YouTubeurs du monde entier, unissez-vous ! – quand un mouvement de créateurs et un syndicat traditionnel unissent leurs forces 

YouTubeurs du monde entier, unissez-vous ! – quand un mouvement de créateurs et un syndicat traditionnel unissent leurs forces

In 2018, YouTube content creator Jörg Sprave formed the YouTubers Union after changes in the algorithm negatively impacted the video rankings and incomes of YouTubers. Following a popular campaign, the union manage to negotiate more rights and better conditions for content creators.

(True Images/Alamy Stock Photo)

[Cet article a été publié pour la première fois le 5 octobre 2020.]

Jörg Sprave a fabriqué son premier lance-pierre à l’âge de six ans, mais n’a pensé à renouer avec son hobby que près de 40 ans plus tard. Diplômé en économie, M. Sprave travaillait alors pour une société de logiciels de montage vidéo. Comme ils avaient besoin de contenu pour tester les téléchargements sur YouTube, M. Sprave a décidé de se filmer en train de fabriquer des lance-pierres.

Cinq ans plus tard, en 2013, Jörg Sprave a décidé de passer YouTubeur professionnel à temps plein. Sur sa chaîne, The Slingshot Channel, il publie depuis plus de huit ans des tutoriels et des commentaires sur des lance-pierres, des arbalètes, des armes blanches et des fusils à air comprimé faits maison. Sa chaîne a enregistré plus de 433 millions de vues et est suivie par plus de 2,6 millions de personnes.

En 2012, lorsque YouTube a ouvert son Programme partenaire au grand public, les créateurs de contenu pouvaient facilement monétiser leurs vidéos, à condition d’atteindre le seuil de visionnage requis et d’éviter les contenus et le langage controversés (à caractère sexuel ou violent). Toutefois, en 2017, la plateforme s’est trouvée en proie à une série de scandales lorsque des publicités ont été diffusées aux côtés de vidéos promouvant l’extrémisme et les discours de haine.

Plusieurs grands annonceurs ont retiré leurs publicités et une perte de revenus totale de 750 millions de dollars US a été prédite pour YouTube.

Le scandale et la chute résultante des revenus ont conduit YouTube à revoir ses algorithmes, entraînant un impact négatif sur le contenu et les revenus des créateurs. Nombre de YouTubeurs professionnels, dont Jörg Sprave, ont vu leurs vidéos démonétisées, mises en shadowban (bannissement furtif consistant à bloquer totalement ou en partie un utilisateur ou son contenu de telle sorte que celui-ci n’en ait pas conscience), voire leur chaîne fermée (temporairement), plongeant beaucoup d’entre eux dans le désarroi financier.

Selon M. Sprave, le plus problématique n’était pas tant le changement d’algorithme, mais le fait que la procédure et les nouvelles lignes directrices n’étaient pas clairement communiquées aux vidéastes. Même si YouTube constituait sa principale source de revenus, il disposait d’autres moyens de subsistance. Il estimait néanmoins de son devoir de riposter. C’est ainsi qu’en mars 2018, il a créé le YouTubers Union (YTU), dans le but de faciliter les échanges d’informations entre créateurs, d’organiser des campagnes de soutien et de discuter des changements intervenant sur la plateforme.

Unité et visibilité

La syndicalisation des travailleurs sur des plates-formes numériques géantes est encore relativement peu fréquente et se heurte à de nombreux obstacles, note le rapport de la Fondation Friedrich Ebert intitulé « Challenging the Giant » : Collective Action of Content Creators on YouTube (Niebler, Kern). Parmi eux, la « fragmentation organisationnelle ». Comme les travailleurs ne sont pas formellement intégrés au sein de l’organisation, ils « ne disposent pas du droit de négocier ou de s’organiser collectivement ». Ils sont, de surcroît, « confrontés à une fragmentation technologique, mêlée à de fortes asymétries d’information, qui les empêchent de communiquer entre eux », ainsi qu’à une fragmentation géographique, dans la mesure où ils vivent et travaillent dans différentes régions du monde et sont soumis à des législations différentes.

Il existe, cependant, un autre défi de taille, selon M. Sprave : les différences idéologiques. « Le groupe réunit des personnes de convictions politiques diverses. Il y a des chaînes de droite et des chaînes de gauche, et tout ce qui se situe entre les deux. » M. Sprave a indiqué clairement que le syndicat n’a pas été mis sur pied pour débattre de différences politiques et idéologiques.

« L’objectif que nous nous sommes fixé était d’améliorer les conditions de travail des YouTubeurs. Nous avons déclaré être totalement neutres en ce qui concerne le contenu – pour autant que la chaîne se conforme aux critères de la plateforme. »

En d’autres termes, le YouTubers Union n’a pas appuyé les demandes de ceux qui voulaient que YouTube autorise la diffusion de vidéos encourageant les discours de haine et les théories du complot. M. Sprave tient à préciser qu’il n’a jamais souhaité « couler YouTube ou lancer une autre plateforme », ni exigé que les créateurs de contenu deviennent des employés de YouTube. « Nous voulions juste un partenariat équitable », explique-t-il.

