Faute de législation fédérale, les syndicats américains préparent le terrain pour une économie post-énergie fossile

Faute de législation fédérale, les syndicats américains préparent le terrain pour une économie post-énergie fossile

In this 22 October 2021 photograph, supporters and demonstrators stand behind the five climate activists on hunger strike at the White House. The activists, who are part of the Sunrise Movement, are demanding that US president Joe Biden takes meaningful action on climate change in the face of threats to water down his US$3.5 trillion social and environmental spending agenda.

(Allison Bailey/NurPhoto via AFP)

Lorsque la députée Alexandria Ocasio-Cortez a présenté le Green New Deal au Congrès en 2019, beaucoup au sein du mouvement syndical ont réagi avec un profond scepticisme. Le Green New Deal était présenté comme une résolution non contraignante qui reconnaissait le devoir du gouvernement des États-Unis d’atteindre un niveau d’émissions nettes nul à l’horizon 2050, tout en créant des millions d’emplois bien rémunérés grâce à « une transition équitable et juste pour toutes les collectivités et tous les travailleurs ».

L’ancien président de la Fédération américaine du travail et du Congrès des organisations industrielles (AFL-CIO), qui représente plus de 12 millions de travailleurs à travers 57 syndicats, avait alors déclaré aux journalistes que les syndicats n’avaient pas été consultés avant la présentation de la législation.

L’expression « transition juste », mentionnée une seule fois dans la résolution de 14 pages, est un cadre issu du mouvement syndical des États-Unis. Cet engagement consiste à se centrer sur les travailleurs et les collectivités les plus touchés par la transition d’une économie extractive vers une économie neutre en carbone. Cependant, comme le décrit la résolution de 2019, les syndicats les plus touchés par cette transition estiment que trop de questions restaient sans réponse.

Brad Markell, directeur exécutif du conseil syndical industriel de l’AFL-CIO et président de son groupe de travail sur l’énergie, affirme que cette appréhension repose sur les expériences de la classe ouvrière des États-Unis au cours des 40 dernières années.

« Chaque fois qu’un changement important se produit, les travailleurs en font les frais, qu’il s’agisse de déréglementation, d’externalisation ou de libre-échange », explique M. Markell.

M. Markell est issu du secteur de la manufacture. En 1993, il a été licencié de son emploi dans une usine de General Motors à Détroit, dans le Michigan, avant d’être transféré dans une autre usine située à une heure de route, à Toledo, dans l’Ohio. « J’étais l’un des plus chanceux », déclare-t-il à Equal Times. « Les gens ne font pas souvent l’expérience de trouver un autre emploi lorsque l’emploi bien rémunéré qu’ils occupaient disparaît. En l’absence de création de bons emplois permettant de subvenir aux besoins des familles dans ces collectivités, ils vont s’accrocher coûte que coûte [au travail qu’ils peuvent décrocher]. »

Pour surmonter le scepticisme des travailleurs à l’égard de termes tels que « transition juste », il faudra investir dans leurs collectivités en vue de créer des emplois de qualité. Un rapport publié en 2021 par l’Energy Futures Initiative recense 345.000 travailleurs dans l’industrie de l’énergie solaire aux États-Unis et 114.00 dans l’industrie de l’énergie éolienne, contre 1,6 million dans le pétrole, le charbon et le gaz naturel. Il s’agit notamment d’installateurs de panneaux solaires, de techniciens d’éoliennes, d’ingénieurs, d’électriciens, etc. « Une importante partie du problème est que la plupart des entreprises du secteur des énergies renouvelables sont hostiles aux syndicats et qu’elles fournissent des emplois de faible qualité », explique M. Markell. « C’est précisément ce qui est si étonnant dans ce qui se dessine pour l’éolien en mer aux États-Unis ».

Ørsted et Reimagine Appalachia – un accord historique et un plan directeur

À la fin de l’année 2020, les syndicats des métiers de la construction d’Amérique du Nord (North America’s Building Trades Unions, NABTU), qui représentent plus de trois millions de travailleurs à travers l’Amérique du Nord, ont signé un accord historique avec le plus grand développeur d’éoliennes en mer au monde, une entreprise énergétique danoise nommée Ørsted, dans le but d’assurer la transition des travailleurs de la construction vers l’industrie éolienne en mer. L’accord engage la société à former des travailleurs pour les futurs travaux en mer et à utiliser des travailleurs syndiqués pour divers projets prévus le long de la côte est des États-Unis.

