En Irak, des chercheurs s’efforcent de documenter un dialecte mésopotamien en voie de disparition

En Irak, des chercheurs s'efforcent de documenter un dialecte mésopotamien en voie de disparition

Two Marsh Arab men float through the Central Marsh, one of three main areas in Iraq’s Mesopotamian Marshlands. Receding water levels and recurring drought are making life in the marshlands increasingly difficult and, as inhabitants are forced to leave, their way of life and dialect are disappearing.

(Kira Walker)

Au début de l’année 2021, par une chaude matinée de printemps, Hussein Mohammed Ridha et ses trois collègues sont partis en bateau dans les marais mésopotamiens du sud de l’Irak. Se faufilant dans les canaux luxuriants de roseaux arqués, passant devant les buffles d’eau à moitié submergés et les pêcheurs jetant leurs filets dans les eaux tranquilles, les chercheurs sont à la recherche de locuteurs du dialecte arabe local des marais.

Les sécheresses récurrentes et la baisse du niveau des eaux rendent le mode de vie de subsistance des Arabes des marais (aussi appelés aussi Maadans ou Ma’dans) difficile à maintenir. Alors que de plus en plus d’habitants se retrouvent contraints de partir et de trouver des moyens de subsistance dans des villes, ce n’est pas seulement la culture et le mode de vie des Arabes des marais qui disparaissent, mais leur dialecte disparaît également, à mesure que les anciens meurent.

Depuis plusieurs mois, Hussein Mohammed Ridha, maître de conférences à la faculté d’archéologie de l’université de Thi-Qar (à Nasiriyah, dans le sud-est de l’Irak), et ses collègues effectuent régulièrement des voyages de recherche dans les marais et les zones environnantes afin de documenter le dialecte arabe des marais, riche en vocabulaire tout en nuances pour décrire cet environnement, comme en témoignent les dix mots différents utilisés pour désigner les roseaux, selon leur emplacement, leur taille, leur utilisation, leur couleur et leur âge.

De nombreux aspects de la culture des Arabes des marais ont déjà été documentés, depuis les pratiques de construction de bateaux jusqu’à l’architecture en roseau. Mais jusqu’à présent, leur dialecte ne l’a jamais été. « Essayer de recenser le vocabulaire est très important pour protéger et préserver notre patrimoine », déclare Hussein Mohammed Ridha. Ce faisant, les chercheurs espèrent empêcher sa disparition.

Les marais de Mésopotamie, une série de trois zones humides dans un paysage habituellement aride, étaient autrefois les plus grands de l’Eurasie occidentale. S’étendant sur 20.000 kilomètres carrés, les marais abritaient une riche biodiversité et constituaient une étape essentielle pour les oiseaux migrateurs entre l’Afrique et l’Eurasie. Ils ont également assuré la subsistance des Arabes des marais, un groupe minoritaire d’origine sumérienne et bédouine dont la culture et le mode de vie à part entière sont profondément liés à l’écosystème dans lequel ils vivent depuis des milliers d’années.

Les Arabes des marais – souvent appelés les Ma’dan, un terme qu’ils considèrent comme désobligeant – sont depuis longtemps victimes de la discrimination de l’État. Au début des années 1990, les marais ont été intentionnellement asséchés par Saddam Hussein pour chasser les rebelles chiites qui s’y cachaient après un soulèvement contre son régime.

Comptant autrefois une population de près de 500.000 habitants (la plupart ont fui et il n’en reste aujourd’hui que 20.000), les marais ont été réduits à moins de 7 % de leur étendue historique.

Après l’éviction de Saddam Hussein, chassé du pouvoir à la suite de l’invasion menée par les États-Unis en 2003, les initiatives de réinondation ont commencé. Le retour de l’eau a été suivi de celui des Arabes des marais. Beaucoup vivent à nouveau sur des îles isolées, tandis que d’autres vivent dans des villages et des petites villes le long des rives du Tigre et de l’Euphrate.

