À l’approche des présidentielles au Nicaragua, les opposants sont incarcérés et le gouvernement accusé de crimes contre l’humanité

À l'approche des présidentielles au Nicaragua, les opposants sont incarcérés et le gouvernement accusé de crimes contre l'humanité

In this 2018 photo, a Nicaraguan flag perches atop a barricade constructed from street paving blocks in León, the second biggest city in Nicaragua. All around the country citizens built these walls to stop the mounting state repression that, according to reports from the Inter-American Commission on Human Rights, claimed around 300 lives.

(Fabrice Le Lous)

Alors que le Nicaragua se prépare à tenir des élections présidentielles le 7 novembre 2021, l’occasion ne semble guère se prêter aux réjouissances, loin s’en faut. Quant aux listes électorales, elles se réduisent à leur plus simple expression.

Le parti au pouvoir, le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) exerce depuis des lustres une mainmise quasi-absolue sur l’Assemblée nationale, le pouvoir judiciaire, le Conseil suprême électoral (Consejo Supremo Electoral, CSE), la police nationale et l’armée. Daniel Ortega Saavedra, président du pays depuis 2007 a été successivement réélu en 2006, en 2011, en 2016, et le sera probablement encore en 2021.

Il y a plusieurs décennies, dans les années 1980, Daniel Ortega avait déjà occupé le pouvoir onze années durant. Une première fois en tant que coordinateur de la junte gouvernementale, entre 1979 et 1984, au lendemain de la révolution sandiniste, et ensuite en tant que président du pays, de 1985 à 1990.

Pas un seul des dictateurs qui ont régné sur le Nicaragua au cours de ses 200 ans d’indépendance n’a duré plus longtemps que M. Ortega. Président du Nicaragua depuis 25 ans et 2 mois, Daniel Ortega partage depuis le 1er janvier 2017 la présidence avec sa femme, Rosario Murillo, qui exerce désormais la fonction de vice-présidente.

Si l’on exclut le président actuel, les quatre présidents ayant exercé le plus longtemps leurs fonctions dans la région d’Amérique centrale sont les suivants : Anastasio Somoza García (16 ans et 9 mois), José Santos Zelaya (16 ans et 6 mois), Anastasio Somoza Debayle (9 ans et 6 mois) et Tomás Martínez Guerrero (9 ans et 3 mois).

Pour pousser l’arithmétique plus avant, signalons encore que le Nicaragua n’a eu qu’un seul président depuis 2007. Des générations entières de Nicaraguayens n’ont jamais connu d’autre chef d’État. Au Guatemala, six présidents se sont succédé au pouvoir depuis 2007. Au cours de la même période, le Salvador, le Honduras, le Panama et le Costa Rica ont eu chacun quatre présidents.

Ces chiffres nous rendent à l’évidence : le Nicaragua se trouve comme suspendu dans l’Amérique latine du 20e siècle, une Amérique latine où les régimes autoritaires étaient légion.

« La propre histoire du Nicaragua a montré que lorsque nous considérons qu’un schisme a été atteint, une détérioration encore plus profonde s’ensuit. L’actuel processus électoral par lequel Ortega sera réélu sera totalement illégitime

« De fait, la communauté internationale – 50 pays jusqu’à présent – a déjà demandé la libération des prisonniers politiques, attendu qu’il est impossible de considérer les résultats des élections comme crédibles, à la lumière de la crise des droits humains qui se vit au Nicaragua », a expliqué à Equal Times Octavio Enriquez, journaliste d’investigation nicaraguayen avec plus de vingt années d’expérience.

M. Enríquez ne se trouve pas au Nicaragua. Il y a quelques mois, il a dû partir en raison des menaces qui pèsent sur les journalistes. L’exil est, en effet, le sort que partagent de milliers de Nicaraguayens qui ont compris qu’il n’y a pas d’avenir dans un pays dont le gouvernement est susceptible de persécuter quiconque pense différemment. Ou quiconque conçoit un Nicaragua démocratique avec une division des pouvoirs, tel que le prescrit la Constitution.

