Le combat à l’échelle européenne contre le « revenge porn »

Le combat à l'échelle européenne contre le « revenge porn »

Irish artist Emmalene Blake works on a mural, located in Dublin’s city centre, on 26 November 2020. The artist’s latest work is related to Irish legislation outlawing so-called ‘revenge porn’, which is sexual abuse based on images.

(NurPhoto via AFP/Artur Widak)

En mars 2019, une camarade de classe contacte Anna N. [nom d’emprunt], qui avait 27 ans et habitait à Berlin à l’époque. Son amie lui dit qu’il y a des photos d’elle en ligne qui ne sont pas censées être là. Anna trouve une douzaine de photos d’elle, certaines nues, d’autres en bikini, certains portraits. Ces photos sont publiées sur divers sites pornographiques à son insu et sans son consentement. « Il y avait aussi une photo de mon profil Facebook, ce qui m’a valu de recevoir de nombreux messages privés. J’ai reçu de nombreux “compliments” au sujet de mes seins. Et aussi, beaucoup de photos de pénis », déclare-t-elle à Equal Times dans une interview téléphonique. Par la suite, Anna comprend que son compte Dropbox a été piraté, et elle en conclut que c’est là que les photos ont été dérobées, bien qu’elle n’ait jamais découvert qui était le coupable.

Le récit d’Anna est loin d’être un incident isolé. L’abus sexuel en ligne basé sur les images (également appelé « revenge porn ») est un terme générique qui recouvre différents comportements violents tels que le partage ou la prise d’images dénudées ou sexuelles sans consentement, le fait de menacer de le faire ou la fabrication de fausses photographies et vidéos pornographiques à l’aide de techniques de manipulation numérique (connues sous le nom de « deepfakes »). Au cours de ces dernières années, le phénomène s’est banalisé. Le partage de photographies et vidéos à caractère explicite de célébrités a fait l’objet d’un tapage médiatique intense.

Il est difficile de déterminer l’ampleur du phénomène, car les données sont incomplètes et incohérentes à travers l’Europe, mais l’organisation caritative Revenge Porn Helpline, basée au Royaume-Uni, déclare que le nombre de signalements a doublé en 2020, atteignant le nombre record de 3.146 cas. Ce chiffre continue d’augmenter. Dans l’intervalle, entre 2015 et 2020, la ligne d’assistance a fait supprimer près de 200.000 éléments de contenu partagés illégalement. Selon l’organisation irlandaise Victims Alliance, en 2020, plus de 100.000 images de femmes et de jeunes filles irlandaises ont été divulguées en ligne.

Une enquête menée en 2021 auprès de 2.000 personnes âgées de 18 à 80 ans à travers l’Union européenne a révélé que 30 % des femmes interrogées craignaient que de fausses images intimes d’elles soient partagées sans leur consentement.

Sur Internet, les images sexuellement explicites ou intimes sont diffusées rapidement, facilement et souvent sans répercussion, même si de nombreux pays ont adopté des lois criminalisant cet acte. De nombreuses victimes doivent mener un combat pratiquement perdu d’avance lorsqu’elles tentent d’obtenir justice ou de faire retirer le contenu explicite du domaine public. Toutefois, les récents changements apportés à la législation européenne et britannique en vue de réglementer les plates-formes technologiques pourraient leur permettre de retirer plus facilement les contenus et de demander des comptes aux plates-formes qui les partagent.

Un paysage évolutif de l’abus basé sur les images numériques

Le partage d’images intimes n’est pas un phénomène nouveau. Publié en 2020, le livre Image-based sexual abuse: A study of the causes and consequences of non-consensual nude or sexual imagery (Abus sexuel basé sur les images : une étude des causes et des conséquences des images non consensuelles de nudité ou de sexualité) rappelle que dans les années 1980, le magazine pornographique américain Hustler comportait une rubrique invitant ses lecteurs à leur soumettre des photos de vagins afin de les publier. Plusieurs femmes ont fini par faire un procès à Hustler pour avoir publié leurs images sans leur consentement.

Sophie Mortimer, directrice de l’organisation Revenge Porn Helpline, explique que le paysage des partages d’images intimes en ligne a considérablement évolué ces dernières années. « Certaines images sont partagées après une rupture, ce qui correspond à la définition générale du “revenge porn”, mais nous voyons de plus en plus d’images partagées sur des forums en ligne, juste pour le plaisir. On constate également une tendance qui consiste à utiliser ces images comme un moyen de contrôle dans les relations. Il peut s’agir d’un moyen de coercition pour forcer une personne à rester dans une relation. Elles peuvent également être utilisées dans le cadre de procédures judiciaires pour dénigrer une partie », explique-t-elle.

