Démence et vieillissement : les conséquences douloureuses d’un état absent en Italie

Démence et vieillissement : les conséquences douloureuses d'un état absent en Italie

In the absence of real public health policy addressing dementia, the emotional, economic and psychological burden of these illnesses falls mainly on the families of patients and on women in particular.

(Marco Marchese)

« Ma mère a toujours été une femme active : enseignante, proviseure et ensuite maire de sa petite ville. Elle a compris toute seule que quelque chose clochait. Au milieu de la lecture d’un article de journal, elle a pris peur en réalisant qu’elle en avait déjà oublié le début ».

Voici comment Maria Paola Mattolini raconte le moment tragique où sa mère Giuditta, âgée de 70 ans, a réalisé que son cerveau ne fonctionnait plus comme avant. Après quelques examens, une neurologue a dit suspecter une démence de type Alzheimer, le diagnostic restant incertain car la maladie était à un stade précoce. Quelques années plus tard, celui-ci s’est confirmé. « La docteure nous a tout de suite dit que c’était une voie sans retour, mais elle nous a expliqué quoi faire pour ralentir la dégénérescence et permettre à ma mère de vivre le plus sereinement possible ».

Dix ans ont passé depuis ce jour et cela fait cinq ans que les parents de Maria Paola ont emménagé chez elle à Milan car son père n’arrivait plus à s’occuper seul de sa mère. « J’ai compris avec le temps que ce n’est pas vrai que les malades atteints de démence sénile deviennent comme des enfants », raconte Marie Paola. « Ils perdent évidemment des capacités cognitives mais restent ancrés dans leur vécu, même s’ils n’arrivent pas à l’appréhender correctement. Il faut s’appuyer sur ce vécu pour mettre la personne en valeur et qu’elle ne se sente pas complètement perdue. Mais plus on avance et plus c’est difficile de faire appel à leur identité ».

Le dernier rapport de Alzheimer Europe (Dementia in Europe Yearbook 2019) estime qu’il y a environ 1,3 million de personnes malades de démence en Italie, dont la cause la plus fréquente est Alzheimer (50 à 60% des cas). La prévalence de ces maladies augmente fortement avec l’âge.

L’Italie est déjà le pays européen où l’âge moyen est le plus élevé (46,7 ans) sur le continent et qui a la plus grande proportion de personnes âgées (22,8% de la population ont plus de 65 ans). En tenant compte du vieillissement progressif de la population, le rapport estime qu’il y aura plus de 2,2 millions de malades de démence en 2050, presque le double d’aujourd’hui. À l’échelle du continent européen, les prévisions données par le rapport évoquent près de 18,8 millions de personnes concernées en 2050, soit 3% de la population.

« Ces chiffres donnent des sueurs froides, surtout si on pense qu’autour de chaque malade, il y a une famille qui est directement impliquée par la maladie », commente Patrizia Spadin, présidente de l’Associazione Italiana Malattia di Alzheimer (AIMA). « Ce sont des millions et des millions de personnes qui supportent quotidiennement les énormes coûts émotionnels, psychologiques et économiques que comporte le soin des personnes affectées de démence ».

Patients et aidants abandonnés

Face à ces chiffres alarmants, l’Italie fait trop peu. « Les malades et les familles rencontrent des problèmes multiples. Il n’y a pas de véritable prise en charge, l’information sur les dispositifs disponibles est inexistante, les services aux patients sont insuffisants », dénonce Mme Spadin. « Les centres spécialisés dans les démences sont peu nombreux et mal répartis sur le territoire. Il s’écoule souvent de 12 à 14 mois entre le signalement des premiers symptômes et l’accès à un diagnostic. Et après cette étape, les centres spécialisés ne peuvent guère faire plus que de prescrire les médicaments et effectuer un contrôle de routine tous les 4 ou 6 mois ».

Les associations dénoncent l’absence d’une stratégie nationale pour affronter la maladie. « Nous avons 20 systèmes régionaux différents ; une personne reçoit moins d’aide si elle tombe malade en Sicile qu’en Lombardie. Ce n’est pas acceptable. Une fois entrées dans le labyrinthe des diagnostics, les familles sont délaissées face à tous les problèmes posés par la maladie », explique Mario Possenti, secrétaire général de la Federazione Alzheimer Italia.

Le Plan National Démence, le document de santé publique qui fournit les indications stratégiques pour l’amélioration de la prise en charge dans le secteur des démences, date de 2014 et n’a jamais été mis à jour. Par ailleurs, il est resté lettre morte jusqu’à fin 2020, moment où il a reçu pour la première fois un investissement de 15 millions d’euros pour trois ans. « Finalement, une bonne nouvelle, mais ce sont des miettes par rapport aux coûts énormes de la maladie », commente M. Possenti.

Une étude conduite par l’AIMA et Censis, en 2016, chiffrait le coût moyen annuel d’un malade de démence à environ 70.000 euros en cumulant les coûts directs (comme les médicaments et les prestations ambulatoires) et indirects (comme les pertes de revenus du travail et l’aide informelle). Le Système de Santé National ne couvre qu’une partie minuscule des dépenses, correspondant à 30% des coûts directs, qui représentent eux-mêmes 25% de l’ensemble. Les coûts indirects, soit les trois-quarts du total, reposent intégralement sur les familles, qui assument par conséquent plus de 90% du coût de la maladie.

