En Colombie, de l’échec des élites à l’espoir suscité par la révolte des jeunes

En Colombie, de l'échec des élites à l'espoir suscité par la révolte des jeunes

A group of young people protest against the government of Iván Duque and the police violence used against the massive demonstrations taking place throughout the country since 28 April.

(NurPhoto/AFP/Sebastian Barros)

Il y a plus de 30 ans, le sociologue et homme politique colombien Alonso Salazar a écrit un livre intitulé No nacimos pa’ semilla, qui exposait la réalité des jeunes de Medellín pris dans l’étau de la violence et de la criminalité des gangs liés au trafic de drogue. Cette réalité du No Futuro – expression popularisée par le film Rodrigo D. No Futuro (Rodrigo D - Futur : néant, pour le titre français), sorti en 1990 – qu’ont vécue les jeunes de cette époque tragique de notre pays a peu évolué depuis.

La politique colombienne a été marquée par une culture de violence et d’extermination de la part des élites à l’encontre des mouvements de gauche et des mouvements sociaux, notamment la paysannerie et les mouvements civiques, étudiants, indigènes et syndicaux, qui réclament une remise à plat et une redéfinition du rôle de l’État, de l’économie et des politiques sociales.

Cette politique d’exclusion a donné lieu à des mouvements d’insurrection au milieu des années 1960, qui ont à leur tour suscité une réaction des grands propriétaires terriens et des éleveurs dans les zones rurales du pays au début des années 1980. Ces individus, versés dans des alliances obscures avec les forces de sécurité, les mafias de la drogue et l’extrême droite, ont été à l’origine des groupes paramilitaires responsables de la dégradation de la situation humanitaire en Colombie.

Le modèle économique instauré par les élites a donné forme à une structure entrepreneuriale et à certaines tendances dans le domaine de la profession et de l’emploi qui entraînent, à leur tour, des perspectives plutôt pessimistes pour l’avenir des nouvelles générations.

Sur le plan économique, les avancées modestes dans les industries légères et la production agricole n’ont pas tardé à être balayées par la vague néolibérale de la fin des années 1980, qui a donné libre cours à l’illégalité et aux pratiques spéculatives dans le monde des affaires, tout en décourageant les investissements productifs dans les activités à valeur ajoutée, fondées sur le savoir.

La Colombie présente non seulement une faible densité d’entreprises, mais aussi une structure entrepreneuriale précaire, si bien que 98 % de celle-ci est constituée de petites entreprises et de microentreprises à faible productivité et à faible valeur ajoutée. Selon la Confédération colombienne des chambres de commerce (Confecámaras), sur un peu plus de 1,5 million d’entreprises enregistrées dans le pays, à peine 0,3 % – 3.851 entreprises – appartiennent à la catégorie des grandes entreprises. Celles-ci représentent 70 % de la richesse créée, mais ne contribuent qu’à 20 % de l’emploi. De fait, les activités sectorielles qui font tourner l’économie, telles que le secteur financier et les grandes exploitations minières exportatrices, ne représentent que 2 % de l’emploi.

Plus de chômage et de travail informel

Ainsi, dans le contexte de l’Amérique latine et des Caraïbes, la Colombie a connu des taux élevés de croissance économique, conjugués à des taux élevés de chômage et de travail informel. Dans le même temps, les taux de chômage et de travail informel des jeunes sont plus élevés que la moyenne nationale. Les études et le travail n’ont pas, dès lors, constitué des facteurs de mobilité sociale pour les jeunes en Colombie. La seule façon pour certains d’entre eux de surmonter, quoique de façon éphémère, les conditions de pauvreté et de marginalité, est de céder aux pressions des réseaux criminels qui contrôlent le trafic de drogue, l’extorsion et l’illégalité économique.

La pandémie de coronavirus a accéléré une tendance à l’augmentation du chômage, de la précarité de l’emploi et de la pauvreté au sein de la société colombienne qui prévalait depuis un certain nombre d’années déjà et qui a eu un impact plus prononcé sur la population jeune.

Le taux de chômage des jeunes au trimestre décembre 2020 – février 2021, selon le Département administratif national de la statistique (DANE) s’est établi à 23,5 %, soit une augmentation de 4,8 points de pourcentage par rapport au même trimestre de l’année précédente (18,7 %).

Pour les femmes, le taux de chômage s’est établi à 31,6 %, en hausse de 6,6 points de pourcentage par rapport au trimestre décembre 2019 – février 2020 (25,0 %). Quant au taux de chômage chez les hommes, celui-ci s’est établi à 17,5 % , en hausse de 3,3 points de pourcentage par rapport au trimestre décembre 2019 – février 2020 (14,2 %).

Dans le contexte de la pandémie, les taux de chômage et de pauvreté ont atteint des niveaux alarmants, si bien que le chômage a dépassé 20 % dans les statistiques officielles de juillet. Le taux de chômage moyen en 2020 était de 15,9 %, alors qu’il était de 10,5 % en 2019.

