Mettre fin à l’évasion fiscale des entreprises et aux paradis fiscaux ? L’objectif semble à portée de main, disent les militants

Mettre fin à l'évasion fiscale des entreprises et aux paradis fiscaux ? L'objectif semble à portée de main, disent les militants

Pictured above, yachts moored in the port of Saint Helier, capital of the island of Jersey (a British dependency in the English Channel), a territory considered to be one of Europe’s primary tax havens.

(AFP/Oli Scarff)

Alors que le monde subit une pandémie qui a déjà causé la mort de plus de 3,3 millions de personnes, que celle-ci a engendré une perturbation complète de la « normalité » telle qu’on la connaissait, et que le chômage, la pauvreté et la faim s’intensifient partout dans le monde au sein des populations vulnérables, certaines des plus puissantes entreprises multinationales voient leurs bénéfices augmenter. Pire encore : elles abusent sans vergogne, bien qu’en toute légalité le plus souvent, des régimes fiscaux qui leur permettent d’éluder l’impôt pour un montant correspondant au salaire annuel de 34 millions d’infirmières, selon les calculs effectués par des organisations militantes. Cependant, ces abus pourraient se voir bientôt limités.

Des organisations de la société civile, des syndicats, des universitaires et des économistes ont mené une campagne de pression sur les dirigeants des économies les plus puissantes pour les pousser à conclure un accord préliminaire visant à empêcher que les grandes entreprises continuent à éluder le paiement de l’impôt grâce aux paradis fiscaux, ces territoires qui appliquent des taux d’imposition minimes sur les bénéfices réalisés à l’étranger. Cette évasion fiscale, qui frappe de manière disproportionnée les pays à faible revenu, s’élève à des milliards de dollars par an.

Avancées dans un contexte de pandémie

« Nous avons probablement remporté plus de victoires » depuis la fin de l’année 2020 « qu’en dix de travail sur ces questions », a déclaré à Equal Times Paul Monaghan, le directeur général de Fair Tax Mark, organisation de la société civile implantée au Royaume-Uni qui délivre des certificats aux entreprises fiscalement responsables. « Des changements fondamentaux sont en train de se produire ».

La transformation à laquelle M. Monaghan fait référence pourrait se concrétiser lors de la réunion du 8 juillet des ministres des Finances du G20, un club dont les membres représentent ensemble environ 90 % du PIB mondial, 80 % du commerce mondial et deux tiers de la population mondiale. La réunion, parrainée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), vise à convenir de nouvelles règles d’imposition des échanges transfrontaliers et à fixer un taux minimum mondial d’imposition des entreprises, ce qui pourrait contribuer à les dissuader de déclarer leurs bénéfices dans d’autres juridictions. « Aujourd’hui, toutes les conditions sont réunies pour trouver une solution consensuelle », a déclaré l’OCDE en février dernier.

Il est vrai que la crise sanitaire est venue s’ajouter à la publication de nouvelles données sur le manque à gagner pour les caisses de l’État, aux nombreux appels d’experts et de militant à plus de justice fiscale, et à la plus grande sensibilisation du public. Cette crise a mis en lumière non seulement les carences des systèmes de santé du monde entier, confrontés à des difficultés de financement, mais aussi les sommes considérables nécessaires à la relance des économies nationales.

Face à ces changements imminents, « pour la première fois, les investisseurs classiques ne voient plus l’évasion fiscale comme un outil rapportant davantage d’argent à leurs actionnaires, mais comme une pratique à haut risque », a précisé M. Monaghan.

« Pour que les règles fonctionnent, il n’est même pas nécessaire que l’ensemble des pays accepte de les suivre. Pour assurer le changement, il suffira que les pays du G20 décident de les suivre ».

La proposition d’un taux minimum mondial d’impôt sur les sociétés pour les entreprises multinationales a pris un nouvel élan après que la secrétaire au Trésor étasunienne, Janet Yellen, ait réitéré, début avril, le soutien total des États-Unis à cette mesure. Une semaine plus tard, les dirigeants financiers du G20 réaffirmaient eux aussi leur volonté de parvenir à un accord international au milieu de l’année 2021.

Une enquête conduite aux États-Unis, en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, publiée en septembre dernier par le groupe de réflexion More in Common, montre qu’une majorité écrasante de citoyens de ces pays (87 à 95 %) est favorable à ce que les gouvernements sanctionnent les sociétés qui pratiquent l’évasion fiscale.

« La mobilisation en faveur de la justice fiscale existe depuis 20 ans, mais nous assistons aujourd’hui à des changements inimaginables il y a à peine 10 ans », a affirmé Sara Burke, analyste senior de la Fondation Friedrich Ebert (FES), organisme d’analyse basé à Berlin. « Les pays en développement veulent aussi savoir si les multinationales se comportent en bons citoyens du monde et si elles payent leur juste part d’impôts, là où elles le doivent ».

Un rapport du Groupe de haut niveau sur la responsabilité, la transparence et l’intégrité financière internationale (FACTI) publié en février a formulé des recommandations visant à éviter que l’évasion fiscale, la corruption, les flux financiers illicites, « privent des milliards d’êtres humains de la possibilité d’un avenir meilleur ». Le Groupe de haut niveau souligne la nécessité d’une « vaste transformation du système financier mondial ».

Pour ce faire, il fallait d’abord mesurer la dimension de l’évasion fiscale des entreprises. On ne disposait jusqu’à il y a à peine un an que d’estimations.

En juillet 2020, l’OCDE a publié un rapport sans précédent sur la base de règles qui, lorsqu’elles avaient été proposées en 2003 par Tax Justice Network, une coalition de chercheurs et de militants contre l’évasion fiscale, avaient été décrites comme étant « utopiques et peu réalistes ». Selon les chiffres publiés dans le rapport, les pays perdent 427 milliards de dollars (352 milliards d’euros) chaque année au profit des paradis fiscaux, en raison de l’évasion fiscale pratiquée aussi bien par les entreprises que par les investisseurs individuels.