Cet accord est le fruit d’une collaboration internationale, facilitée par le Centre pour une transition juste, un groupe qui fait partie de la Confédération syndicale internationale (CSI). En 2019, la présidente de l’AFL-CIO, Liz Shuler, alors secrétaire-trésorière, s’est rendue au Danemark et en Norvège pour rencontrer la direction d’Ørsted. M. Markell estime que c’est grâce à Mme Shuler que l’AFL-CIO et le NABTU sont arrivés à la table des négociations.

Au Danemark, le plaidoyer local des syndicats a jeté les bases de l’accord entre NABTU et Ørsted en amenant tout d’abord l’entreprise à signer un engagement mondial de transition juste, d’après Samantha Smith, directrice du Centre pour une transition juste, puis en exerçant une pression constante sur les syndicats danois. À peu près au moment où Mme Smith est entrée en fonction au Centre pour une transition juste en 2016, elle a eu une conversation franche avec le Syndicat international des travailleurs d’Amérique du Nord (Laborer’s International Union of North America, LiUNA) – un syndicat de 500.000 membres très présent dans les secteurs de la construction et de l’énergie. Le syndicat LiUNA avait été particulièrement critique envers le Green New Deal, mais lorsque Mme Smith a discuté avec eux d’une transition juste, ils ont répondu : « Nous sommes prêts à construire n’importe quoi, mais ces grandes entreprises d’énergie renouvelable appliquent des normes de travail épouvantables. »

En 2017, l’AFL-CIO a adopté une résolution l’engageant à « lutter sur le plan politique et législatif » pour les travailleurs touchés par la transition vers les énergies propres. La déclaration indique que « le moyen le plus rapide et le plus équitable de faire face au changement climatique consiste à ce que les travailleurs soient au centre de la création de solutions permettant de réduire les émissions. » En l’absence de législation fédérale, un certain nombre de sections de l’AFL-CIO, au niveau des États et au niveau local, s’est employé à jeter les bases de la transition en élaborant des politiques et en discutant avec leurs membres.

Reimagine Appalachia est une vaste coalition de groupes de défense de l’environnement et organisations syndicales répartis dans quatre États au cœur du bassin houiller des États-Unis : la Pennsylvanie, l’Ohio, le Kentucky et la Virginie-Occidentale. À la fin du mois de mai, les présidents de chaque section de l’AFL-CIO au niveau des États ont publié une série de livres blancs exposant leur vision d’un « plan fédéral d’infrastructure pour la région des Appalaches ». Pendant des mois, la coalition a organisé des réunions et des séances d’écoute pour discuter avec les membres et les dirigeants syndicaux de ce à quoi pourrait ressembler un cadre politique centré sur les syndicats, avant de publier son plan directeur au début de l’année. Leur vision est ancrée dans la reconstruction de la classe ouvrière de la région grâce à des investissements fédéraux et à la création d’emplois syndiqués pour construire une économie verte.

« La transformation des Appalaches en une économie durable du XXIe siècle, une économie bonne pour les travailleurs, les communautés et notre santé, nécessitera des ressources fédérales importantes », indique leur plan directeur. « Nous ne devons et ne pouvons accepter rien de moins étant donné les immenses richesses extraites des Appalaches au cours des siècles passés. »

La coalition repose sur l’idée que la législation fédérale sur le climat est imminente et que les syndicats doivent être prêts lorsqu’elle sera adoptée. Le plan directeur propose la création d’opportunités pour les travailleurs des industries extractives, des projets financés par des fonds publics avec des critères élevés de qualité du travail, un réseau électrique modernisé, une fabrication propre, des transports durables et une version moderne du Corps civil de protection de l’environnement, un programme d’emploi du New Deal qui avait donné du travail à trois millions de chômeurs pendant la Grande Dépression en leur faisant planter des arbres et construire des parcs.

Organisation des syndicats en matière de climat et dans l’attente de la législation fédérale

D’autres syndicats à travers les États-Unis mènent également toute une série de projets climatiques ambitieux. Dans l’État de New York, une coalition de syndicats représentant 2,6 millions de travailleurs dans les secteurs de la construction, des transports, de l’énergie, des services publics, notamment, a formé le groupe Climate Jobs New York (CJNY). Le groupe a apporté son soutien à la législation de l’État qui met New York sur la voie menant à 100 % d’énergie renouvelable à l’horizon 2040 et exige des conventions collectives entre les syndicats du bâtiment et les entrepreneurs (appelées Project Labor Agreements) pour tout développement éolien en mer. Grâce à des alliances avec des groupes environnementaux locaux, le groupe CJNY a également fait pression pour obtenir des investissements plus importants dans les infrastructures d’énergie renouvelable. Avec cinq projets d’éoliennes en mer en cours de développement, l’État de New York dispose désormais du plus grand parc éolien du pays, qui devrait répondre à près de la moitié des besoins énergétiques de la ville de New York d’ici 2035.