Elle souligne également que la plupart des victimes souhaitent que les images soient effacées le plus rapidement possible et ne souhaitent pas nécessairement engager des poursuites.

L’organisation Revenge Porn Helpline a récemment lancé l’initiative StopNCII.org, soutenue par Meta (société mère de Facebook et Instagram), visant à aider les gens à neutraliser de manière proactive le partage de leurs images intimes sur les plates-formes technologiques. Si une personne craint que ses photos intimes aient pu être publiées en ligne, elle peut créer un dossier sur la plate-forme StopNCII.org. Sa « technologie de génération de hachage » attribuera un code numérique unique à une image et créera une empreinte numérique sécurisée, qui sera partagée avec les entreprises technologiques participant au programme afin qu’elles puissent détecter si quelqu’un a partagé ou tente de partager ces images sur leurs plates-formes.

Cette fonctionnalité empêchera également le partage des photos à l’avenir. Néanmoins, pour le moment, cette technologie est limitée à Facebook et Instagram exclusivement, et ne concerne pas les contenus publiés sur les sites pornographiques.

Lorsqu’Anna a voulu faire retirer ses photos des sites pornographiques, elle s’est heurtée à de nombreux obstacles. « Sur certains sites Web, il existe un formulaire de contact, mais pour d’autres, j’ai dû rechercher les contacts moi-même. Certaines plates-formes exigent que vous laissiez votre nom et votre adresse de courrier électronique et que vous fournissiez des liens vers le contenu que vous souhaitez faire supprimer, ce qui m’a mise très mal à l’aise. Parfois, on ne reçoit même pas de notification indiquant qu’ils ont reçu votre message ou que le contenu a été retiré. Je rafraîchissais régulièrement les sites », se souvient-elle.

Anna a créé le site Web Anna Nackt afin d’aider d’autres victimes dans cette démarche. « Au début, je saisissais littéralement “Mes photos nues sont en ligne, que puis-je faire ?” dans Google. Sur mon site Web, je voulais présenter des informations de base : par exemple, ce qu’il faut faire si les plates-formes pornographiques ne répondent pas, comment créer une adresse de courrier électronique anonyme pour signaler le contenu, ou encore comment s’adresser à la police », explique-t-elle.

Julia Słupska, doctorante au Centre de formation doctorale en cybersécurité de l’Université d’Oxford et à l’Oxford Internet Institute, souligne combien il est injuste que le fardeau de la suppression du contenu retombe sur les épaules des victimes. « Les victimes/survivantes [sont contraintes] d’assumer un rôle de service à la clientèle. Soit elles doivent se débrouiller seules, soit elles doivent trouver des personnes qui les aideront à se frayer un chemin à travers toute la procédure alors que cela ne devrait pas être leur responsabilité, et ce, surtout à un moment où elles sont extrêmement fragiles. Ce sont les entreprises qui devraient s’en charger et elles doivent investir davantage de ressources », affirme-t-elle.

Solutions législatives

En décembre 2020, la Commission européenne a proposé des changements à la législation sur les services numériques, qui est restée largement inchangée depuis l’adoption de la directive sur le commerce électronique de 2000. Les propositions visant à moderniser le cadre juridique actuel de l’UE régissant les services numériques ont pour but de mieux réglementer les grandes plates-formes technologiques et de les tenir pour responsables. Un autre texte actualisé, qui introduisait plusieurs changements à la proposition de la Commission, a été voté par le Parlement européen en janvier dernier.

« La législation sur les services numériques est très importante, car elle définit les droits des utilisateurs à l’égard de toutes sortes de plates-formes en ligne, y compris les plates-formes pornographiques », déclare Joséphine Ballon, juriste et responsable juridique de Hate Aid, une organisation allemande qui propose une protection contre la violence numérique et préconise que les auteurs de ces violences fassent l’objet de sanctions. « Dans toute l’UE, nous éprouvons de grandes difficultés à identifier les coupables, car, en l’occurrence, nous sommes confrontés à une situation très particulière. En effet, certaines plates-formes sont situées à l’étranger, les autorités policières nationales et les lois pénales ne sont pas harmonisées au sein de l’UE. Et sur Internet, tout est transfrontalier. »

« La police et les forces de l’ordre ne sont pas assez sensibles à ces sujets. C’est comme s’ils séparaient le monde réel et Internet, ce qui n’est plus possible aujourd’hui », déclare-t-elle.