Toujours selon le DANE, fin 2019, la pauvreté monétaire dans le pays touchait 17,5 millions de personnes, soit 35,7 % de la population, ce qui est supérieur de près de 5 % à la moyenne de l’Amérique latine et des Caraïbes. Le taux de pauvreté des jeunes était de 43 %, celui des femmes de 38,2 % et celui des hommes de 34,4 %. La précarité de l’emploi impacte plus fortement les jeunes femmes, selon une analyse des statistiques socioprofessionnelles du pays. Fin 2020, la pauvreté monétaire en Colombie (revenu mensuel égal ou inférieur à 331.688 pesos, soit environ 91 USD ou 75 euros) touchait un peu plus de 21 millions de personnes, soit 42,5 % de la population totale. Selon les analystes économiques indépendants Luis Jorge Garay Salamanca (du MIT, États-Unis) et Jorge Enrique Espitia (de l’UNAL, Colombie), toutefois, la population vivant en situation de pauvreté et de vulnérabilité dans le pays avoisine les 62 %.

Conformément aux données du premier rapport sur l’inclusion professionnelle réalisé par le DANE il y a un peu plus d’un an, le nombre de NEET (jeunes entre 14 et 28 ans ni en emploi, ni aux études) est passé de 2,5 millions à 2,7 millions, ce qui représente une augmentation de 21 % au cours de l’année 2019. Compte tenu des impacts de la pandémie sur l’emploi et les revenus, leur nombre risque à présent de dépasser la barre des 3 millions.

Politiques régressives et violence

Au milieu d’un contexte de chômage galopant et de précarité de l’emploi, de pauvreté et d’inégalité croissantes, où la faim est une pandémie qui s’ajoute à celle de la Covid-19 et où les jeunes sont les plus durement touchés, le gouvernement a impulsé une série de réformes régressives dans les domaines de l’emploi, des affaires sociales et de la fiscalité, qui ont créé un profond malaise au sein de la population colombienne. Cette insensibilité sociale est doublée d’une mauvaise gestion de la pandémie, qui nous place au dixième rang mondial en nombre de décès par million d’habitants, et aussi par le faible progrès de la campagne vaccinale qui, à l’heure d’écrire ces lignes, début mai, atteint à peine 3,5 % de la population.

Dans le même temps, le gouvernement du président Iván Duque a manqué de respecter et a saboté les accords de paix avec la guérilla des FARC, excluant toute possibilité de négociation avec l’ELN et fomentant, par là même, un climat de violence croissante contre les dirigeants sociaux, indigènes et syndicaux, à la grande inquiétude de la communauté internationale.

L’effet conjugué de la pandémie, de la faim et de la violence aggrave le désespoir et le manque d’opportunités pour la population, en particulier pour nos jeunes, de construire un projet de vie basé sur le travail et l’éducation. Ces conditions ont conduit le mouvement syndical et social organisé à lancer un appel à la grève nationale le 28 avril, avec pour mot d’ordre de rejeter la proposition de réforme fiscale agressive et apathique présentée par le gouvernement, qui rend les aliments plus chers et diminue les revenus des travailleurs, tout cela pour faire face à une dette publique insolvable due au système financier. Face à l’ampleur de la contestation sociale, le gouvernement a été contraint de retirer le projet de réforme fiscale et a limogé son ministre des Finances, l’architecte de cette initiative législative.

Dans les rues du pays, la contestation sociale organisée a vite été débordée par la mobilisation populaire, composée en majorité de jeunes qui réclamaient spontanément au gouvernement et aux élites la possibilité de construire un avenir fondé sur des garanties en matière d’exercice des droits essentiels.

Notamment, une éducation de qualité, un travail décent et un système de sécurité sociale qui prenne en charge les risques liés à la vie et au travail, de même qu’un système qui garantisse une pension et qui soit pris en compte dans la définition des politiques publiques les concernant.

La réponse du gouvernement aux revendications sociales et aux cris d’angoisse d’une génération acculée et sans perspective d’avenir s’est déclinée sous forme de violences, d’assassinats de jeunes, d’arrestations arbitraires, de disparitions et de stigmatisation.

Face à l’échec des élites de notre pays à mettre en œuvre un projet national, un projet de société, les majorités paupérisées et, a fortiori, les jeunes expriment leur malaise dans plus de 600 villes du pays, et formulent des propositions qui doivent nous permettre, dans un cadre largement délibératif, fondé sur le dialogue social, de construire le nouveau pacte dont la Colombie a besoin aujourd’hui en matière de gouvernance et de politique économique et sociale.

Les jeunes veulent être entendus et les élites politiques et économiques se doivent de les reconnaître et de faire en sorte que les conditions soient réunies pour leur permettre de vivre dignement et librement. La Colombie et sa jeunesse réclament le dialogue et la négociation, et face à ces clameurs, la réponse du gouvernement ne peut être la répression et l’autoritarisme.

This article has been translated from Spanish.