Le moment est venu d’ouvrir le débat sur un droit humain à une transition juste

Le moment est venu d'ouvrir le débat sur un droit humain à une transition juste

The Neurath Power Station in Grevenbroich, North Rhine-Westphalia, Germany, photographed in December 2018.

(AFP/Christoph Hardt)

En août 2021, le groupe de travail du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a publié son dernier rapport, décrit par le secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, comme un « code rouge pour l’humanité ». Selon ce rapport, le réchauffement de la planète se poursuivra au moins jusqu’au milieu du siècle dans « tous les scénarios d’émissions ». Il met également en garde contre l’intensité et la fréquence accrues des chaleurs extrêmes, des sécheresses et des fortes précipitations.

Ainsi que l’a expliqué la Commission mondiale sur l’avenir du travail de l’Organisation internationale du travail (OIT), le réchauffement climatique et les mesures d’atténuation sont susceptibles de provoquer de profondes perturbations pour toutes les catégories de travailleurs, depuis ceux des industries à forte intensité de carbone jusqu’à ceux dont les emplois sont menacés par les impacts du réchauffement. Dès lors, comment sauver notre planète et le faire de manière équitable, de sorte à ne pas consolider les hiérarchies existantes autour de la race, du genre et de l’orientation sexuelle, voire à les démanteler ?

Pour les syndicats, la réponse réside dans une transition juste.

Si le concept de transition juste n’est pas nouveau, l’idée ne cesse d’évoluer et reste pour l’instant dépourvue d’une définition juridique précise. Même parmi les défenseurs des droits des travailleurs, les ambitions en matière de transition juste peuvent aller d’une vision étroite, axée sur la nécessité pour l’État de soutenir les travailleurs et les communautés (par exemple, par le biais de la protection sociale et de la reconversion professionnelle), à une vision large et transformationnelle, fondée sur une réorganisation fondamentale des rôles de l’État, du capital et du travail.

Ce bref article n’a pas pour finalité de trancher en faveur de l’une ou l’autre lecture en particulier. Ce que nous cherchons plutôt à démontrer, c’est que les éléments fondamentaux de toute conceptualisation d’une transition juste sont déjà bien ancrés dans le droit international relatif aux droits humains.

À notre avis, il convient de ne plus considérer la transition équitable comme une notion abstraite de politique publique, mais bien comme un droit humain à part entière. Encadrée de la sorte, elle permettrait aux travailleurs d’exiger des gouvernements et des employeurs qu’ils rendent des comptes sur l’inaction climatique et ses conséquences sur leurs moyens de subsistance.

En quoi consiste donc un tel droit ?

L’idée d’une transition juste est explicitement reflétée dans le préambule à l’Accord de Paris de 2015. Toutefois, en vertu de la Convention de Vienne sur le droit des traités, le préambule fait partie intégrante du texte d’un traité et est indispensable à son interprétation, dans la mesure où il indique le contexte ainsi que l’objet et le but du traité. Et bien que les considérants du traité ne soient pas susceptibles de créer un droit en soi, la pertinence du considérant est sacrosainte pour l’interprétation de l’accord de Paris. À l’heure de mettre en œuvre les mesures d’atténuation prévues dans le cadre de l’Accord, les États signataires sont tenus de se conformer à leurs obligations en matière de droits humains.

Le contenu du concept de transition juste a été élaboré plus avant par les mandants de l’OIT en 2015, lorsque ceux-ci ont adopté à l’unanimité les Principes directeurs pour une transition juste vers des économies et des sociétés écologiquement durables pour tous.

Les Principes directeurs définissent les principaux domaines d’action en matière de durabilité environnementale, économique et sociale, notamment les politiques macroéconomiques, les droits fondamentaux du travail, la sécurité et la santé au travail et la protection sociale. Un droit à une transition juste impliquerait nécessairement l’obligation pour l’État de veiller à ce que ces aspects de la politique soient traités de manière holistique.

Examinons quelques-uns d’entre eux.

  • Le droit au travail

L’article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) consacre le droit de toute personne à un travail librement choisi ou accepté, sans distinction aucune. Cela signifie pour les États l’obligation d’adopter, dans les plus brefs délais, des « mesures ayant pour but la réalisation du plein emploi », notamment en adoptant une politique nationale et un plan détaillé en vue de sa réalisation. L’obligation de mener une politique active de promotion du plein emploi, productif et librement choisi est également inscrite dans la Convention 122 de l’OIT (Politique de l’emploi).

La Recommandation 169 qui accompagne la Convention 122 fait explicitement référence au droit au travail. Pour que cela ait un sens dans le contexte d’une crise climatique, il faut aussi que les États aient l’obligation d’adopter des politiques d’atténuation et d’adaptation qui garantissent à la fois l’accès à l’emploi et les moyens d’obtenir cet emploi par le biais de politiques actives du marché du travail.

  • Le dialogue social

La négociation des mesures d’atténuation et d’adaptation au niveau national, sectoriel et de l’entreprise avec les travailleurs et les syndicats est une condition sine qua non d’une transition juste, afin de garantir que ces mesures soient suffisamment ambitieuses tout en permettant aux travailleurs et aux communautés de s’adapter et de prospérer dans le cadre de ces mesures. Les États sont déjà tenus de veiller à ce que tous les travailleurs sans distinction, y compris ceux qui sont les plus touchés par le changement climatique mais aussi le plus souvent exclus des protections du travail, aient le droit de former des syndicats et de négocier sur les mesures d’atténuation et d’adaptation. Le droit de négocier des accords contraignants sur les questions liées au climat est bien établi en vertu du droit international (et il en existe de fait plusieurs exemples).

