Au Cambodge, les ouvriers informels du bâtiment demandent les mêmes droits du travail que les travailleurs du prêt-à-porter

Au Cambodge, les ouvriers informels du bâtiment demandent les mêmes droits du travail que les travailleurs du prêt-à-porter

Construction workers stand in front of a cement truck on the site of the Hong Kong-listed NagaCorp’s third casino project in Phnom Penh on 10 March 2022.

(Danielle Keeton-Olsen)

Depuis que son mari a été renversé par un collègue de travail qui transportait des barres métalliques sur le chantier d’une résidence sécurisée, à Phnom Penh, Chum Makara doit travailler en plus de son emploi habituel d’auxiliaire sur les chantiers de construction : elle fait la vaisselle et la lessive chez ses voisins pour rapporter un peu plus d’argent au ménage.

« En ce moment, l’entreprise nous propose trois ou quatre jours de travail par semaine, et j’accepte toutes les tâches qu’on peut me donner », confie-t-elle à Equal Times, en précisant qu’elle ne gagne que cinq dollars US par jour, pour transporter des briques et mettre de l’ordre sur le chantier.

Lorsque son mari a été accidenté il y a plus d’un an, l’ouvrière de 42 ans – qui vit dans la province de Prey Veng, dans le sud-est du Cambodge – a pris des photos de ses blessures au centre de soins, comme le lui a recommandé son patron. Elle a également pris des photos des derniers points de suture que les médecins ont fait à son mari après lui avoir retiré la plaque de métal qu’il avait dans le bras suite à l’accident. Mais la famille n’a jamais reçu d’indemnisation.

Un représentant syndical a dit à Chum Makara qu’elle devrait pouvoir obtenir une compensation et davantage de prestations, mais après des mois d’échanges avec le syndicat, elle ne peut toujours pas adhérer au syndicat et bénéficier de l’aide à la négociation que son adhésion permettrait. Elle pense que c’est parce qu’elle n’est pas directement employée par le promoteur de la résidence sécurisée, Borey Lim Chheanghak, mais par un sous-traitant.

« Je trouve que ce n’est pas juste, ce n’est pas normal », souligne-t-elle, ajoutant qu’elle a dû emprunter de l’argent pour payer la facture d’hôpital de son mari.

Des sous-traitants en cascade

Au Cambodge, les syndicats et les organisations syndicales ont réussi à faire valoir le travail décent dans le secteur du prêt-à-porter, mais d’autres travailleurs, en particulier dans les secteurs informels et soumis à la sous-traitance comme le bâtiment, se battent pour obtenir les mêmes avantages, qu’il s’agisse du salaire minimum ou des mesures de sécurité.

L’industrie cambodgienne de la confection, de la chaussure et du textile figure parmi les industries exportatrices du pays qui gagnent le plus d’argent. Elles emploient plus d’un million de travailleurs dans 1.200 usines. Ce secteur dispose d’une forte représentation syndicale, en partie du fait des exigences requises au début des années 2000 pour accéder au marché américain, et parce que de multiples syndicats peuvent cohabiter dans une usine. En revanche, dans le secteur du bâtiment, les travailleurs ont plus de mal à mettre en place un syndicat, explique Sou Chhlonh, le vice-président de la fédération syndicale cambodgienne du bâtiment et du bois, Building and Wood Workers Trade Union Federation of Cambodia (BWTUC).

La priorité de la BWTUC et de ses 8.000 membres porte sur les ouvriers du bâtiment et des usines de matériaux de construction, notamment les fabricants de briques et de ciment. D’après Sou Chhlonh, le syndicat est confronté à une difficulté inédite pour accroître le nombre de ses adhérents. Les ouvriers du secteur du bâtiment, comme Chum Makara, ont la possibilité de se syndiquer, mais ils ont peu de chances de pouvoir créer un syndicat local parce qu’ils travaillent souvent pour un sous-traitant, parfois plusieurs sous-traitants en cascade, pour le compte d’employeurs qui, bien souvent, n’établissent pas d’entreprises légales, ce qui les rend difficiles à localiser.

