En Inde, un jeune entrepreneur connecte les musiciens folkloriques avec le monde – à partir de son sac à dos

En Inde, un jeune entrepreneur connecte les musiciens folkloriques avec le monde – à partir de son sac à dos

Abhinav Agrawal (centre) sits with folk musicians as he sets up his mobile studio in Jaisalmer, Rajasthan, India.

(Anahad Foundation)

En 2011, alors qu’Abhinav Agrawal étudiait l’architecture dans la ville de Bhopal, dans le centre de l’Inde, il avait coutume de prendre chaque week-end un train au hasard pour partir à la découverte des différentes régions du pays. Mu par une passion pour la richesse des styles, des sonorités et des instruments de son pays, outre sa formation de chanteur classique et de joueur de tabla, son exploration des musiques traditionnelles régionales l’a conduit au gré des villes les plus animées et des bourgades les plus reculées de l’Inde.

Équipé, en tout et pour tout, d’un ordinateur portable, d’une carte son et d’un micro, il enregistrait la musique des artistes qu’il rencontrait au hasard de ses pérégrinations et leur gravait des CD gratuitement. « Les musiciens ont commencé à m’appeler pour me dire qu’ils voulaient plus de CD car des gens leur avaient acheté ceux que je leur avais offerts », explique M. Agrawal, 28 ans. « J’ai vu se dessiner une sorte de tendance où, plutôt que de dépendre de la générosité des étrangers, les musiciens avaient désormais la possibilité de gagner de l’argent grâce à leur art. »

Pour Abhinav Agrawal, la motivation derrière cet investissement de temps et d’argent tenait à un souci de « préservation » de ses « souvenirs d’enfance ». Ayant grandi à Bulandshahr, petite ville du nord de l’Inde, il s’est initié à la musique classique indienne par le truchement des traditions musicales locales du chaiti et du kajari. Cependant, à mesure que l’urbanisation croissante empiétait sur la nature, les musiques traditionnelles qui lui étaient associées ont petit à petit commencé à disparaître, elles aussi. Chantées dans les villes et villages de l’Uttar Pradesh et du Bihar, les textes de ces styles musicaux sont profondément inspirés des fêtes saisonnières et du patrimoine naturel de la région. Les chants du chaiti sont généralement interprétés pendant le mois sacré de Chait, entre mars et avril, et célèbrent dans la tradition hindoue la naissance et la gloire du roi Rama. Les paroles des chants kajari évoquent, quant à elles, la mousson et la nostalgie éprouvée par l’épouse pour son mari parti travailler à la ville.

Après quatre ans d’enregistrements informels, en 2016, Abhinav Agrawal a décidé de créer l’Anahad Foundation, une ONG basée à New Delhi qui a vocation à autonomiser les communautés de musiciens traditionnels de l’Inde rurale en mettant à leur disposition des technologies de production, d’enregistrement et de réalisation de vidéos, et en leur offrant la possibilité d’une présence numérique gratuite. Le site Internet de la fondation héberge actuellement plus de 1.000 artistes et ensembles musicaux des États indiens de l’Himachal Pradesh, du Jharkhand, du Karnataka, du Pendjab et du Rajasthan, que les visiteurs peuvent rechercher par région, par communauté (tribu), par instrument et par style.

Depuis des générations, les musiciens folkloriques indiens mènent une vie souvent précaire, se déplaçant de village en village et de ville en ville pour animer les mariages, les festivals et autres événements en public.

Abhinav Agrawal explique à Equal Times que pour ces artistes, l’enregistrement d’une seule chanson dans un studio professionnel représente un coût de quelque 25.000 roupies indiennes (340 dollars américains), sans compter les frais logistiques supplémentaires liés au déplacement vers la ville la plus proche. Si une telle dépense est inconcevable pour la grande majorité des musiciens folkloriques, il est tout aussi inconcevable, dans le contexte actuel, de gagner décemment leur vie sans enregistrer leur musique et sans avoir de présence en ligne. Selon les informations publiées sur le site Internet de l’Anahad Foundation, 70 % des musiciens indiens appartiennent à la catégorie de la « musique traditionnelle », mais ne gagnent que 2 % des revenus de l’industrie, du fait de la nature informelle de leur travail.

La pandémie de Covid-19 est venue bouleverser leur existence déjà précaire en raison des nouvelles restrictions imposées aux spectacles en public, dans le cadre des mesures déployées par l’Inde pour contenir le nombre de décès dus au coronavirus, l’un des plus élevés au monde. Peinant à subvenir à leurs besoins essentiels, certains artistes ont dû recourir à des petits boulots souvent ingrats afin de pouvoir joindre les deux bouts. Une situation qui souligne d’autant plus le rôle crucial joué par l’Anahad Foundation.