Alexandra Geese, eurodéputée allemande et rapporteuse fictive du groupe Verts/ALE sur la législation sur les services numériques, partage cet avis : « [Dans les amendements que nous avons proposés], nous avons décidé de nous concentrer sur les plates-formes pornographiques, c.-à-d. les sites qui contiennent plus de 50 % de contenu pornographique, et nous avons mis l’accent sur trois mesures distinctes : des exigences d’identification plus strictes pour les personnes qui mettent en ligne le contenu pornographique, une modération humaine du contenu et un retrait plus rapide et de meilleure qualité du matériel pour les victimes. » Cela signifie que les personnes qui mettent le contenu en ligne devront s’identifier à l’aide d’une adresse de courrier électronique et d’un numéro de téléphone, tandis que les victimes seront en mesure de faire supprimer le contenu sans devoir communiquer leurs données personnelles.

Dans le même temps, au début du mois, le gouvernement britannique a proposé des modifications à l’Online Safety Bill (la loi britannique sur la sécurité en ligne), notamment des dispositions interdisant les contenus comportant, entre autres, du « revenge porn ». Si les plates-formes manquent à leur devoir de précaution, qui consiste également à agir sur les contenus préjudiciables, le régulateur britannique des médias, Ofcom, sera habilité à leur infliger une amende pouvant atteindre 18 millions de livres sterling (21,6 millions d’euros ou 24,5 millions de dollars US), ou dix pour cent des recettes éligibles. L’Online Safety Bill devrait être présentée au Parlement au cours des prochains mois.

Le texte final de la législation sur les services numériques doit encore être négocié avec le Conseil européen, mais Mme Geese n’est pas convaincue que le Conseil le soutiendra pleinement. Elle avertit également que, même si le texte était voté dans son intégralité, il resterait d’une portée limitée :

« Il ne cible que les plates-formes pornographiques. La plupart des groupes Telegram ou WhatsApp, où des images intimes et pornographiques sont échangées en masse, sont exclus de la législation, car ils sont considérés comme des communications privées ».

Le processus d’identification est également imparfait. « Dans certains pays de l’UE, il est possible d’acheter un numéro sans le moindre document d’identité. Cela signifie que la législation n’arrêtera pas les organisations criminelles, même si elle devrait dissuader une grande majorité de la population de mettre en ligne des contenus illégaux. »

En outre, si une réglementation plus poussée des plates-formes représente une étape importante pour les victimes d’abus basés sur des images numériques, cela ne veut pas dire que les auteurs seront démasqués et punis, car ceci est du ressort de la législation nationale. Anna a contacté la police en Allemagne, où elle réside, mais ils n’ont jamais retrouvé le coupable et ils ne savaient pas non plus quelle était la meilleure façon de l’aider. « Lorsque je les ai contactés pour la première fois, ils m’ont suggéré d’appeler Google », se souvient-elle. Pour de nombreuses femmes, le processus de signalement peut se révéler être un traumatisme supplémentaire. « Les victimes en Allemagne et dans d’autres pays nous disent que la police n’est pas sensibilisée à ces problématiques. Ils rejettent souvent la faute sur les femmes et leur demandent si elles ont mis le matériel en ligne », explique Mme Ballon.

Mme Słupska estime qu’une approche fondée sur le genre, tant au niveau de la législation que du travail de cybersécurité, pourrait faire la différence. « La cybersécurité est souvent discutée au niveau des institutions militaires, financières ou des divulgations de données, mais elle n’empêche pas les crimes qui touchent les femmes de manière disproportionnée. Une approche de la cybersécurité différenciée selon le sexe prendrait en compte les structures sociales et examinerait comment l’insécurité, le sexe, le statut social et/ou l’origine ethnique interagissent avec la vulnérabilité aux attaques en ligne », explique-t-elle.

Cette enquête est soutenue par une bourse du fonds IJ4EU. L’Institut international de la presse, le Centre européen de journalisme et tout autre partenaire du fonds IJ4EU ne sont pas responsables du contenu publié ni de l’utilisation qui en est faite.