Sur la route migratoire des Balkans, les réfugiés et les bénévoles sont confrontés à une hostilité croissante

Un soir de septembre 2020, alors que Zehida Bihorać Odobašić rentrait chez elle en voiture, une voiture lui a bloqué le passage. Deux hommes et une femme en sont sortis, se sont approchés de son véhicule et ont commencé à la menacer. « Ils ont dit que j’étais une traîtresse envers mon peuple, que je devrais partir en Afghanistan ou en Syrie puisque j’aime tellement “ces gens” », se souvient-elle.

Mme Bihorać Odobašić vit à Velika Kladuša, une ville de Bosnie-Herzégovine proche de la frontière croate. Au cours des trois dernières années, la région est devenue un point de chute pour les migrants qui tentent de se rendre dans les pays de l’Union européenne en passant par les Balkans.

La route des Balkans a commencé à faire la une des journaux en 2015, lors de la « crise des réfugiés », lorsque des milliers de personnes originaires de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan (mais aussi d’Afrique du Nord, de l’Ouest et de l’Est) ont tenté de rejoindre l’Europe du Nord et de l’Ouest à travers la Turquie, la Grèce, la Macédoine du Nord, la Serbie, la Croatie et la Hongrie.

À la suite de l’accord UE-Turquie conclu en 2016, la route a été officiellement « fermée ». Dans le même temps, la Hongrie a commencé à renforcer la présence de sa sécurité à sa frontière sud. De ce fait, les réfugiés ont trouvé une nouvelle voie d’accès à l’UE en passant par la Bosnie-Herzégovine.

Selon les chiffres publiés par le HCR, environ 70.000 personnes sont arrivées en Bosnie depuis janvier 2018. Seule une petite proportion a demandé l’asile (244 demandes ont été enregistrées et une personne a obtenu l’asile en 2020), tandis que la plupart ont essayé de se rendre en Europe occidentale via la Croatie, le voisin de la Bosnie membre de l’UE.

Cependant, l’UE a renforcé ses frontières et le passage en Croatie est devenu extrêmement difficile. Des activistes, des bénévoles et des organisations internationales ont documenté des milliers de cas de refoulements illégaux effectués par la police croate, souvent accompagnés de violence. On a même constaté des refoulements en chaîne (les migrants étant renvoyés par la police d’un pays à l’autre) depuis la Slovénie et l’Autriche jusqu’en Bosnie.

À mesure que le nombre de migrants bloqués en Bosnie-Herzégovine a augmenté, l’animosité à leur égard — et à l’égard de ceux qui les aident — s’est intensifiée. « On a constaté un réel basculement du discours politique et de l’opinion publique à l’égard des migrants », déclare Nicola Bay, du Conseil danois pour les réfugiés. « Le changement a été assez remarquable en ce qui concerne les médias », déclare-t-il dans une interview sur Skype accordée à Equal Times. Sur le terrain, cela se traduit par des restrictions sévères appliquées par les autorités locales lors de toute tentative d’assistance aux migrants à l’extérieur des camps.

Le ressentiment se renforce en Bosnie

Lorsque les premières personnes déplacées ont commencé à traverser la Bosnie-Herzégovine, les citoyens de tout le pays se sont mobilisés pour leur venir en aide. Nombreux étaient ceux qui se rappelaient la guerre et la crise humanitaire qui avaient ravagé leur pays dans les années 1990 et qui pouvaient s’identifier à ces personnes désespérées qui fuyaient la guerre et la persécution.

Aujourd’hui cependant, alors que de nombreux Bosniaques continuent d’aider les réfugiés bloqués dans leur pays, le mécontentement lié au fait que ce qui était autrefois une crise de l’UE a été en partie sous-traité à la Bosnie est devenu plus visible. La tension est particulièrement évidente dans le canton d’Una-Sana, la région du nord-ouest où se trouve Velika Kladuša, et où la plupart des réfugiés sont coincés (souvent pendant des mois) en essayant de rejoindre la Croatie.