Un studio dans un sac à dos

La fondation choisit de collaborer avec les musiciens folkloriques en fonction de ceux qui sont le plus susceptibles de bénéficier de l’aide (en raison de leur situation sociale ou économique défavorable) et de l’intérêt qu’ils présentent pour le monde entier (parce qu’ils jouent d’un instrument rare ou qu’ils sont issus d’une des tribus minoritaires de l’Inde). Alors qu’au départ, M. Agrawal allait lui-même au contact des musiciens, le renom de la fondation et la communauté grandissante dont elle s’entoure ont fait que ce sont désormais les artistes qui initient le contact.

L’Anahad Foundation enregistre quatre chansons et deux vidéos en haute résolution pour chaque ensemble folklorique. Elle créé également un site associé avec des photos, des biographies professionnelles et les coordonnées de chaque artiste, afin de permettre aux personnes intéressées de prendre directement contact avec les musiciens. Des stages sont également proposés aux musiciens sur la commercialisation de leur musique par le biais des droits d’auteur et de la distribution, de même que des formations s’adressant aux jeunes férus de technologie, qui portent sur des aspects plus techniques du management musical : comment assurer un marketing efficace des musiciens, gérer les playlists pour les concerts, fixer les structures tarifaires et négocier les paiements des clients. Cependant, l’outil le plus puissant permettant à l’Anahad Foundation de porter la production musicale jusqu’aux villages les plus reculés de l’Inde est le « Backpack Studio ». Un studio portable unique conçu par l’ingénieur du son Gael Hedding, lauréat du Latin Grammy Awards.

Cet enregistreur sans fil de haute qualité muni de 12 entrées micros permet d’enregistrer trois jours durant sur une seule charge – chose indispensable dans les villages indiens où l’électricité est à la fois rare et sporadique.

L’un des aspects les plus remarquables du travail de la Fondation est qu’elle ne facture aucun de ses services aux musiciens – et ne les rémunère pas directement. Titulaire d’un master en Global Entertainment & Music Business de Berklee Valencia, en Espagne, M. Agrawal a créé une entreprise sociale où l’argent gagné par un ensemble est directement réaffecté au financement d’un autre. La monétisation des enregistrements d’Anahad se fait généralement par le biais des redevances perçues lorsque les chansons enregistrées par ses soins sont diffusées sur des services de streaming comme YouTube et Spotify, ou lorsque des droits sont perçus pour la diffusion de la musique dans des publicités, des films et des documentaires. « Nous ne rémunérons pas les sessions d’enregistrement des musiciens, car ils tiendraient alors pour acquise la gratuité de la création du portfolio numérique qu’on leur offre », explique Abhinav Agrawal. « Nous voulons qu’ils y voient un investissement de part leur temps. Tous les revenus générés permettent d’aider d’autres artistes et de créer de nouveaux portofolios. »

Pour Kasam Khan, 42 ans, de Phaloudi au Rajasthan, l’enregistrement de son ensemble musical folklorique de sept membres, réalisé par Anahad en 2017, lui a permis de lancer sa propre carrière musicale. « La qualité des vidéos d’Anahad est vraiment bonne », souligne M. Khan, chanteur et joueur d’harmonium avec 16 années d’expérience professionnelle à son actif. « J’ai eu beaucoup de travail grâce à eux. » M. Khan se félicite d’avoir décroché plusieurs dates de spectacles à Mumbai et à Delhi grâce au fait que des impresarios ont pu découvrir son travail en ligne. Il précise qu’il vient d’enregistrer une chanson avec le célèbre chanteur et compositeur de musique indien Ankur Tiwari et qu’il est également en pourparlers avec des producteurs en vue d’une collaboration sur un film de Bollywood l’année prochaine. « Une bonne voix est un vrai trésor », dit M. Khan. « Mais pour être découverte, il faut qu’elle soit enregistrée. »

Défis et projets futurs

Au fil des ans, la Fondation a dû affronter de nombreux défis. « L’immense majorité des musiciens que nous rencontrons n’ont jamais fait d’enregistrement », explique-t-il. « Ils ignorent les avantages de l’enregistrement et il faut remuer ciel et terre pour les en convaincre. » Selon Shuchi Roy, directrice de la Fondation Anahad et avocate spécialisée dans la propriété intellectuelle, les musiciens populaires se montrent souvent nerveux lorsqu’elle leur explique les aspects juridiques liés aux droits d’auteur de leur musique. « À ce jour, je n’ai pas rencontré un seul artiste de musique traditionnelle qui sache ce qu’est un droit d’auteur ou qui en ait fait la demande », explique Mme Roy. « La musique folklorique se trouve dans le domaine public, autrement dit personne n’en est propriétaire. Les grands noms de l’industrie musicale [indienne] utilisent souvent la musique folklorique gratuitement. »