En 2016, les marais ont été ajoutés à la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en tant que partie de l’Ahwar du sud de l’Irak. Mais le rétablissement partiel qui s’est opéré est désormais mis en danger par le dérèglement climatique et une série de barrages construits en amont par la Turquie, la Syrie, l’Iran et dans le Kurdistan irakien. Ces deux facteurs ont contribué à la diminution des débits d’eau du Tigre, de l’Euphrate et de leurs affluents. Un volume d’eau plus faible entraîne une augmentation de la salinité, ce qui combiné à la pollution par les eaux usées, porte préjudice aux humains, au bétail, à la flore et à la faune.

Un dialecte en voie de disparition

Les conditions environnementales dans les marais devenant trop difficiles à supporter, Hussein Mohammed Ridha et ses collègues ont identifié l’émigration comme l’un des principaux facteurs contribuant à la disparition du dialecte des Arabes des marais. « Les sécheresses récurrentes et la baisse du niveau des eaux dans les marais ont entraîné le déplacement de nombreux habitants vers les villes, ce qui explique que très peu de personnes parlent le dialecte », précise-t-il, ajoutant que les préjugés dans les zones urbaines à l’égard du dialecte des Arabes des marais ont poussé les jeunes générations en particulier à utiliser le vocabulaire de la ville pour éviter d’être mal vues.

Un scénario qui se répète dans le monde entier. L’UNESCO souligne que l’augmentation des migrations et l’urbanisation rapide entraînent souvent la disparition des modes de vie traditionnels et poussent à parler une langue dominante.

Nur Al Ebeid, une étudiante en Master vivant au Canada, dont la famille est originaire des marais, se souvient qu’une parente ayant épousé un habitant de Bagdad était découragée par le nombre de personnes qui se moquaient d’elle à cause de sa façon de parler. Elle dit avoir remarqué que beaucoup d’Irakiens qui se rendent dans les marais pour faire du tourisme, filmant des vidéos pour leurs réseaux sociaux, sont les mêmes qui n’ont que peu ou pas de respect pour les Arabes des marais.

« Les Irakiens qui ne sont pas du sud du pays adorent se moquer de cet accent, jusqu’à ce qu’ils souhaitent venir dans les marais pour l’utiliser dans un but esthétique », peut-on lire dans un tweet de Nur Al Ebeidt.

Tout comme l’émigration a joué un rôle dans la disparition du dialecte, l’arrivée de nouvelles populations dans les marais au cours de ces dernières décennies a également dilué et modifié le langage local, explique Hussein Mohammed Ridha.

Jassim Al-Asadi, directeur général de l’organisation locale Nature Iraq, a grandi dans les marais et s’efforce aujourd’hui de les préserver. Il attribue ce glissement linguistique aux changements importants qu’ont subis les marais. « La disparition du semi-isolement dans lequel vivaient les habitants, l’influence des réseaux sociaux et le mélange des habitants des marais avec les citadins... tout cela a joué un rôle », indique-t-il. « Je pense que les générations futures s’exprimeront moins dans le dialecte local ».

On estime à environ 250.000 le nombre de personnes qui seraient retournées dans les marais après la réinondation partielle de la zone, mais en raison d’un manque de données, il est difficile de préciser le nombre de personnes qui y vivent aujourd’hui (entre 300.000 et 500.000, selon Jassim Al-Asadi) et donc d’estimer le nombre de celles qui parleraient encore ce dialecte. Se basant sur ses recherches, Hussein Mohammed Ridha estime que seuls 25 à 30 % des habitants ont une connaissance du dialecte, la plupart étant des personnes âgées. « La langue s’éteint à mesure que la génération plus âgée s’éteint », déplore-t-il.

Avec si peu de locuteurs, le risque que représente la pandémie de Covid-19 a rendu plus urgente encore la nécessité de documenter le dialecte, tant que ceux qui le connaissent encore sont toujours en vie.

Perdre des langues, c’est perdre des connaissances

Sur les plus de 7.000 langues que compte le monde, plus de 40 % sont menacées de disparition. L’UNESCO estime que la moitié de toutes les langues parlées aujourd’hui auront disparu d’ici la fin du siècle si aucune mesure n’est prise. Les locuteurs subissent en effet des pressions pour abandonner leur langue maternelle au profit des langues et dialectes dominants. On prétend souvent que seules 23 langues représentent plus de la moitié de la population mondiale.