Depuis des années, les autorités d’Una-Sana font valoir que les camps officiels de leur région, financés par l’UE et gérés par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), constituent un facteur d’attraction pour les migrants qui viennent en Bosnie. Fin septembre 2020, des centaines de réfugiés se sont retrouvés à la rue lorsque les autorités d’Una-Sana ont fermé le camp de Bira, qui peut accueillir 1.500 personnes à Bihać, la ville principale de la région. Les autorités ont également menacé de fermer un autre camp, Miral à Velika Kladuša, pouvant accueillir 1.000 personnes.

En décembre 2020, lorsque le camp de Lipa, un hébergement temporaire ouvert en avril 2020 pour accueillir les réfugiés pendant la crise du coronavirus, a été fermé puis détruit par un incendie, plus de 1.000 personnes ont dû dormir dans la rue en raison d’un désaccord entre le gouvernement national et les autorités locales sur la question de savoir qui devait accueillir les réfugiés.

En Bosnie, la politique migratoire relève globalement de la compétence du ministère national de la Sécurité, mais ce sont les autorités locales qui supervisent la recherche et l’approbation de lieux appropriés pour accueillir les réfugiés.

En janvier, la Commission européenne a promis un financement humanitaire supplémentaire de 3,5 millions d’euros destinés à apporter des fournitures et un soutien d’urgence aux réfugiés en Bosnie-Herzégovine. L’UE a également exhorté les autorités bosniaques à reconstruire le camp de Lipa, dénonçant les conditions de vie des réfugiés dans le pays comme « totalement inacceptables ».

Mais dans le canton d’Una-Sana, les autorités locales et la population ont le sentiment d’avoir été abandonnées pour assumer seules ce fardeau quotidien. Cette situation a conduit à un discours anti-migration de plus en plus présent, qui s’est intensifié à l’approche des élections locales du 15 novembre 2020. L’un des candidats à la mairie d’Una-Sana, Sej Ramić, a articulé toute sa campagne sur un discours antimigrants.

Ramić est l’un des administrateurs du groupe Facebook « Stop the invasion of migrants!Association of the citizens of Bihać » (« Stop à l’invasion des migrants ! Association des citoyens de Bihać »). Avec plus de 10.000 membres, le groupe diffuse fréquemment des informations mensongères et des discours de haine à l’encontre des migrants et des réfugiés. Il prend également pour cible les bénévoles et les activistes en publiant leurs photos et leurs informations privées. Dans les commentaires, on peut souvent trouver des insultes ou lire des invitations à « leur donner une leçon ».

Des photos de Mme Bihorać Odobašić ont été publiées dans ce groupe et dans d’autres groupes similaires. Elle déclare avoir essuyé des insultes alors qu’elle se promenait dans le centre-ville et avoir été agressée physiquement en septembre. Bien qu’elle s’en soit échappée indemne, elle s’est rendue directement à la police pour signaler l’incident : « La police m’a répondu qu’il n’y avait aucune preuve de mes allégations », se souvient-elle. Ils lui ont conseillé d’abandonner la plainte.

En Croatie, interruption de l’aide

De l’autre côté de la frontière, en Croatie, les bénévoles qui aident les réfugiés sont dans la ligne de mire des autorités. « Tout a commencé lorsque nous avons porté le thème des refoulements et de la violence policière à l’attention du public. Et la situation s’est aggravée après la mort de la petite Madina, une fillette de six ans qui a été refoulée illégalement en Serbie avec sa famille », explique Ana Ćuća du Centre for Peace Studies (CMS), basé à Zagreb, l’une des organisations qui soutiennent les réfugiés et les demandeurs d’asile depuis plus de dix ans.

Madina Hosseini a été tuée par un train au petit matin du 22 novembre 2017, parce qu’elle et sa famille (des réfugiés afghans) ont été forcées par des officiers de police croates de suivre la voie ferrée en direction de la ville serbe de Šid. Après sa mort, CMS et Are You Syrious, une autre ONG qui se consacre à l’aide aux réfugiés le long de la route migratoire des Balkans, ont soutenu la famille Hosseini et ont attiré l’attention du public sur leur dossier.

