En Jamaïque, un boom des services de support à distance au mépris des lois du travail

En Jamaïque, un boom des services de support à distance au mépris des lois du travail

There are currently 40,000 workers in Jamaica’s global services industry; the government is aiming for 300,000 jobs in the industry by 2030. But “at what cost?” trade unions are asking.

(Alamy/Artur Marciniec)

Après la perte de plusieurs dizaines de milliers d’emplois liés au secteur du tourisme à cause de la pandémie de Covid-19, le gouvernement jamaïcain voit dans le développement rapide de l’externalisation des processus d’affaires (business process outsourcing en anglais ou BPO) la source d’emplois dont le pays a tant besoin. Cependant, les violations généralisées des droits des travailleurs dans ce secteur soulèvent de vives préoccupations. Les 40.000 personnes employées dans le BPO en Jamaïque – services clients, assistance technique et vente, entre autres – ont presque toutes des contrats à durée déterminée ou des contrats temporaires, et aucune des 70 entreprises, sinon plus, en activité sur l’île n’a autorisé de représentation syndicale dans ses structures.

C’est ainsi que des milliers de jeunes travailleurs sont embauchés dans des centres d’appels, attirés par la promesse d’un bon salaire et d’un emploi qualifié dans un secteur mondial de haute technologie, mais ils se heurtent à une tout autre réalité une fois que leur formation est terminée et qu’ils ont signé leur contrat. « On se rend assez rapidement compte que les choses ne se passent pas comme ce qu’on nous avait fait miroiter », constate Sharon [nom d’emprunt], jeune femme de 27 ans qui a travaillé dans trois entreprises différentes du secteur des « services mondiaux » – une autre manière de désigner le BPO.

Un sondage informel réalisé par Equal Times auprès des travailleurs révèle que les entreprises enfreignent fréquemment les accords contractuels de base à de nombreux égards, qu’il s’agisse des salaires, des congés, des indemnités de transport et de la répartition des vacances.

« Avec mon expérience, je devais avoir un salaire horaire de 500 dollars jamaïcains, mais en fait j’étais payée 250 dollars de l’heure, plus 250 dollars au titre de l’incitation au rendement », précise Sharon.

Dans certaines entreprises, les salaires sont très bas, jusqu’à 2,50 dollars US de l’heure (soit environ 340 dollars jamaïcains) avant impôt. « Les personnes qui ont des enfants peuvent à peine survivre avec un tel salaire », ajoute-t-elle.

Les employeurs déplorent souvent la forte rotation de personnel dans les centres d’appels jamaïcains, mais la prépondérance des contrats à court terme génère un manque de sécurité de l’emploi pour les travailleurs. Les employés qui ont accepté de parler à Equal Times, à condition de rester anonymes, se sont plaints de devoir attendre jusqu’à sept mois, voire plus, pour obtenir leur carte d’assurance maladie, alors que les cotisations étaient prélevées sur leur salaire à partir du 90e jour de leur contrat, ce qui signifie qu’un grand nombre d’entre eux ne peuvent pas bénéficier de cette prestation essentielle pendant la pandémie.

Ils ont également fait état d’heures de travail d’une durée excessive, de pauses trop courtes ou d’absence de pauses en période d’activité intense, et ont contesté le fait que les employeurs puissent embaucher et licencier les travailleurs à leur gré, créant un sentiment de crainte qui empêche les travailleurs de dénoncer la situation. Les personnes interrogées dans le cadre de cet article ont également signalé que les termes de leur contrat, bien que non explicites, laissent supposer que la syndicalisation et la négociation collective représentent des motifs de licenciement, alors même que la liberté syndicale est inscrite dans la Constitution jamaïcaine.

Les opérateurs des centres d’appels « font ce qu’ils veulent »

L’externalisation est l’un des secteurs qui se développent le plus rapidement aux Caraïbes. La proximité des États-Unis et une réserve importante de jeunes travailleurs anglophones qualifiés font de la Jamaïque une destination de plus en plus prisée pour les entreprises internationales telles que Teleperformance, Xerox, itel-BPO et IBEX Global, en particulier depuis que l’épidémie de coronavirus a frappé divers centres d’appels des Philippines, portant préjudice à l’activité commerciale de la première destination de BPO du monde.

