En Afghanistan, l’échec de plus en plus visible de la lutte contre le travail des enfants

En Afghanistan, l'échec de plus en plus visible de la lutte contre le travail des enfants

A young Afghan boy works as a water carrier at Karte Sakhi cemetery, Kabul, in November 2021. For 10 afghanis (approximately US$0.10), he brings water to families who have come to pay their respects and wish to clean the graves of their loved ones.

(Florient Zwein/Studio Hans Lucas)
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[Cet article est accompagné par un reportage en photos, à Kaboul, à visualiser ici.]

Dans la rue Barchi, une des artères principales de Kaboul, des petites silhouettes déambulent entre les voitures : « 10 afghanis pour un masque contre le coronavirus ! » lance un garçon d’à peine 7 ans en tendant une boite en carton. Un peu plus loin, une fillette toque aux vitres des véhicules pour quémander quelques billets. En Afghanistan, ces scènes du quotidien sont des plus banales.

En 2018, le ministère du Travail afghan reconnaissait, dans un rapport élaboré avec le soutien de l’Organisation internationale du Travail (OIT), que 29% des enfants afghans âgés entre 5 et 17 ans travaillaient. Deux ans plus tôt, Human Rights Watch rapportait déjà qu’un quart des enfants afghans de moins de 14 ans exerçaient une activité laborieuse, souvent durant de longues heures, dans des conditions dangereuses et pour des revenus dérisoires. Ces chiffres restent des estimations. Les épisodes guerriers et l’isolement d’une partie de la population dans les campagnes ont pu rendre difficiles les évaluations officielles ou celles des ONG. Mais ils montrent déjà l’ampleur et le profond ancrage de ce phénomène dans la société afghane, où 45% de la population est âgée de moins de 15 ans.

Cette pratique est pourtant bien illégale en Afghanistan. En avril 2010, le pays a ratifié deux traités fondamentaux relatifs à la lutte contre le travail infantile : la Convention n°182 de l’Organisation internationale du Travail sur les pires formes de travail des enfants et la Convention n°138 sur l’âge minimum d’admission à l’emploi. Selon le droit afghan, l’âge minimum pour travailler est fixé à 18 ans. Les mineurs entre 15 et 17 ans peuvent exercer une profession dans certaines conditions, si le travail n’est pas pénible, s’il nécessite moins de 35 heures par semaine et s’il constitue une forme de formation professionnelle. Mais il est interdit aux enfants de 14 ans et moins de travailler.

La législation pour lutter contre le travail des enfants, ainsi que des plans d’actions, ont commencé à être mis en place sous la République islamique (2001-2021), principalement portée par l’administration de tutelle américaine et une partie de la société civile afghane libérale. Mais les intentions sont entrées en confrontation avec une réalité locale qui continue de rester très éloignée des normes internationales.

Le recours important au travail des enfants s’explique principalement par l’extrême pauvreté des populations. L’Afghanistan reste parmi les pays les plus pauvres au monde.

Patricia Grossman, directrice Asie pour Human Rights Watch, indique à Equal Times que « certaines familles n’ont pas d’autre choix. Il faut soutenir l’économie afghane mise à mal par des décennies de guerre. Mais il est difficile de dire aux populations pauvres : ‘’arrêtez ces pratiques’’. »

Outre la pauvreté, le manque d’accès à l’éducation dans les régions reculées et conservatrices renforce le travail des enfants. Selon les autorités afghanes, en 2017, 3,5 millions d’enfants étaient privés d’école, principalement dans les campagnes, tandis que la moitié des enfants qui s’engagent dans le travail cesse d’aller à l’école.

« La plupart des enfants afghans qui travaillent sont employés dans le secteur agricole », affirme à Equal Times Amanda Bissex, conseillère régionale pour la protection de l’enfance en Asie du Sud pour l’Unicef, « la sècheresse qui sévie depuis trois ans a entraîné une paupérisation du monde paysan, accentuant le phénomène. » On trouve également beaucoup d’enfants au travail, entre autres, dans les fabriques artisanales de tapis, les briqueteries ou encore les mines, sans compter ceux qui vendent à la sauvette ou mendient dans les rues.

Ce fossé entre la législation et la réalité s’explique aussi par « le manque de ressources pour dialoguer avec les communautés sur ces pratiques et par l’absence de sensibilisation pertinente », indique à Equal Times Emma Allen, chargée d’études au centre de recherche Samuel Hall.

Un manque de ressources non seulement lié aux moyens limités de l’État afghan, qui disposent d’un nombre très limité d’inspecteurs du travail, mais aussi à la corruption endémique sous la République islamique. C’est ce qu’affirme Ali [le nom a été changé] à Equal Times, un responsable de l’ONG War Child Afghanistan, dédiée à la protection des enfants. « Certains enfants qui travaillaient de force dans le trafic de drogue ont été exploités par des réseaux liés à la police afghane corrompue. Il était impossible de criminaliser ces groupes et donc de sortir ces enfants du travail. »

Un combat mis à mal par l’agravation de la situation économique...