Les pays à faible revenu perdent un peu plus de 10 % de cette somme, pourtant équivalente à 52 % de leurs budgets de santé publique combinés. Pour les pays à haut revenu, les pertes fiscales correspondent à 8 % de leurs investissements en matière de santé.

« Pour la première fois, il a été possible de déterminer le montant d’impôts perdu par chaque pays en raison de l’évasion et de la fraude fiscales », a déclaré Mark Bou Mansour, coordinateur de communication de Tax Justice Network. « C’est de l’argent qui aurait pu être versé à des systèmes de santé, à des médecins et des infirmières qui sont en première ligne et luttent pour sauver des vies en pleine pandémie ».

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les paradis fiscaux ne sont pas de petits pays dans les Caraïbes. C’est aux pays ayant les plus hauts revenus que l’on peut imputer 98 % des pertes fiscales. Les cinq juridictions les plus en cause sont : le territoire britannique d’outremer des Îles Caïman, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, le Luxembourg et les États-Unis.

« Ces 427 milliards ne sont que la pointe visible de l’iceberg. Ce que l’on a pu constater. Mais des rapports estiment que les pertes de recettes fiscales sont nettement plus élevées », précise M. Mansour.

Des solutions en perspective

Le nouveau gouvernement des États-Unis a annoncé un ambitieux programme de dépenses en infrastructure à hauteur de 2,25 billions de dollars (1,86 billion d’euros) dans le but de construire et de restaurer autoroutes, ponts, chemins de fer et services publics nationaux. Ces investissements s’ajoutent au plan de relance économique de 1,9 billion de dollars (1,6 billion d’euros) promulgué en mars par le président américain Joe Biden. Cette dépense publique serait financée au moyen d’une hausse conséquente des impôts sur les sociétés.

Dans le cadre de ces plans, le gouvernement étasunien promeut également un remaniement du système fiscal international. En février dernier, par exemple, ce pays a retiré l’exigence qu’il avait présentée à l’OCDE, visant à ce que les entreprises étasuniennes ne s’inscrivent que sur une base volontaire dans le cadre fiscal mondial pour les services digitaux.

C’est là une décision « incroyablement importante », précise M. Monaghan. D’après les observateurs, la nouvelle position des États-Unis augmente considérablement la possibilité de parvenir à un accord fiscal international qui mette un terme à « la course vers le bas » dans laquelle les paradis fiscaux rivalisent pour attirer les capitaux en proposant des taux d’imposition de plus en plus bas.

Le Congrès des États-Unis, en outre, envisage une hausse de l’impôt sur les sociétés qui passerait de 21 à 28 %, tout comme l’impôt minimum aux bénéfices obtenus à l’étranger. De telles initiatives pourraient freiner la tendance entamée il y a quarante ans à réduire les impôts sur les sociétés, ce qui a privé les gouvernements de ressources essentielles au financement des dépenses sociales. Ainsi, alors qu’en moyenne, en 1980, le taux d’imposition sur les entreprises dans le monde était de 40 %, il est actuellement en moyenne de 23,8 %.

« Nous constatons une levée de boucliers », reconnaît M. Burke. « Les grandes entreprises vont tout faire pour s’opposer à cet objectif ». Toutefois, explique-t-il, une entreprise qui refuserait de payer des impôts à des taux plus équitables encourrait une perte d’image qui pourrait s’avérer délétère.

De fait, on débat actuellement à l’OCDE d’une mise en œuvre quelque peu édulcorée du plan fiscal promu par les États-Unis visant à instituer un impôt minimum sur les entreprises dans le monde.

Ce plan propose que près de 75 % des impôts recouvrés soient absorbés par les États membres les plus riches de cette institution. À partir du plan étasunien, un groupe d’économistes internationaux mené par le réseau Tax Justice Network propose une distribution mondiale plus équitable des impôts perçus.

À plus long terme, il est prévu de créer un registre de la richesse financière dans le monde, susceptible de déterminer qui possède quelles actions et obligations. Comme précisé dans le livre de l’économiste français Gabriel Zucman, La richesse cachée des nations (2013), l’objectif serait de consolider les données de toutes les banques du monde et de les partager avec les autorités fiscales nationales. D’après M. Zucman, un tel registre porterait « un coup fatal » au dénommé secret bancaire, stratagème qui a permis, pour l’heure, d’occulter les richesses accumulées de manière illicite.

Dans les prochains mois, on aspire simplement à parvenir à un accord mondial stipulant un impôt minimum sur les entreprises, ce qui rendrait les paradis fiscaux sensiblement moins attractifs. Ce qui serait déjà une réussite spectaculaire.

Au cours des 13 derniers mois, des millions de personnes ont perdu leur emploi, leur santé et leur patrimoine. En même temps, rien qu’aux États-Unis, la richesse totale des multimillionnaires a atteint 1.6 billions de dollars, soit une hausse de 44 % d’après le Institute for Policy Studies, centre progressiste d’analyse étasunien. En tout état de cause, force est de constater que les milliards de dollars que les entreprises les plus puissantes du monde ont évité de payer en impôts pourraient se révéler fondamentaux pour une reprise économique mondiale sur des bases plus justes pour l’après-pandémie.

« Maintenant que les pays et les populations s’efforcent de reconstruire, nous entendons souvent qu’il convient de reconstruire mieux. Or, nous n’y parviendrons pas tant que perdurera le piège des paradis fiscaux », dit Mark Bou Mansour. « Nous devons reprendre le contrôle de notre système fiscal ».

This article has been translated from Spanish.