Aides à domicile en Italie : une exploitation institutionnalisée aggravée par la pandémie

Aides à domicile en Italie : une exploitation institutionnalisée aggravée par la pandémie

In this July 2021 photograph, Geta Murgoci, a 56-year-old Romanian domestic worker who has been living in Italy for 17 years, stands at the entrance to the home of the elderly woman that she works for in Rome.

(Marco Marchese)

« Quand la pandémie est arrivée, je vivais chez une dame alitée. Par chance, j’avais un contrat et tout m’a été payé. Je ne sortais jamais, j’allais seulement en courant et apeurée faire les courses et prendre les médicaments pour la dame. Sa fille ne vivait pas à Rome et elle ne pouvait pas lui rendre visite, donc je faisais un appel vidéo chaque jour pour qu’elles puissent au moins se voir. C’étaient les seuls moments pendant lesquels la dame était un peu plus sereine ».

Ces mots de Geta, une aide à domicile roumaine de 56 ans qui vit en Italie depuis 17 ans, témoignent de la valeur inestimable du rôle joué par ces travailleuses dans l’Italie de la pandémie. Au moment où plusieurs millions de personnes âgées dépendantes se sont retrouvées complètement isolées, les aides à domicile ont continué à prendre soin d’elles dans leurs logements. Ce sont souvent les seules qui ont pu les soulager dans un moment traumatique et qui ont permis d’éviter un accueil en maisons de retraite qui étaient alors des lieux de contamination.

L’Italie est le pays où l’âge moyen est le plus élevé d’Europe (46,7 ans) et qui a la plus grande proportion de personnes âgées (22,8 % de plus de 65 ans). À l’inverse des pays d’Europe du Nord où il existe des services publics qui s’occupent des personnes dépendantes, en Italie ce travail d’aide à la personne repose essentiellement sur les familles et quasi exclusivement sur leur composante féminine.

Ceci explique le recours massif au travail domestique salarié, à un taux parmi le plus élevé d’Europe. En 2020, il y a eu près d’un million de travailleurs domestiques déclarés en Italie (920.722 selon l’Observatoire des travailleurs domestiques). Il est cependant plus juste de parler de travailleuses, car il s’agit de femmes dans 90 % des cas, et parmi ce groupe, 70 % sont étrangères, principalement en provenance d’Europe de l’Est.

S’il s’agit bien d’un travail « rose », c’est également un travail « noir », la part non-déclarée de salariées dans le service à domicile étant estimée à 60 % en Italie. Cela représente donc environ 1,3 million de personnes ne pouvant faire valoir aucun droit et qui sont dès lors bien plus exposées aux mauvais traitements et aux injustices.

Le travail domestique dans l’Italie malade

Quand la pandémie a touché l’Italie, ces travailleuses se sont retrouvées dans une situation particulièrement dramatique. Elles exercent un travail à haut risque de contagion, pour lequel il est impossible de maintenir les distances et qui les oblige souvent à passer d’une maison à une autre.

« Quand les Italiens se sont retrouvés sans travail, ou à travailler depuis chez eux, pour faire des économies, ils ont renvoyé en nombre leurs aides à domicile, surtout celles qui travaillaient au noir », raconte Silvia Dumitrache de l’Associazione Donne Rumene in Italia. « Pour les travailleuses logées, ça a été une tragédie. Du jour au lendemain, elles se sont retrouvées sans travail et sans toit. Elles ne savaient pas où aller, elles ne pouvaient pas rentrer dans leurs pays d’origine, beaucoup sont restées à la rue ».

Les rares travailleuses régulières n’ont pas subi un meilleur traitement de la part de l’État, en dépit du rôle qu’elles ont joué pendant la pandémie. « Le décret ‘Cura Italia’ du 17 mars 2020, en dépit du nom [‘Cura’ signifiant ‘soin’ en italien, nda], a spécifiquement exclu les personnes exerçant un travail de soin du chômage partiel et de l’interdiction des licenciements », explique Raffaella Sarti, professeur d’Histoire des genres à l’Université d’Urbino.

« Aucune indemnité spécifique n’a été prévue pour elles malgré les risques de contamination. Le décret a immédiatement suscité des protestations, car il violait la Convention 189 de l’OIT de 2011 qui engage à éliminer toute discrimination envers les travailleuses à domicile ».

« On donnait des aides à toutes les catégories, mais elles ont été oubliées », accuse Giamaica Pontillo du syndicat AcliColf. « Elles exercent un travail essentiel dans notre pays mais, dans les faits, leur statut professionnel n’est ni reconnu ni protégé ».

Tzvetanka est une aide à domicile bulgare de 52 ans qui vit autour de Milan depuis 22 ans. Elle a eu, coup sur coup, une inflammation aux reins, une infection à la Covid-19, puis a perdu sa mère en Bulgarie. « Entre l’hospitalisation et les quarantaines, j’ai dû m’arrêter plus d’un mois. Mais j’ai appris qu’on n’avait droit qu’à 15 jours d’arrêt maladie par an, même pendant la pandémie. J’ai perdu mon travail, je n’avais plus rien pour vivre. Ils nous ont renvoyé à la figure le fait qu’on n’est qu’une catégorie secondaire ».

Le phénomène des aides à domicile séquestrées

La pandémie a eu un maigre effet positif. Par peur que le contrôle des déplacements de leurs employées pendant le confinement conduise à des sanctions, certains employeurs ont décidé de régulariser la situation de leurs employées à domicile. Le gouvernement a ensuite tenté d’encourager l’émergence de cette armée d’invisibles en prévoyant une régularisation dans le décret « Rilancio » (« relance », en italien) du 19 mai 2020. En versant une contribution de 500 euros, les employeurs pouvaient régulariser la situation des personnes effectuant un travail domestique au noir pour eux, permettant ainsi aux étrangers d’obtenir un permis de séjour.