Maria Paola, qui réside pourtant dans la vertueuse Lombardie, ne reçoit que cinq heures par mois de thérapie occupationnelle pour sa mère et une heure de soutien psychologique pour la famille. « Heureusement, mes parents ont une retraite qui nous permet de recourir à des aides à domicile externes », dit Maria Paola.

« C’est une maladie qui a un coût économique très élevé pour la famille parce qu’on ne peut jamais laisser la personne toute seule. Parfois, même dans les phases initiales, elle allume le gaz sans raison, ou elle confond l’huile avec le savon. Mais ceux qui ne peuvent pas payer ces aides, comment font-ils ? C’est intolérable que les familles à faibles revenus soient abandonnées dans cette tragédie, sans jamais pouvoir s’accorder un moment de répit ».

« On dirait que l’assistance à ces personnes ne concerne pas le Système de Santé National », accuse Mme Spadin de l’AIMA. « Sans le bénévolat et le secteur tertiaire, il n’y aurait pas toute une série de services psychosociaux, pour la plupart payants. Et sans suivi de la part de l’État, c’est la porte ouverte à toutes les arnaques. Certains inventent des thérapies bidon et profitent de l’abandon des familles et de leur souffrance ».

Contrairement à plusieurs pays européens, l’Italie soutient peu les aidants, dont seules les associations semblent se soucier. « Nous avons reçu une forte donation et avons contacté l’assistance sociale des quartiers de Rome pour identifier les familles dans le besoin pour leur verser une aide », raconte Luisa Bartolini, présidente de l’association Alzheimer Uniti Roma. « La région du Latium a voté une loi pour les aidants. Ça commence à bouger mais les régions avancent en ordre dispersé ».

Dans ce contexte, les démences ont un impact dévastateur principalement sur les femmes, pour deux raisons. « Comme elles ont une espérance de vie plus longue, statistiquement ce sont elles qui tombent le plus malades », explique M. Possenti. « Dans le même temps, dans un pays encore profondément machiste comme l’Italie, le poids du soin repose presque toujours sur les femmes qui sont souvent contraintes d’abandonner leur travail, aggravant encore les inégalités de genre dans notre pays ». Avec seulement 50% des femmes en emploi, l’Italie occupe l’avant-dernière position en Europe (moyenne à 68%), ne devançant que la Grèce (47%).

Comme si cela ne suffisait pas, la pandémie a détérioré la condition des malades et de leurs familles. Selon les estimations de l’Institut Supérieur de Santé, 20% de toutes les victimes de la Covid-19 en Italie étaient des patients affectés de démence sénile. Une surreprésentation qui s’explique par une difficulté à adhérer aux normes sanitaires et parce que la plupart des patients étaient accueillis dans des RSA (résidences non-hospitalières destinées aux personnes dépendantes), qui sont devenues d’importants foyers de contagion. «Ceux qui ont survécu sont restés sans stimuli et sans pouvoir interagir avec leurs proches pendant deux ans, or ceci est fondamental pour ralentir le cours de la maladie », commente Mario Possenti. « La pandémie a décimé une population déjà fragilisée, non seulement par la pathologie, mais surtout par l’insuffisance de politiques sociales spécifiques », dénonce Mme Spadin de l’AIMA.

« Le plus dur, c’est que la personne se fait comprendre de moins en moins. Ma mère a eu une douleur au ventre, mais elle n’arrivait pas à l’expliquer », raconte Maria Paola. « Il n’existe pas de maisons médicales spécialisées pour ces personnes qui ne sont plus en mesure de s’exprimer. C’est douloureux parce que ça révèle que le patient, d’un certain point de vue, est complètement abandonné. Et c’est à nous de devoir tout gérer, tout seuls, assumant des responsabilités que nous ne devrions pas. Mais il n’y a personne vers qui se tourner dans de tels cas ».

Un défi mondial

La démence est la septième cause de mortalité parmi toutes les maladies et l’une des principales causes de handicap et de dépendance pour les personnes âgées dans le monde. Le dernier rapport publié par l’OMS montre l’urgence à augmenter les efforts au niveau mondial.

L’augmentation du nombre de malades est continue : aujourd’hui 55 millions, ils seront près de 140 millions en 2050. Pourtant, le rapport souligne qu’au niveau mondial, seul un quart des pays s’est doté d’un plan d’aide contre la démence, la moitié d’entre eux se trouvant en Europe. Les coûts économiques et sociaux de la démence atteignent 1.300 milliards de dollars et doubleront d’ici 2030.

« Pour prendre en charge efficacement les malades, il faudrait un réseau national structuré qui rassemble les médecins de base, les centres de diagnostic, les thérapeutes occupationnels et les associations », conclue Mario Possenti. « Ça serait utile à toute la société et au système de soin qui disposerait de données officielles pour suivre et améliorer les services disponibles ».

« L’État devrait prendre conscience qu’on parle d’une maladie grave qui a un énorme impact social », commente Patrizia Spadin. « Tant de familles risquent de céder, épuisées par des années d’assistance. Les aidants perdent leurs ressources économiques et même leur santé. Il faut trouver des solutions qui répondent à leurs besoins, car c’est une bombe à retardement ».

 

This article has been translated from French.