Les usines de fabrication de briques fonctionnent d’une tout autre manière : les ouvriers contractent des prêts auprès du directeur de l’usine et travaillent pour rembourser leur dette. Par conséquent, l’employeur détient un pouvoir considérable sur les ouvriers, qui craignent de perdre leur emploi et de ne pas pouvoir s’acquitter de leur dette.

Les secteurs de la construction et de l’immobilier du Cambodge, qui représentent environ 15 % du PIB, dépendent largement de l’investissement direct à l’étranger. Des entreprises étrangères de la construction – telles que le conglomérat français Vinci ou l’entreprise publique chinoise China National Heavy Machinery Corporation – prennent part à des projets au Cambodge, dans le cadre desquels les travailleurs cambodgiens et étrangers luttent pour obtenir un salaire suffisant et une représentation appropriée. Même si les entreprises étrangères appliquent des critères plus rigoureux pour dénoncer le non-respect des droits des travailleurs dans leur pays d’origine, leur recours à la sous-traitance au Cambodge empêche de les tenir pour responsables en cas de violations de ces droits au Cambodge.

Chum Makara, par exemple, affirme qu’elle savait qu’elle travaillait en sous-traitance pour d’autres employeurs, mais elle ne comprend toujours pas pourquoi elle a dû payer les soins de son mari. Peu après l’accident, elle a commencé à rencontrer des représentants de la BWTUC pour discuter de sa situation. Elle leur a dit qu’elle voulait bénéficier de soins de santé et d’autres prestations, comme les congés payés, et les représentants de la BWTUC lui ont répondu qu’elle y avait légalement droit. « Mais nous ne recevons pas ces prestations », déplore-t-elle. Lorsqu’elle a évoqué le sujet avec son patron, il lui a dit qu’elle ne serait payée que pour les jours travaillés. Faute d’autres options professionnelles, elle a l’impression de ne pas avoir d’autre choix que d’accepter cet arrangement contraire à la loi.

Une protection inégale d’un secteur à un autre

Selon Sou Chhlonh, la BWTUC essaie de syndiquer de nouveaux membres afin d’en savoir plus sur leurs conditions de travail, mais il reste beaucoup d’inconnues dans ce secteur, dans la mesure où les ouvriers du bâtiment en sous-traitance sont fréquemment déplacés, et où les usines de briques sont difficiles d’accès. Même après l’action du syndicat pour dénoncer le problème endémique du travail des enfants et de la servitude pour dettes dans l’industrie des fours à briques, Sou Chhlonh admet que son syndicat cherche toujours à savoir comment les travailleurs remboursent leurs dettes.

Lorsque les organisateurs de la BWTUC ne parviennent pas à établir un syndicat, Sou Chhlonh précise qu’ils essaient au moins de mettre en place des sessions d’information sur les droits des travailleurs et le droit du travail du Cambodge, et d’autres formations pour les travailleurs. Le syndicat a récemment réussi à proposer une réunion en octobre entre 60 ouvriers travaillant dans les fours à brique de la banlieue de Phnom Penh, leurs employeurs et un responsable du ministère du Travail, dans le but d’exhorter les propriétaires d’usine à inscrire les employés au Fonds national de sécurité sociale (NSSF, selon le sigle anglais), qui permet aux travailleurs cambodgiens d’accéder aux soins de santé.

« Le plus incroyable, c’est que le responsable du ministère du Travail a dit ‘Eh bien, je n’étais pas au courant’ par rapport à la difficulté des travailleurs d’accéder au NSSF », se souvient Sou Chhlonh, qui lui a répondu : « Demandez-leur, ils sont là. » En quelques jours, plusieurs travailleurs ont signalé que leur employeur leur avait fait remplir des demandes de carte d’assuré. « Nous devons faire davantage pression sur le gouvernement, mais c’est un bon exemple du type de travail que nous avons à faire », note Sou Chhlonh. Il ajoute toutefois que l’influence de la BWTUC dépend de la force de ses adhérents. « Si nos adhérents sont faibles, nous ne pouvons pas avancer sur les problèmes qui les affectent. »

Les syndicats cambodgiens du prêt-à-porter sont parvenus à négocier de modestes hausses de salaire chaque année depuis 2014 et, depuis une décennie, le pays participe au programme Better Work (« travailler mieux ») créé par l’Organisation internationale du Travail (OIT) en faveur de l’inspection du travail et du respect des normes liées au travail, afin de faciliter les relations entre les propriétaires des usines, les marques de vêtements et les travailleurs.