La Jamaïque est le plus grand marché de l’externalisation des processus d’affaires de la région. Des opérateurs des télécommunications, de la banque, des assurances, de la santé, de la finance et de la comptabilité, du jeu et de l’assistance technique ont généré des revenus estimés à 230 millions de dollars US en 2012, et à 430 millions en 2015. Aujourd’hui, le BPO pèse approximativement 600 millions de dollars US ; c’est pourquoi le gouvernement considère les services mondiaux comme une priorité du plan de développement stratégique de l’île, dénommé « Vision 2030 ».

De nombreux travailleurs du BPO sont de jeunes diplômés d’université qui ont du mal à trouver un emploi sur un marché du travail de plus en plus restreint. Sans aucun doute, ce secteur attire d’importants investissements directs à l’étranger dans les nations des Caraïbes, qui peinent à se remettre de la crise économique de 2008 et de la récente pandémie de Covid-19.

Étant donné que les emplois se sont raréfiés dans la culture de la banane et du sucre et dans la production industrielle, les gouvernements se sont tournés vers le BPO afin de relancer la croissance économique et de créer des opportunités d’emploi pour la jeunesse.

Toutefois, les syndicats jamaïcains demandent un meilleur respect des droits fondamentaux des travailleurs, en particulier en ce qui concerne les contrats à durée déterminée et les contrats temporaires. D’après Khurt Fletcher, responsable du syndicat jamaïcain National Workers Union (NWU), les citoyens ont généralement le sentiment « qu’on laisse entendre aux investisseurs qu’ils vont bénéficier de certaines protections. » Khurt Fletcher se dit particulièrement inquiet du fait que de nombreuses entreprises de BPO présentes en Jamaïque ne soient pas enregistrées dans le pays : « Je crains que la JAMPRO [l’agence gouvernementale jamaïcaine du commerce et de l’investissement] ne fasse pas assez pour les conseiller sur nos lois du travail, qui sont strictes, et pour les informer de l’intérêt que notre société accorde aux syndicats. » Les appels téléphoniques et les courriels envoyés par Equal Times au ministère du Travail et de la Sécurité sociale sont restés sans réponse.

L’opinion publique pense également que les conflits d’intérêt minent les droits des travailleurs de ce secteur, dans la mesure où certains opérateurs du BPO ont fait des dons financiers à plusieurs partis politiques – une préoccupation qui émane des propres déclarations du gouvernement. Le Service d’information de la Jamaïque a en effet déclaré en août 2020 dans un communiqué de presse : « En Jamaïque, le BPO repose sur un partenariat très solide entre le secteur, les acteurs qui en font partie et le gouvernement, ce qui répond largement aux besoins du secteur… » Les droits du travail ou le dialogue social avec les syndicats ne sont pas mentionnés.

Pour de nombreuses personnes, définir l’externalisation des processus d’affaires comme un service essentiel pour contourner les réglementations liées au confinement, au plus fort de l’épidémie de Covid-19, n’est qu’une preuve de plus de l’influence excessive que ce secteur exerce sur le gouvernement. C’est seulement après qu’un centre d’appels de la société Alorica, à Portmore, est devenu un foyer d’infection de coronavirus – plus de 200 employés ont été testés positifs à la Covid-19 – que le gouvernement a institué un confinement de 14 jours dans le secteur, ce qui a entraîné des pertes avoisinant 13,4 millions de dollars. Depuis le début de l’épidémie, presque 50 % de la main-d’œuvre du BPO est en télétravail, et le gouvernement réfléchit à une nouvelle législation pour permettre à ces personnes de continuer à travailler depuis chez elles.