Dans le plus grand État producteur de pétrole des États-Unis, l’AFL-CIO du Texas a approuvé une résolution soutenant le Texas Climate Jobs Project en juillet dernier. S’il est mis en œuvre, ce plan devrait permettre la création de plus d’un million d’emplois au cours des 25 prochaines années grâce au développement des énergies éolienne et solaire, tout en luttant contre les « crises croisées » que sont la pandémie, les inégalités de revenus, l’injustice raciale et l’urgence climatique.

Quelques semaines après les élections de 2020, une coalition appelée Climate Jobs Rhode Island (RI) a été formée par des groupes syndicaux et environnementaux de l’État.

Climate Jobs RI a mis en avant un certain nombre d’objectifs, notamment « institutionnaliser le concept de transition juste au sein de toutes les agences gouvernementales de l’État », atteindre des émissions nettes nulles d’ici 2050, passer aux énergies renouvelables et augmenter les programmes d’apprentissage afin de doter les travailleurs des compétences dont ils auront besoin pour travailler dans une économie verte.

Dans ce contexte, comment les politiques gouvernementales rejoignent-elles ces initiatives syndicales ? Joe Biden a fait campagne sur un programme visant à reconstruire l’industrie manufacturière des États-Unis et, dans le même temps, la classe moyenne en créant des emplois syndiqués de qualité qui mettraient le pays sur le chemin d’un taux d’émissions nettes nul d’ici 2050. Son programme « Build Back Better » comprend un plan pour les énergies propres, un investissement de 2.000 milliards de dollars US (1.727 milliards d’euros) dans les infrastructures, la création de 10 millions d’emplois avec de bons salaires, des avantages sociaux et des protections pour les travailleurs, des investissements dans la recherche et le développement de technologies vertes, des écoles modernisées et des logements publics.

Pourtant, bien que le parti démocrate contrôle les trois branches du gouvernement, la législation fédérale sur le climat, le travail et les infrastructures est dans l’impasse à cause, notamment, de deux sénateurs démocrates de droite : Kyrsten Sinema de l’Arizona et Joe Manchin de la Virginie-Occidentale. La Virginie-Occidentale affiche le deuxième taux de pauvreté le plus élevé du pays, en grande partie à cause d’une forte baisse des emplois dans l’industrie du charbon, secteur dans lequel le sénateur Manchin a fait fortune. Le Parti républicain s’opposant au programme de M. Biden, ces deux votes au sein du Parti démocrate détermineront si la législation sera adoptée ou non*.

En août, le vote de M. Manchin a fait pencher la balance contre un projet de loi de réconciliation qui aurait permis d’investir 3.500 milliards de dollars US (3,022 milliards d’euros) dans le pays sur dix ans (moins de la moitié de ce que les États-Unis dépenseront dans leur budget militaire pendant la même période). Telle qu’elle avait été proposée à l’origine, cette législation aurait constitué le plus grand investissement climatique de l’histoire du pays, mais à la suite de plusieurs compromis obtenus à l’arraché au sein du parti démocrate, bon nombre des éléments initiaux ont été supprimés. Selon une récente enquête de The Intercept, M. Manchin a empoché 4,5 millions de dollars US (3,9 millions d’euros) grâce à ses entreprises charbonnières, bien qu’il ait affirmé qu’elles étaient détenues dans une fiducie sans droit de regard depuis son entrée en fonction.

M. Markell de l’AFL-CIO, qui a fait partie de l’équipe de transition Biden-Harris au sein du département de l’Énergie , reste positif quant à l’engagement de l’administration Biden en faveur d’une transition juste : « Nous avons un président qui est attaché aux syndicats et aux emplois syndiqués et qui comprend ce qu’ils signifient pour les familles et les collectivités. Dans le même temps, il nous met sur la voie des objectifs climatiques que la science nous exhorte à atteindre. » Toutefois, à la question de savoir si son programme législatif sera adopté, M. Markell ajoute avec prudence : « Nous verrons si le Congrès veut jouer son rôle. »

[*Note de l’éditeur : le vendredi 5 novembre, la Chambre des représentants des États-Unis a finalement adopté un projet de loi sur les infrastructures de 1.200 milliards de dollars, dont 47 milliards sont réservés aux mesures de résilience climatique. Mais le sort d’un second projet de loi qui affecte 555 milliards de dollars supplémentaires à la lutte contre le changement climatique reste incertain].

Cet article a été financé par la fondation Friedrich-Ebert-Stiftung dans le cadre d’une série d’articles sur les syndicats et la transition juste.