« C’est à ce moment que nous avons commencé à subir des pressions de la part du ministère de l’Intérieur. Par exemple, lorsque nous avons programmé une conférence de presse pour partager publiquement plus de détails sur la mort de Madina, la police est allée frapper à la porte de tous ceux qui étaient censés parler au journaliste. Les gens étaient convoqués pour des “entretiens d’information” au poste de police, fixés à l’heure exacte de la conférence de presse », se souvient Mme Ćuća dans une interview téléphonique accordée à Equal Times.

Mme Ana Ćuća déclare également que le ministère de l’Intérieur a influencé la manière dont les ONG sont présentées dans les médias. Les noms d’organisations comme CMS et Are You Syrious ont commencé à être mentionnés dans le même contexte que celui de trafiquants. « Le ministre de l’Intérieur Davor Božinović a déclaré que nous distribuions nos numéros de téléphone, de l’argent et des cartes montrant les meilleurs itinéraires pour entrer en Croatie, aux réfugiés à la frontière serbe », se souvient Mme Ćuća, affirmant que cela était faux et non étayé par des preuves. « Ce genre de discours a changé l’image publique des ONG qui aident les réfugiés dans le pays », estime-t-elle.

En avril 2018, Dragan Umičević, un volontaire de l’ONG Are You Syrious, a été accusé d’avoir commis un délit en aidant des ressortissants de pays tiers à traverser illégalement la frontière croato-serbe. Selon Mme Ćuća, M. Umičević ne faisait qu’accompagner une famille de réfugiés au poste de police le plus proche afin qu’ils puissent introduire une demande d’asile, mais il s’exposait à une peine d’emprisonnement et à une amende de 43.000 euros (52.239 dollars US). Lors d’un jugement non définitif, il a été condamné à payer 60.000 kunas (environ 8.000 euros ou 9.700 dollars US).

« Nous avons arrêté [d’accompagner les réfugiés aux postes de police pour qu’ils puissent y demander asile] en 2018. De plus en plus souvent, au lieu de pouvoir apporter un soutien aux personnes, nos volontaires ont fait l’objet de menaces verbales et d’intimidation », explique Ana Ćuća.

En 2018 encore, le ministère de l’Intérieur a interdit aux bénévoles de CMS d’entrer dans les centres pour demandeurs d’asile où ils enseignaient la langue croate et fournissaient un soutien et des conseils en matière d’intégration. Aujourd’hui, l’ONG dispose d’une ligne téléphonique gratuite proposant un soutien juridique, tandis que des bénévoles continuent d’enseigner le croate aux demandeurs d’asile et les aident à trouver du travail en dehors des centres officiels. « Le problème est que, comme nous n’avons pas accès aux centres d’asile, nous sommes moins visibles, donc très souvent les gens ne savent même pas que nous existons », explique Mme Ćuća.

En Slovénie, la peur intériorisée ; en Serbie, la tension croissante
La criminalisation de la solidarité et différentes formes d’intimidation sont également présentes dans d’autres pays de la région. En Slovénie, Miha Blažič, de l’ONG Delovna skupina za azil (The Asylum Work Group, Le groupe de travail sur l’asile), estime que la société civile a intériorisé la peur de la persécution de sorte que l’intimidation de la police « n’est même plus nécessaire ».

Il poursuit : « On ne soulignera jamais assez combien la stigmatisation des “passages illégaux de frontières” et du “trafic d’êtres humains” est devenue forte dans le débat public en Slovénie. [...] Naturellement, cette stigmatisation déteint aussi sur les groupes de plaidoyer ».