Le moment est venu de respecter les normes minimum

En avril 2020, au début de la pandémie, le syndicat du secteur de l’industrie Bustamante Industrial Trade Union (BITU) a relayé les appels des plus grands syndicats du BPO de Jamaïque en faveur du respect des normes minimum pour les services mondiaux, comme le proposait UNI Global Union, la fédération syndicale internationale qui représente les travailleurs des services. Outre les mesures visant à protéger les travailleurs de la propagation du coronavirus (travail à distance si possible, en particulier pour les travailleurs à haut risque, distanciation physique pour ceux qui doivent travailler dans les bureaux, interdiction des « bureaux nomades », congés payés en cas de maladie et d’auto-isolement, etc.), ces normes minimum consistent à respecter le droit de liberté syndicale et de négociation collective.

Aujourd’hui, Khurt Fletcher, du syndicat NWU, et John Lee, secrétaire général du syndicat des employés de bureau Union of Clerical, Administrative and Supervisory Employees (UCASE), figurent parmi les dirigeants des 12 plus grands syndicats du pays qui plaident pour le respect des normes du travail, et c’est dans cette perspective que Khurt Fletcher propose à l’Organisation internationale du travail (OIT) de revoir ses exigences en matière de présentation de rapports afin que les syndicats puissent participer à la rédaction des rapports actuellement remis par le gouvernement.

Alors que le gouvernement jamaïcain se fixe un objectif de 300.000 emplois dans l’externalisation des processus métier d’ici à 2030, les syndicats craignent que le gouvernement s’intéresse davantage au nombre d’emplois créés qu’à leur qualité.

Apparemment, les spécialistes du BPO soutiennent l’idée fallacieuse selon laquelle la syndicalisation provoquerait un « retrait massif » des entreprises d’externalisation de l’île. Mais les dirigeants syndicaux comme Khurt Fletcher affirment que les investisseurs doivent respecter les lois qui protègent les travailleurs jamaïcains. « Les investissements ne doivent pas se faire aux détriment des droits des travailleurs », souligne-t-il.

John Lee exhorte par ailleurs le gouvernement à « préciser sa position sur la syndicalisation des travailleurs de ce secteur » en réponse aux commentaires de Gloria Henry, présidente de l’Association des services mondiaux Global Services Association of Jamaica (GSAJ). En octobre dernier, Gloria Henry a nié l’importance des syndicats en disant au quotidien jamaïcain The Gleaner : « Les syndicats apportent sans doute quelque chose pour combler des lacunes dans certains environnements de travail lorsque la direction n’est pas réactive vis-à-vis des mauvaises conditions de travail, par exemple, ou des normes de santé, mais ce n’est pas le cas des employés du BPO au sein de la GSAJ. » L’idée que des « travailleurs bien encadrés, très motivés et, très souvent, bien rémunérés auraient besoin de syndicats est dépassée », a-t-elle ajouté.

John Lee reconnaît que le BPO contribue à « l’expansion du secteur des télécommunications et du numérique, en apportant de nouvelles opportunités et des emplois dans les zones rurales. » Mais il partage l’avis de Khurt Fletcher sur le fait que le gouvernement n’agit pas assez pour s’assurer que les investisseurs tiennent compte des lois du travail rigoureuses du pays : « On a le sentiment que le BPO et d’autres investisseurs reçoivent des garanties qui leur permettent de fonctionner en dehors des lois destinées à protéger les travailleurs. »

L’externalisation des processus métier bénéficie déjà de privilèges particuliers puisque les entreprises de ce secteur relèvent de la législation des zones économiques spéciales en tant « qu’entreprises de services publics », ce qui se traduit par des exonérations fiscales et des lois antisyndicales : par exemple, avant toute grève, les syndicats doivent donner un préavis de six semaines aux employeurs. Khurt Fletcher, pour qui les emplois plus rémunérateurs du BPO ne sont que « le meilleur du pire », s’interroge : « Je me demande à quel point les investisseurs sont encouragés à contourner la législation et s’ils ont le feu vert pour ne pas respecter nos lois. »