Depuis le 28 mai 2021, le gouvernement s’est livré à une chasse aux sorcières contre les opposants politiques et les journalistes indépendants, avec notamment des arrestations en pleine nuit, des descentes domiciliaires en l’absence de mandat, des assignations à résidence, voire des détentions à l’Auxilio Judicial, une geôle notoire située sur les contreforts de Tiscapa, à Managua, où sont aménagées des cellules de la police sur plusieurs étages souterrains – celles-là mêmes dont se servaient les somozistes pendant leurs 45 années de dictature dynastique qui ont précédé le sandinisme.

Personne n’est épargné. La liste totale des prisonniers politiques s’élève à 155, selon le Mecanismo para el Reconocimiento de Personas Presas Políticas, un observatoire dont les résultats sont cautionnés par la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH). En 2021, 37 personnes ont été incarcérées en lien avec les élections de novembre.

Parmi ces 37 se trouvent six candidats à la présidence : Medardo Mairena, leader paysan ; Miguel Mora, journaliste ; Cristiana Chamorro, fille de l’ancienne présidente Violeta Barrios (1990-1995) ; Félix Maradiaga, homme politique ; Juan Sebastián Chamorro et Arturo Cruz, hommes d’affaires. Les six sont des opposants de Daniel Ortega et, dès lors, perçus comme une menace directe pour le pouvoir.

Toutes ces voix, réduites au silence pour une période d’incarcération indéfinie, figuraient de façon récurrente dans les rapports tels que celui-ci. Parmi la dernière vague de prisonniers, on trouve également des journalistes, des féministes et d’anciens dirigeants et combattants sandinistes qui sont aujourd’hui des dissidents et des critiques du régime. Il y a également parmi eux de jeunes étudiants devenus leaders malgré eux à la suite des manifestations de 2018.

2018 : l’année qui a tout changé

Après 11 ans sans manifestations de masse ni opposition claire à la dérive autoritariste de Daniel Ortega, en avril 2018, le mécontentement vis-à-vis du gouvernement a atteint le point d’ébullition.

Le 18 avril, quelque 300 personnes se sont rassemblées à Managua pour protester contre un projet de réforme de la loi sur les pensions, jugé injuste et inéquitable. Il s’agissait de l’une des seules manifestations de ce type à avoir vu le jour dans le pays depuis l’arrivée au pouvoir d’Ortega en 2007.

La réponse a été brutale. Entre le 18 et le 22 avril, une vague d’attaques ultra-violentes de la police et des unités parapolicières sous les ordres directs de Rosario Murillo et/ou de Daniel Ortega ont fait 56 morts, selon la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH). Il s’agissait en grande majorité d’étudiants qui s’opposaient à la loi sur les retraites.

Le bilan des victimes mortelles n’a cessé de s’alourdir de semaine en semaine tout au long de l’année 2018. Il en est allé de même pour le nombre de personnes blessées, déplacées et exilées par la répression étatique. Au cours de cette période – et j’écris ici en tant que témoin direct de ces événements – des vidéos et des photos d’étudiants morts ont inondé les groupes WhatsApp du pays.

Personne n’est préparé à voir autant d’images d’horreur, ni à accepter cette nouvelle réalité. En octobre 2021, la CIDH a officiellement recensé 328 morts et plus de 88.000 exilés au Nicaragua.

La répression d’État a connu différentes phases. La police, la parapolice et les paramilitaires ont eu carte blanche pour utiliser des armes d’assaut contre les étudiants qui se sont défendus le plus souvent avec des mortiers artisanaux, incapables de bien viser même à dix ou quinze mètres. Cette carte blanche du gouvernement sur le recours aux armes d’assaut émanait du FSLN et visait à démanteler, arrêter et éliminer physiquement les cellules de manifestants qui ont essaimé au Nicaragua en réponse au massacre d’étudiants.

Tous ces faits ont été documentés par la CIDH, Amnesty International, les organisations de défense des droits humains au Nicaragua, les médias locaux et étrangers, ainsi que par une étude indépendante réalisée à la demande de l’Organisation des États américains (OEA).

À l’issue de cette enquête menée à la demande de l’OEA, avec l’aval initial du gouvernement du Nicaragua, le groupe d’enquête GIEI Nicaragua (Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants) a conclu qu’entre le 18 avril et le 30 mai 2018, l’État, agissant sous les ordres de M. Ortega et de Mme Murillo, a commandité des crimes contre l’humanité contre des manifestants.