Selon Gabriela Pérez Báez, linguiste qui dirige le Language Revitalisation Lab de l’université de l’Oregon, aux États-Unis, les raisons pour lesquelles tant de langues disparaissent à un rythme aussi rapide sont complexes, mais peuvent se résumer à la marginalisation et à l’oppression. « Cela peut aller du conditionnement de l’accès à l’école, aux soins de santé ou d’autres services essentiels, avec l’utilisation d’une langue particulière, à des cas plus extrêmes de menaces physiques ou de mort, en raison de l’usage d’une langue », explique-t-elle.

Même lorsqu’il n’existe pas de politique explicite visant à réduire le nombre de locuteurs d’une langue, la perception négative qu’une communauté a de sa propre langue peut également contribuer de manière décisive à son extinction.

La disparition des langues est préoccupante, car elle réduit le réservoir de connaissances dans lequel nous pouvons puiser. Souvent, lorsqu’une langue meurt, des savoirs irremplaçables disparaissent avec elle, qu’il s’agisse de la connaissance des écosystèmes locaux, de remèdes à base de plantes médicinales ou de pratiques culturelles.

Les savoirs traditionnels et autochtones que véhiculent les langues étant de plus en plus considérés comme essentiels à la conservation de la biodiversité et à l’adaptation au changement climatique, il est plus que jamais essentiel de maintenir les langues en vie ou, à tout le moins, de les documenter.

L’assèchement des marais a déjà modifié les rôles traditionnels des femmes arabes qui y vivent et, dans la mesure où moins de savoirs spécifiques se transmettent entre les femmes et les jeunes générations, on assiste à une perte de connaissances écologiques précieuses et de pratiques culturelles liées à l’agriculture, à l’élevage et à l’utilisation des roseaux.

La disparition du dialecte des Arabes des marais pourrait, à son tour, accélérer la perte de leurs savoirs traditionnels et de leurs pratiques culturelles.

Avec le soutien du Nahrein Network de l’University College de Londres et le financement du ministère de la Recherche britannique, Hussein Mohammed Ridha et ses collègues ont pour objectif de recenser 1.000 mots du dialecte des Arabes des marais, qu’ils compileront dans un dictionnaire avec leur traduction en arabe standard. L’équipe a été surprise de constater que de nombreux mots trouvent leur origine dans les langues anciennes sumérienne et akkadienne, et espère que la sensibilisation aux ancrages évidents de ce dialecte dans le passé suscitera un changement dans la façon dont les jeunes Arabes des marais, en particulier, le perçoivent et l’utilisent.

« Il est essentiel que les Irakiens comprennent la signification du dialecte, en particulier les jeunes habitants des marais, en espérant que cette connaissance leur permettra d’être fiers de leur langue plutôt que d’en avoir honte », déclare Hussein Mohammed Ridha.

Selon l’UNESCO, la création de conditions favorables à l’utilisation de la langue par les locuteurs et son enseignement aux jeunes générations sont essentiels pour éviter sa disparition, l’attitude d’une communauté envers sa propre langue étant le facteur le plus déterminant.

Au cœur de l’été, Hussein Mohammed Ridha et ses collègues ont dû suspendre leurs recherches en raison de la sécheresse. Les voyages en bateau effectués les mois précédents n’étaient plus possibles. Hussein Mohammed Ridha reconnaît que changer les perceptions du dialecte des Arabes des marais n’est qu’une partie de ce qui est nécessaire pour le préserver. Il faut également résoudre les problèmes d’eau chroniques dans la région et fournir les services de base qui permettent aux Arabes des marais de conserver leur mode de vie.

L’eau leur permettra de rester, tant qu’il y en aura. Et si, un jour, leur dialecte cessait d’être parlé, le fait de l’avoir documenté permettra d’éviter qu’il ne disparaisse sans laisser de trace et offrira ainsi la possibilité de le faire revivre.