Better Work a planifié des améliorations concernant les moyens de subsistance des ouvriers de l’habillement et la perception de leur carrière.

Cependant, Sou Chhlonh fait remarquer que ces principes ne s’appliquent pas à l’industrie de la construction, ni aux travailleurs informels d’autres secteurs, tels que le tourisme et le transport. « Cela fait de nombreuses années que seuls les travailleurs de la confection et de la chaussure ont le salaire minimum », annonce Sou Chhlonh, en faisant référence au salaire mensuel de base qui a atteint 194 dollars cette année. Les travailleurs du bâtiment gagnent quant à eux entre 5 et 15 dollars par jour, en fonction de divers facteurs, notamment le niveau de compétences et le sexe. « À quand le salaire minimum dans les autres secteurs ? »

De plus, pendant les ralentissements dus à la crise sanitaire de la Covid-19, les travailleurs du prêt-à-porter et du tourisme, dont l’activité a été interrompue, ont reçu des aides de 40 dollars pour compenser une partie des pertes de salaire, dans l’espoir que leurs employeurs verseraient eux aussi des contributions. « Pendant la crise sanitaire, le gouvernement a soutenu le secteur formel, mais le secteur informel n’a rien eu : les chantiers de construction, les fours à briques, rien. C’est inhumain », se désole-t-il. « Une réponse humaine serait de traiter les problèmes de tous les travailleurs en même temps. »

Davantage de risques en matière de sécurité

D’après Sou Chhlonh, les travailleurs du bâtiment ont non seulement des salaires et des protections du travail insuffisants, mais ils doivent en outre faire face à de plus grands risques en matière de sécurité, en dépit des efforts du gouvernement pour renforcer les inspections du travail dans la construction.

Après le décès de 28 ouvriers dans l’effondrement d’un gratte-ciel en construction en juin 2019 à Sihanoukville, une ville côtière en plein essor, le premier ministre Hun Sen a immédiatement demandé un plus grand nombre d’inspections dans ce secteur. Or, six mois plus tard, 36 autres personnes devaient trouver la mort, dont six enfants qui se trouvaient sur le chantier, suite à l’effondrement d’un autre bâtiment en construction dans la province de Kep, au sud du pays.

« Le gouvernement affirme qu’il y a 332 inspecteurs dans le secteur de la construction, mais comment lui faire confiance ? Nous voyons seulement un nombre, mais où sont les résultats ? » demande Sou Chhlonh.

Le porte-parole du ministère du Travail du Cambodge, Heng Sour, dit à Equal Times qu’il est conscient qu’il est plus compliqué de syndiquer les ouvriers du bâtiment et de leur obtenir des droits en raison de leur statut de travailleurs en sous-traitance et, parfois, de travailleurs saisonniers. Il note par ailleurs que les entreprises de construction ne sont pas toujours enregistrées officiellement, et qu’elles peuvent être difficiles à retrouver. Lorsqu’on interroge Heng Sour au sujet de l’avancée des inspections du travail sur les chantiers de construction, il dit que le ministère du Travail est à pied d’œuvre avec d’autres agences gouvernementales, mais il ne s’étend pas sur les progrès réalisés jusqu’à présent.

La BWTUC est l’un des huit syndicats du secteur du bâtiment affiliés à la Confédération cambodgienne du travail (CLC, selon son sigle anglais) à défendre son programme et les préoccupations des autres syndicats auprès du gouvernement.

Le président de la CLC, Ath Thorn, déclare que la centrale nationale cherche à former ses dirigeants, essentiellement en organisant des séances de formation pour les représentants et les organisateurs locaux sur leurs droits du travail, et aussi en renforçant les capacités de l’équipe juridique afin de mieux défendre les organisateurs. Selon Ath Thorn, le but est également d’améliorer les lois et les politiques en ce qui concerne les négociations syndicales et le calcul des prestations, reconnaissant que le gouvernement a certes fait quelques progrès en termes de protection sociale au Cambodge, mais que les conditions de travail du pays ne sont toujours pas suffisantes.