L’économie afghane était déjà en grande difficulté avant le retour au pouvoir des taliban en 2021, mais l’instauration de sanctions internationales qui s’en sont suivies a plongé le pays dans une crise encore plus grave. Après la chute de Kaboul le 15 août dernier, Washington a gelé 9,5 milliards de dollars d’avoirs de la banque centrale afghane, afin d’éviter qu’ils ne tombent dans les mains des taliban. Salaires des employés de la fonction publique impayés, ralentissement de l’économie, accès limité aux banques et baisse des aides internationales, ont entraîné une paupérisation accélérée de la population.

Par ailleurs, de nombreuses organisations humanitaires qui assuraient un certain soutien aux familles démunies ont cessé ou réduit leurs activités ces derniers mois. En conséquence, aujourd’hui, plus de 60% des Afghans vivent dans l’insécurité alimentaire, selon le Programme alimentaire mondial (PAM) et 97% de la population pourrait tomber dans la pauvreté d’ici le printemps 2022, si aucune mesure n’est prise, selon le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Dans ce contexte, le travail des enfants n’a fait que s’intensifier.

Basé à Herat, l’ONG War Children vient en aide aux enfants qui ont immigré en Iran pour trouver du travail et ont été arrêtés puis rapatriés en Afghanistan. Ali assure que le nombre d’enfants en recherche de travail dans le pays voisin a augmenté : « ils sont deux fois plus nombreux à être rapatriés en Afghanistan par rapport à la même période l’année dernière. » Le même phénomène existe à la frontière avec le Pakistan. Les derniers mois, les médias présents sur place ont indiqué que des enfants afghans traversent régulièrement la frontière pakistano-afghane illégalement, comme contrebandiers. Cachés sous des camions, ils passent dans le pays voisin dans des conditions extrêmement dangereuses.

Outre la crise économique sévère, le retour des taliban pose des questions sur les intentions du nouvel Émirat islamique en matière de protection des enfants.

Depuis le retour du mouvement fondamentaliste au pouvoir, les filles afghanes ne peuvent plus étudier dans le secondaire dans la plupart des provinces du pays. À partir de 12 ans, elles doivent rester dans leur foyer. Selon Emma Allen, du centre Samuel Hall, ces nouvelles mesures « pourraient accentuer le travail des filles à la maison, notamment pour la réalisation de tâches lourdes. Cela risque aussi d’augmenter les mariages précoces et le recours à la mendicité. »

Le travail des enfants ne touche pas de la même manière les garçons et les filles. Selon un rapport de l’Autorité nationale d’information et de statistiques (NSIA) publié en avril 2021, le travail en extérieur est réalisé par deux fois plus de garçons que de filles. Les filles sont le plus souvent cantonnées aux travaux au sein du foyer, invisibles, donc plus difficiles à évaluer. « Elles travaillent généralement dans le tissage de tapis », affirme Ali de War Child.

Certaines organisations internationales comme l’Unicef ont mis en place des « espaces sûrs » de dialogue pour permettre aux filles qui travaillent à l’intérieur de s’exprimer sur leurs conditions de vie. Mais les effets de ces programmes restent limités dans la société afghane, où la famille laisse rarement les autorités publiques ou les organisations internationales pénétrer la sphère privée.

...et par un avenir incertain

Depuis le 15 août, les taliban n’ont pas présenté publiquement de politique en matière de lutte contre le travail des enfants selon Emma Allen : « il n’y a pas eu de messages clairs à ce sujet ». Les pratiques du mouvement taliban en matière de protection des enfants sont inquiétantes : « ils ont utilisé des enfants-soldats dans le passé », assure la chercheuse. « Leurs messages et leurs actions sur les questions relatives aux droits de l’enfant tels que l’éducation et le mariage n’ont jamais été, récemment et historiquement, fortement alignés sur les normes internationales énoncées dans la Convention relative aux droits de l’enfant. »

Selon Ali, de War Child, depuis le 15 août, les priorités des taliban restent floues : « Vont-ils vraiment soutenir la lutte contre le travail des enfants ? Vont-ils changer la loi ? Nous n’avons aucune indication, nous naviguons à vue. » Le changement de régime avec l’instauration de l’Émirat islamique pose de nombreuses questions sur l’application des lois auparavant ratifiées par la République. De retour au pouvoir après vingt ans d’insurrection, ils doivent faire preuve de leur capacité à administrer un État. Aujourd’hui, leur politique est basée sur deux piliers : la sécurité et l’instauration d’un pouvoir « réellement » islamiste basé sur la Charia (qui énonce l’interdiction de l’exploitation des enfants dans ces lois, par ailleurs).

De son côté, Amanda Bissex de l’Unicef, une des rares organisations encore sur place, se veut légèrement optimiste : « Nous avons abordé la question du travail des enfants avec les taliban, et ils nous ont fait part de leurs préoccupations. Ils ont demandé de l’aide à l’Unicef dans ce domaine. »

Cependant, les moyens de l’agence onusienne restent limités et l’aide internationale apportée acteullement aux populations se fait dans le cadre d’un soutien alimentaire et sanitaire contribuant aux besoins de base. Les programmes de défense des droits humains de long terme, dont ceux liés à l’éducation et à la protection de l’enfance sont désormais suspendu au contexte diplomatique et géopolitique.

This article has been translated from French.