M. Blažič mentionne l’exemple d’un groupe de réfugiés afghans qui voulaient demander l’asile en Slovénie et espéraient que quelqu’un puisse les accompagner au poste de police et leur fournir une aide juridique. « Nous avons contacté le Centre d’information juridique officiel qui est censé représenter les migrants pour leur demander s’ils pouvaient nous aider. Ils ont répondu que c’était le travail de la police et qu’ils ne pouvaient pas intervenir [et décider] qui est renvoyé et qui est accepté. Cela veut donc dire que personne n’est prêt à prendre en charge la représentation des demandeurs d’asile avant même qu’ils ne soient effectivement acceptés dans la procédure d’asile. Il est manifeste que [certaines ONG] ont internalisé le discours de la police », déclare M. Blažič.

Une récente augmentation de la peine (jusqu’à 15 ans de prison) pour avoir aidé des migrants sans papiers et la crainte de poursuites judiciaires ont poussé les groupes de plaidoyer slovènes à abandonner la surveillance policière comme le font encore les organisations en Bosnie et en Croatie.

En Serbie, Stevan Tatalović d’Info Park, un réseau de centres fournissant aide et informations aux réfugiés en Serbie, estime qu’une tendance similaire s’y est manifestée.

« Depuis 2017, lorsque les migrants ont été transférés hors des casernes (des entrepôts abandonnés dans lesquels ils squattaient, près de la gare principale de Belgrade) la nature du travail humanitaire a changé. Le travail des organisations ne sera pas nécessairement remis en cause par les autorités, car les organisations travaillent déjà uniquement de la façon dont les autorités les autorisent à le faire », déclare M. Tatalović.

M. Tatalović admet toutefois que la situation est plus difficile dans les zones frontalières où les migrants et les bénévoles humanitaires ont été pris pour cible. En janvier 2020, l’ONG Are You Syrious a rapporté dans un de ses condensés quotidiens que des équipes de bénévoles indépendants « ont été poussées hors des zones frontalières » par la police serbe. « Fin 2019, seuls l’ONG espagnole No Name Kitchen et les membres individuels du réseau international de surveillance de la violence (Border Violence Monitoring Network) aux frontières, qui se consacrent à la surveillance des droits humains, ont réussi à maintenir leur présence dans les régions du nord de la Serbie », ont-ils écrit.

En octobre 2020, le Réseau de surveillance de la violence aux frontières a constaté que les volontaires de la ville serbe de Šid (près de la frontière croate) étaient de plus en plus souvent harcelés par des groupes locaux, tels que le groupe fasciste Omladina Šida (Les jeunes de Šid). Ils réclamaient le retrait des bénévoles de l’ONG No Name Kitchen de Šid, ainsi que le retrait des migrants de la municipalité.

Les bénévoles de Šid ont également signalé que leurs photos apparaissaient sur les réseaux sociaux sans leur consentement et que la police avait perturbé la distribution de nourriture. En décembre 2020, la police a arrêté un activiste local de No Name Kitchen qui aidait les réfugiés, l’accusant de perturber le travail de la police. D’octobre à décembre 2020, la police a ordonné à huit activistes de No Name Kitchen de quitter la Serbie et leur a interdit de revenir pendant un an, car « ils ne disposaient pas des autorisations nécessaires pour faire leur travail ».

Face aux refoulements constants de la Croatie et à la crise actuelle en Bosnie (où les températures ont récemment fortement chuté, les infections dues à la Covid-19 continuent d’augmenter et il est estimé que 2.500 personnes dorment à l’extérieur) de nombreux réfugiés ont commencé à revenir en Serbie. Toutefois, ils y rencontrent la même hostilité. Ces dernières semaines, Info Park a constaté une intensification de la répression policière contre les réfugiés et les migrants, dont certains sont renvoyés dans des centres d’accueil éloignés dans le sud de la Serbie.

De temps en temps, des groupes d’autodéfense anti-migrants, appelés The People’s Patrols (« les patrouilles du peuple »), sont actifs lors de ces actions policières, approchent les réfugiés et les remettent à la police. Les personnes qui ont le plus besoin de protection continuent de se voir refuser cette protection de manière quasi systématique.