« Avec nos affiliées, nous nous efforçons de susciter le débat à tous les niveaux chez nos travailleurs : niveaux local, provincial et national. Nous essayons d’y faire participer les employeurs et le gouvernement pour améliorer les conditions de travail et les protections sociales », souligne-t-il. Il signale que les syndicats subissent actuellement de fortes pressions de la part du gouvernement, qui utilise les restrictions mises en place au moment de la crise de COVID pour briser les grèves. « Si nous organisons une campagne ou une grève, le gouvernement se sert de la loi contre nous. »

Toutefois, Khun Tharo, le responsable de programme pour le groupe de défense des droits des travailleurs, Center for Alliance of Labor and Human Rights (Central), demande à la CLC de moins centrer son action sur la formation et les programmes de sensibilisation et de passer plus de temps à faire pression sur le gouvernement pour qu’il respecte le droit international et améliore les protections sociales. « Pour une organisation affiliée, ce qu’il faudrait faire, c’est mettre à profit la plateforme et le pouvoir de la CLC pour avoir plus d’influence sur le gouvernement, quand il s’agit d’élaborer une politique nationale », conseille-t-il.

Répression à l’encontre des syndicats

Ath Thorn estime que la CLC a perdu environ 50 % de ses membres au cours de la première année de la pandémie, du fait de la difficulté de régler les conflits du travail pendant la crise sanitaire et des énormes pertes d’emplois, qui ont empêché les travailleurs de payer leurs cotisations syndicales. Bien que la CLC compte actuellement 30 % d’adhérents de moins qu’avant la pandémie, elle essaie de recruter de nouveaux membres et d’établir de nouvelles sections syndicales locales : « Aujourd’hui, nous continuons d’améliorer l’organisation et la formation, et de veiller au règlement des différends pour éviter (…) les problèmes qui nous font perdre des membres. »

Sou Chhlonh, de la BWTUC, se dit préoccupé par l’avenir des syndicats indépendants au Cambodge et ajoute que leur fonctionnement devient de plus en plus difficile. Il cite à ce propos la grève actuelle des employés de NagaWorld – un puissant casino de Phnom Penh coté à la Bourse de Hong-Kong –sous la houlette du syndicat Labor Rights Supported Union (LRSU), et fustige la répression dont ils font l’objet. En février, trois militants syndicaux ont été arrêtés, rejoignant les huit dirigeants syndicaux du LRSU arrêtés en janvier après avoir demandé à NagaWorld de réintégrer les 200 membres syndicaux licenciés et de négocier avec le LRSU pour rétablir les droits syndicaux au sein de l’entreprise.

Sou Chhlonh qualifie la grève commencée en décembre de « très professionnelle », et indique qu’il a tiré d’importants enseignements des tactiques et du programme du syndicat. Cependant, les travailleurs se sont heurtés dès le premier jour de la grève à l’opposition du gouvernement cambodgien, qui a peu à peu usé de violence et arrêté des grévistes, et a récemment fait enregistrer un syndicat maison, Union for Rights and Common Interests of NagaWorld Employees (Syndicat pour les droits et les intérêts communs des employés de NagaWorld) avec le soutien de NagaWorld et du ministère du Travail.

Le syndicaliste pense que tous les travailleurs devraient bénéficier des mêmes avancées, qu’il s’agisse des ouvriers en sous-traitance dans le secteur de la construction ou des employés syndiqués d’un casino coté en Bourse. « La grève de NagaWorld est un modèle à suivre pour les syndicats indépendants, mais si les employés perdent leurs capacités ou s’ils n’ont pas gain de cause dans cette grève, les autres syndicats indépendants ne pourront rien faire. »

Avec des informations supplémentaires communiquées par Meanrith Mam.

Cet article a été réalisé avec le soutien du syndicat belge ACV-CSC et de la Direction Générale de la Coopération belge au Développement.