Pour l’INPS (Institut National de Prévoyance Sociale), ces deux raisons expliquent l’augmentation de 7,5 % du nombre de contrats dans ce secteur (64.529), par rapport à l’année précédente. Il ne s’agit pourtant que d’une goutte dans un marécage d’irrégularité.

« Désormais, grâce aux choix de ce gouvernement, les invisibles seront moins invisibles », déclarait les larmes aux yeux, en mai 2020, Teresa Bellanova, ministre de l’Agriculture du deuxième gouvernement de Giuseppe Conte, qui a porté la mesure de régularisation.

Néanmoins, plus d’un an après, sur les 220.000 demandes effectuées, seules 14 % ont été examinées et 11.000 permis de séjour (5 %) ont été délivrés, comme le révèle le dernier rapport du réseau Ero Straniero qui promeut une nouvelle loi sur l’immigration. « Nous lançons un cri d’alarme et d’urgence », déclare Giulia Crivellini, trésorière du parti Radicali Italiani, qui défend la campagne. « Deux cent mille personnes sont piégées dans des limbes insoutenables depuis plus d’un an. On parle de citoyens étrangers qui travaillent sur notre territoire depuis des années sans aucun droit. On leur a promis une voie de sortie et maintenant ils se sentent trahis ».

Flor, 36 ans, vient du Salvador et travaille depuis 2008 comme aide à domicile en Italie. En février 2020, elle a commencé à aider, sans contrat, un couple de personnes âgées à Milan, jusqu’à tomber malade de la Covid-19, en décembre. « Je me sentais trop mal et je ne pouvais pas travailler, mais j’ai trouvé une fille pour me remplacer pendant un mois », raconte-t-elle. « Quand je suis revenue, les patrons ne l’avaient pas payée et j’ai dû le faire de ma poche. Je suis retournée travailler pour eux, mais ensuite ils sont tombés malades. Depuis l’hôpital, c’est moi qu’ils appelaient pour avoir des nouvelles parce qu’ils n’avaient aucun proche ici ».

Ensuite, une cousine de Sicile est apparue qui, avant la mort de la dame, a appelé Flor et lui a promis de la payer. « Mais quand elle est arrivée à Milan, elle a complètement changé. Elle ne m’a pas payé et a commencé à m’insulter. C’est comme ça qu’elle m’a remercié pour tout ce que j’ai fait de décembre à avril. Avec le monsieur, on avait commencé le parcours pour la régularisation, mais maintenant elle ne veut plus signer les documents et je ne sais pas comment ça va finir. Je ne comprends pas pourquoi les gens se comportent parfois de cette façon ».

« Avec la régularisation, de fait, ils ont donné au seul employeur le pouvoir de faire la déclaration », dénonce Roberto Reyes du réseau Non possiamo più aspettare (« On ne peut plus attendre »). « Comme ça, plus les procédures durent et plus ils retiennent les travailleuses comme des esclaves, ils les font chanter et les menacent. Ces femmes subissent souvent des violences, mais elles ne peuvent pas s’en aller avant d’avoir le permis de séjour.

Même les avocats en profitent et font des affaires, sans vergogne, en jouant sur leur peur ». Beaucoup de femmes étrangères témoignent se trouver dans cette situation, comme Rosa [le prénom a été changé, nda], une aide à domicile péruvienne en situation irrégulière escroquée par une avocate qui a menacé de la dénoncer et de lui faire retirer la garde de sa fille pour se faire payer des démarches inexistantes.

Le réseau Ero Straniero parle du phénomène des « aides à domicile séquestrées ». « Au-delà des tragédies personnelles, cette impasse a des conséquences énormes pour la santé publique », accuse Giulia Crivellini. « Sans permis de séjour, même s’ils y ont droit, beaucoup de personnes se voient refuser l’accès à la campagne de vaccination ».

« La régularisation révèle que notre pays affronte ce sujet, toujours dans l’urgence », commente Emanuela Loretone de la confédération syndicale CGIL.

« Pour protéger ces personnes, il faudrait une vision structurelle, au niveau national et européen, des flux migratoires réguliers ». La proposition de loi portée par le réseau « Ero Straniero », qui lie régularisation et système de canaux d’entrée légaux en Italie, est au point mort au Parlement depuis mars dernier.

Jessica, une aide à domicile colombienne de 26 ans, travaille depuis quatre ans en Italie de manière irrégulière. Elle a demandé sa régularisation, mais elle attend la réponse depuis plus d’un an. « On se sent prisonniers dans cette attente. On ne sait pas quoi faire », raconte-t-elle avec amertume. « Tant que je n’ai pas le permis de séjour, je ne peux pas retourner en Colombie, où il y a mes filles. La plus petite a quatre ans. J’ai dû partir tout de suite après l’accouchement et depuis je l’ai vu grandir seulement en vidéo, sur un écran ».

« Les chiffres sont clairs : sept retraités sur dix ne peuvent pas se payer une aide à domicile régulière avec leurs revenus. L’État le sait et ne fait rien », dit Silvia Dumitrache de l’ADRI. « On fait beaucoup de démagogie autour de la valeur essentielle de ces travailleuses, mais c’est une exploitation institutionnalisée. Elles ne sont pas seulement invisibles, mais volontairement oubliées ».

This article has been translated from French.