Le YTU a été constitué initialement sous la forme d’un groupe Facebook qui a permis à Jörg Sprave, non seulement de partager des mises à jour ponctuelles, mais aussi de réaliser des sondages pouvant servir d’outil de prise de décision collective. Il existe, cependant, toujours une hiérarchie au sein du groupe dont M. Sprave modère le contenu. « Si des personnes font des choses que nous désapprouvons, nous supprimons le contenu et les excluons », explique-t-il. En septembre 2018, Jörg Sprave a publié une vidéo au nom du YouTubers Union intitulée Debunked: YouTube caught lying! (YouTube prise en flagrant délit de mensonge), dans laquelle il critiquait les processus de communication opaques et trompeurs du géant de la tech. Suite à cette action, YouTube a invité M. Sprave à plusieurs réunions avec des membres de son équipe.

Succès de la campagne FairTube

Malgré un début de syndicalisation fructueux, aucun accord institutionnel n’a été conclu et en 2018, YTU a décidé de s’associer à un syndicat traditionnel – IG Metall (le syndicat allemand des métallurgistes). Fondé en 1949, il représente plus de 2,2 millions de travailleurs en Allemagne.

IG Metall avait déjà participé à d’autres campagnes qui visaient à améliorer la transparence et les conditions de travail des travailleurs des plateformes numériques, qui sont généralement considérés comme des indépendants. « Nous travaillons avec des plateformes qui ont souscrit au Code de conduite sur le Crowdsourcing et gérons le bureau du médiateur chargé de régler les différends entre les travailleurs des plateformes numériques et les plateformes elles-mêmes », explique Michael « Six » Silberman, chargé de communication pour le projet Crowdsourcing d’IG Metall.

Même si les créateurs étaient familiarisés avec l’écosystème YouTube, ils ne disposaient pas des ressources nécessaires pour y naviguer. « Le syndicat IG Metall, quant à lui, disposait de moyens financiers, d’avocats et d’influence politique », a indiqué M. Sprave. Les moyens juridiques et financiers étaient importants en vue de poursuivre YouTube en justice. Les membres du YTU ont été invités à approuver la coopération par le biais d’un sondage sur Facebook et à voter sur des revendications communes. Tout le monde n’était pas emballé par ce partenariat.

« Certaines personnes aux États-Unis se sont dites révoltées à l’idée que nous fassions équipe avec un syndicat. Les syndicats n’y sont pas très bien vus », souligne M. Sprave.

Pour l’IG Metall, il était important de s’assurer que la communication serait conforme à ses lignes directrices. « Les discours haineux, le racisme, le sexisme, l’homophobie, la xénophobie, etc. ne sont les bienvenus dans aucune de nos initiatives. Nous n’hésitons pas, par exemple, à supprimer de nos chaînes en ligne tous commentaires présentant l’une de ces caractéristiques », explique M. Silberman.

En juillet 2019, le YTU et l’IG Metall ont lancé conjointement la campagne FairTube qui comportait trois volets principaux : une vidéo virale de 14 minutes dans laquelle Jörg Sprave exposait de quelle manière « YouTube semble ne plus vouloir de YouTubeurs indépendants », le site Internet de la campagne et six revendications adressées à YouTube. Les principaux leviers de pression comprenaient la possibilité de recours en justice contre YouTube/Google pour faux travail indépendant et violation du Règlement général sur la protection des données (RGPD) de l’UE, outre des « attaques concertées contre des enseignes » (qui verraient les YouTubeurs se mobiliser en masse pour créer des vidéos jetant le discrédit sur YouTube). La campagne a suscité beaucoup d’intérêt – la taille du groupe Facebook du YTU a presque doublé au cours de la campagne – et YouTube était disposée à négocier.

Grâce à la campagne, les créateurs sur YouTube bénéficient d’une plus grande transparence (les algorithmes sont à présent expliqués en détail), de règles plus claires, d’une meilleure communication avec YouTube, d’un pouvoir de médiation (l’accès aux hauts responsables de YouTube pour contester les décisions concernant l’annulation ou la démonétisation), ainsi que d’une participation accrue (YouTube invite désormais ses créateurs de contenu à soumettre leurs avis sur les innovations).

Bien qu’il se dise satisfait de ces changements, M. Sprave a précisé qu’il envisageait de d’enregistrer officiellement FairTube au statut d’association, et d’ouvrir celle-ci aux travailleurs d’autres plateformes (tels que les chauffeurs Uber) qui souhaiteraient mettre en commun leur savoir et leurs ressources afin d’organiser de meilleures conditions pour l’ensemble des travailleurs des plateformes.

Cet article a été co-produit avec la FES (Friedrich-Ebert-Stiftung) dans le cadre de la série ’Syndicats en Transformation 4.0’.