L’OIT a reconnu maintes fois que le champ d’application de la négociation collective est large et ne doit pas être restreint par les autorités. Comme nous l’avons expliqué précédemment, le droit de mener une action collective, y compris la grève, sur des enjeux climatiques, est aussi clairement établi en vertu du droit international. Comme pour souligner ces points, Clément Voule, le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, a recommandé dans son dernier rapport à l’Assemblée générale des Nations Unies que les États doivent « veiller à ce que tous les travailleurs se voient garantir le droit de s’associer, le droit de grève et celui de négocier collectivement à tous les niveaux, y compris au sujet d’enjeux liés aux changements climatiques et aux transitions justes ».

  • Le droit à des conditions de travail justes et favorables

Ce droit est ancré dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, ainsi que dans différentes conventions de l’OIT. Fondamentalement, tout travail doit être un travail décent, qui respecte les droits fondamentaux de la personne ainsi que les droits des travailleurs en matière de conditions de travail, de sécurité et de rémunération. En particulier, les États doivent « adopter des lois, des politiques et des réglementations sur la non-discrimination, un salaire minimum non dérogeable, la sécurité et la santé au travail, la couverture d’assurance obligatoire, des normes minimales concernant le repos, les loisirs, la limitation de la durée du travail, les congés payés annuels et autres, ainsi que les jours fériés ».

En cas de crise climatique, cela signifie que les emplois que nous espérons créer grâce aux mesures d’atténuation et d’adaptation, les emplois dits « verts », doivent être des emplois de qualité et bien rémunérés. Cela signifie également que l’État doit veiller à ce que les conditions de travail dans un monde en proie au réchauffement climatique soient sûres et, par-là même, que des mesures d’atténuation et d’adaptation appropriées soient prises pour faire face à des températures de plus en plus élevées et à des phénomènes météorologiques de plus en plus intenses.

  • Les politiques d’entreprise

Les entreprises et les employeurs auront également un rôle important à jouer dans la mise en œuvre du droit humain à une transition juste. Les États devront nécessairement mettre en place des lois au niveau national obligeant les employeurs, entre autres, à assurer un dialogue social sur les mesures d’atténuation et d’adaptation au changement climatique, à anticiper et à planifier la transition vers le « net zéro », et à accorder la priorité à la mise à niveau des compétences des travailleurs.

Du point de vue de la responsabilité des entreprises, celles-ci devront également prendre en compte l’empreinte environnementale de leurs chaînes d’approvisionnement mondiales. Les processus de diligence raisonnable en matière de droits humains et environnementaux exigeront nécessairement des entreprises qu’elles évitent de causer ou de contribuer à des impacts négatifs sur les droits liés à la transition verte dans le cadre de leurs propres activités ou d’y être associées du fait de leurs relations commerciales.

  • Autres initiatives juridiques importantes

Début octobre 2021, la 48e session du Conseil des droits de l’homme a adopté une résolution sur la reconnaissance et la mise en œuvre du droit humain à un environnement propre, sûr, sain et durable. Pour être effectif, le droit à une transition juste doit être intégré au processus en tant que protection nécessaire pour les travailleurs et les communautés.

Une telle approche s’appuierait également sur la Convention d’Aarhus (Europe) et, plus récemment, sur l’accord d’Escazú (Amériques), qui renferment des dispositions relatives à la participation du public au processus décisionnel en matière d’environnement, au droit de toute personne de recevoir des informations sur l’environnement détenues par les pouvoirs publics et à l’accès à la justice concernant les actes ou omissions de l’État qui ont un impact sur l’environnement.

Les litiges au niveau national, ancrés dans la législation sur les droits humains, détermineront aussi nécessairement la portée d’une transition juste. Tout récemment, un tribunal en Belgique a conclu que le gouvernement avait enfreint la législation belge et la Convention européenne des droits de l’homme, dans la mesure où ses politiques d’atténuation du changement climatique sont insuffisantes pour faire face de manière adéquate aux effets du changement climatique. Ce jugement fait suite à des arrêts précédents aux Pays-Bas, en France et en Allemagne, qui ont tous conclu que les politiques nationales étaient inadéquates pour faire face à la crise climatique. La justice néerlandaise est allée jusqu’à ordonner à l’État de réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 25 % pour 2020.

Plus qu’une simple possibilité, une transition juste vers une économie sobre en carbone relève d’une nécessité urgente. Alors que les changements climatiques continueront à avoir des répercussions sur les travailleurs du monde entier, celles-ci risquent d’être d’autant plus profondes et perturbatrices si ces mêmes travailleurs ne font pas partie intégrante de la solution.

La mise en place d’un droit à une transition juste, inscrit dans les normes internationales du travail et dans le droit international relatif aux droits humains, peut contribuer à faire passer ce concept dans les textes de loi et à accélérer les progrès vers une croissance économique durable et le progrès social.