pour parer aux inévitables répercussions découlant de mouvements de population incontrôlés, il s’agit de réfléchir à la manière dont nous pouvons contribuer à créer des conditions de vie dignes pour ces personnes dans leur lieu de résidence. Et nous pouvons d’emblée conclure que l’engagement mythique et inaccompli de consacrer 0,7 % du PIB national des pays riches aux pays les moins favorisés n’est pas suffisant. De plus en plus, il s’agit de repenser le modèle commercial en place, en aspirant à rendre celui-ci réellement équitable. Au même titre que l’architecture financière internationale discriminatoire qui caractérise notre époque, le traitement de la dette extérieure indûment accumulée par nombre de ces pays (ou plus exactement par leurs gouvernements) ou l’insuffisance des transferts de technologie qui engendre, entre autres, un grave fossé condamnant des régions entières.

Aussi serait-il possible, ne fût-ce que par pur égoïsme éclairé, de construire un projet très différent de celui qui existe actuellement. Un projet qui parte d’une prise de conscience du fait qu’il est aujourd’hui inconcevable de créer une forteresse impénétrable dans laquelle se cacher et se couper de ce qui se passe à l’extérieur. Dès lors, notre propre développement et notre propre sécurité exigent que nous soyons directement impliqués dans le développement et la sécurité de ceux qui nous entourent. Avec le projet qu’elle vient de présenter (ce 23 septembre) sous le titre grandiloquent de Pacte sur la migration et l’asile, la Commission européenne semble pour l’instant s’être mise au diapason (abolition du règlement de Dublin ; mise en place d’un mécanisme de solidarité...). Encore reste-t-il à voir si les 27 États membres, qui portent l’essentiel de la responsabilité et des compétences réelles dans ce domaine, sont prêts à le mettre en application.

This article has been translated from Spanish.