Mme Roy oriente également les musiciens folkloriques à travers les méandres des contrats juridiques – elle apprend notamment aux artistes à se servir de mémos vocaux pour la prise de notes lorsqu’ils ne savent pas écrire ou taper. « Ces dernières années, j’ai reçu de nombreux contrats d’artistes associés à l’Anahad Foundation », explique Mme Roy. « Ils me demandent de les examiner avant de les signer ou de les aider à renégocier les conditions de paiement. Il n’y a pas beaucoup de musiciens folkloriques qui font cela. »

Obtenir des fonds en soutien à la vision de la fondation Anahad n’a pas été chose facile. S’agissant d’une organisation à caractère caritatif, il n’était pas possible de répliquer des modèles d’entreprise à but lucratif. Qui plus est, compte tenu des niveaux d’investissement historiquement faibles du gouvernement indien dans l’art et la culture, Anahad est fortement tributaire des budgets alloués dans le cadre de la responsabilité sociale des entreprises et des initiatives philanthropiques. Selon Abhinav Agrawal, les entreprises préfèrent investir dans des initiatives liées à l’éducation, à l’assainissement et à la réduction de la pauvreté.

« Même les [entreprises] qui soutiennent la culture cherchent généralement à préserver quelque chose de tangible, comme des monuments », explique Abhinav Agrawal. « La musique folklorique est intangible. »

Malgré ces écueils, la fondation Anahad a récolté plus de 400.000 dollars auprès de bailleurs de fonds tels que Infosys Group, Google et la Harish & Bina Shah Foundation, ce qui lui a permis d’investir dans des milliers d’artistes, dont beaucoup se sont produits dans le monde entier grâce à la visibilité accrue dont ils ont bénéficié. Les huit derniers mois ont, cependant, vu les enregistrements mis en pause pour cause de pandémie. Selon M. Agrawal, toutefois, l’importance de leur travail n’a cessé de s’accroître. « Les artistes qui ont déjà enregistré avec nous dépendent de notre portfolio numérique pour leur travail. Les musiciens folkloriques font aussi plus activement appel à nous qu’auparavant pour enregistrer et retravailler leurs arrangements. »

Abhinav Agrawal collabore en ce moment à deux projets avec la fondation. Le premier est un atelier de renforcement des compétences qui, espère-t-il, insufflera un nouvel élan à la musique folklorique. Au cours de ces sessions, un groupe de musique traditionnelle sera encadré par un auteur-compositeur renommé de l’industrie musicale pour écrire de nouvelles compositions dans leur style traditionnel. Quant à la deuxième initiative, il s’agit d’une appli qui permettra aux musiciens de suivre la courbe de popularité de leur musique dans le domaine public et de percevoir des droits d’auteur. Selon M. Agrawal, cette appli dont le lancement est prévu pour avril 2021, viendra combler une lacune cruciale sur le marché : à savoir, la carence de solutions de marketing et de distribution pour la musique folklorique dans les circuits de grande diffusion. « Aucun label musical n’est prêt à engager des artistes folkloriques car ils estiment que la musique qu’ils produisent est traditionnelle et, dès lors, dépourvue de valeur intellectuelle », dit-il. « C’est pourquoi nous [Anahad] créons notre propre canal de distribution par le biais de l’application. »

Abhinav Agrawal avertit toutefois que la fondation Anahad ne peut, à elle seule, maintenir en vie la musique folklorique indienne. Il espère que les instances gouvernementales et d’autres organisations pourront mettre au point des solutions novatrices pour aider les artistes folkloriques à créer des moyens de subsistance durables, notamment des musées et des festivals de musique folklorique. En attendant, il se réjouit de savoir que sa fondation joue un rôle majeur dans la préservation du patrimoine inestimable de l’Inde. « Tous les professeurs auprès desquels je me suis initié aux musiques traditionnelles rêvaient de la même chose : de voir un jour leurs chansons enregistrées en studio », a confié Abhinav Agrawal. « À leurs yeux, le fait de disposer de leurs propres albums leur permettrait de gagner plus de respect – et ils se verraient en quelque sorte immortalisés grâce à leur musique. » Aujourd’hui, il aide de nombreux musiciens de talent à œuvrer vers cette immortalité. « Quand nous enregistrons un groupe de musique folklorique et que nous leur faisons écouter le résultat, il n’est pas rare que le chanteur fonde en larmes. Il est à ce point ému par la qualité du son de sa propre voix. »