Le gouvernement a réfuté toutes les preuves présentées dans le rapport d’enquête, et a depuis qualifié de « putschiste » ou d’ « impérialiste » quiconque évoque le massacre de 2018, ou dénonce la nouvelle vague de répression et d’emprisonnements arbitraires.

Entre fin 2018 et 2021, plus de 100.000 Nicaraguayens ont rejoint l’exode des citoyens vers des pays comme le Costa Rica, le Mexique, les États-Unis et l’Espagne, entre autres. Les Nations Unies estiment que plus de 150.000 Nicaraguayens ont quitté définitivement le pays en 2018.

Bien que personne n’ait encore été jugé pour ces crimes, en décembre 2018, le Conseil permanent de l’OEA a statué que : « Les crimes contre l’humanité perpétrés par l’État nicaraguayen sont imprescriptibles et doivent faire l’objet d’une enquête de la Cour pénale internationale. »

La voie est libre pour Ortega

Le 1er octobre, Equal Times a envoyé un courriel adressé à Rosario Murillo Zambrana, qui, à en croire des sources proches de la vice-présidente, n’aime pas déléguer. Mme Murillo est connue pour être une protagoniste dans tout ce qui touche à la politique intérieure, et pas seulement pour ce qui a trait au pouvoir exécutif.

Trois questions ont été posées à la vice-présidente : « Les élections qui se tiendront le 7 novembre 2021 au Nicaragua seront-elles 100 % libres ? » ; « Le gouvernement nicaraguayen a été qualifié de “dictature” par plusieurs pays de la région d’Amérique centrale et du monde : qu’avez-vous à dire à ce propos, en tant que haute responsable du gouvernement sandiniste au pouvoir depuis 14 années consécutives ? » ; « Le GIEI Nicaragua, qui a enquêté sur les événements de 2018 dans le courant de la même année, avec l’aval du gouvernement et de l’OEA, a conclu que votre gouvernement a commis des “crimes contre l’humanité imprescriptibles” ». « Le gouvernement craint-il que la justice internationale s’immisce dans cette affaire, ou n’y voit-il aucun danger ? »

Et voici ce qu’a été la réponse officielle de la vice-présidente : « Merci encore pour votre gentillesse. Amitiés. »

Il est inhabituel pour Murillo de répondre aux journalistes indépendants. Qu’ils soient locaux ou étrangers. Il est bien connu dans ce pays que le parti au pouvoir observe un secret total en matière de communication, un domaine qui est de fait contrôlé principalement par Mme Murillo.

À l’approche des élections présidentielles, le gouvernement a également intensifié, ces derniers mois, la répression à l’encontre des rares médias qui échappent encore à son contrôle.

Le 14 août, les autorités ont occupé les locaux de La Prensa, quotidien qui au cours de ses près de cent années d’existence a systématiquement documenté et dénoncé les régimes dictatoriaux.

« La Prensa continue d’informer et continue de faire du journalisme, malgré les circonstances difficiles dans lesquelles le régime a placé cet organe de presse. Nous nous tenons informés par le biais de nos différentes plateformes numériques. Depuis la saisie du journal et l’arrestation de son directeur Juan Lorenzo Holmann, la rédaction s’est vue sensiblement réduite. Plusieurs journalistes sont hors du pays, d’autres sont au Nicaragua, mais pour des raisons de sécurité, nous préférons ne pas révéler de détails », a confié à Equal Times Dora Luz Romero, responsable de l’information numérique pour le journal, qui n’est plus imprimé, mais reste néanmoins très actif sous son édition numérique.

Telle est la réalité à laquelle se trouve acculé le Nicaragua. Et c’est dans ce contexte que le pays avance avec indolence vers l’échéance du 7 novembre. Tout est en place pour que la présidence reste aux mains Daniel Ortega Saavedra. Ce nouveau mandat présidentiel, son cinquième (et quatrième consécutif), prendrait fin en décembre 2026. Le « comandante », comme l’appellent ses partisans sandinistes, aura alors 81 ans. Si sa santé le lui permet, ce révolutionnaire qui dans les années 1970 a lutté pour en finir avec la dictature de Somoza, franchira le cap des 30 années au pouvoir.

This article has been translated from Spanish by Salman Yunus

Note : Ce reportage a pu être réalisé grâce au financement d’"Union to Union" — une initiative des syndicats suédois, LO, TCO, Saco.