« Les filles de Dieu » : la vie au sein des communautés transgenres en Inde

« Les filles de Dieu » : la vie au sein des communautés transgenres en Inde
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Savitha, Sangeena, Sathana, Geetha, Rossi, Seethal et Srija font partie de communautés transgenres de Pondichéry et du Tamil Nadu. On les appelle les « Thirunangais », ce qui signifie en tamoul les « filles de Dieu ». L’Inde reconnaît l’existence d’un troisième genre depuis 2014 et a dépénalisé l’homosexualité quatre ans plus tard. Cela laisse à penser que, petit à petit, des changements allaient s’établir à l’intérieur de la société indienne. Mais le quotidien des nombreuses Thirunangais témoigne d’une tout autre réalité. Rejetées par leurs propres familles, souvent battues, violées et exclues du marché du travail, elles survivent grâce à la mendicité, la prostitution et les liens de solidarité qui unissent leur communauté. À la fois craintes et vénérées, puisque la religion hindoue leur prête des pouvoirs de bénédiction, de guérison et de fertilité, elles occupent ainsi une posture paradoxale qui fascine beaucoup de monde.

En tant que photojournaliste française d’origine indienne, Jennifer Carlos dit être intriguée depuis son enfance, par la beauté des Thirunangais et le courage avec lequel elles déjouent les attentes d’une des sociétés les plus patriarcales et conservatrices du monde. En septembre 2021, elle décide d’aller à leur rencontre et d’entrer en immersion dans leur communauté durant six mois, afin de témoigner de ces vies marginalisées. Ces femmes ont accepté de se laisser photographier dans leur quotidien, entre difficultés et espoir d’une vie meilleure.

 

“Give me some money and you will be blessed!” Savitha, Sangeena and Sathana do not go unnoticed as they call out to passers-by in the bustling streets of Pondicherry. Some of the men they encounter look away, while others approach them to slip a note in their hands.

Photo: Jennifer Carlos

À chaque sortie dans les grandes villes du Tamil Nadu, on rencontre dans les rues des femmes transgenres mendiant et bénissant les passants dans l’espoir d’obtenir de la petite monnaie. Plus grandes et plus provocantes que les autres silhouettes en sari, on les appelle les « Thirunangais ». Dans le Sud de l’Inde, c’est ainsi que sont désignées les personnes qui ont été assignées au genre masculin, mais dans lequel elles ne se reconnaissent pas, et qui sont plus connues sous le nom d’ « Hijras », dans le nord du pays.

Criminalisées par les colons britanniques, les eunuques et les personnes transgenres, ont continué à être stigmatisées dans l’ère post-coloniale. Autrefois employés par les Maharadjas pour garder les harems, les Thirunangais vivent aujourd’hui en marge de la société, malgré la reconnaissance de l’existence d’un « troisième genre » par la Cour suprême indienne en 2014.

 

Thirty-year-old Savitha has never been able to find a job, despite having graduated as a medical laboratory technician. “Even if you don’t work, you are beautiful, and if you can satisfy my needs that will be enough,” the head of a laboratory told her during a job interview. She has been begging on the streets of Pondicherry every day since she was 18. It brings her around 300 to 500 rupees (between €4 to €6) a day.

Photo: Jennifer Carlos

Savitha a tenté à plusieurs reprises de trouver un emploi, mais ses nombreuses tentatives ont échoué. Son cas n’est pas isolé. Pourtant souvent diplômés, les membres de la communauté ne peuvent faire valoir leurs compétences professionnelles. La société leur octroie une posture dont il est quasi impossible de sortir. Ce sont les colons britanniques qui en ont fait des parias. L’article 377 du Code pénal indien, criminalisant les rapports charnels volontaires « contre nature » et les classant comme « une tribu criminelle », est resté en vigueur jusqu’en 2018.

 

In the evening, Savitha blesses a man on the seafront in Pondicherry in exchange for 15 rupees (€0.20). According to Hindu religious belief, transgender people are descendants of the fertility goddess, Bahuchara Mata, who gives them the power to protect and to heal, but also to cast spells.

Photo: Jennifer Carlos

La communauté est à la fois rejetée et respectée pour leur pouvoir de bénir, appelé « shirvan ». Celui-ci s’obtient grâce au choix de privilégier la vie spirituelle plutôt que sexuelle, qui peut passer par l’émasculation. Ce rituel appelé « nirvan » fait référence au « nirvana » signifiant l’absence de désir et la sérénité. Ainsi, bien que marginalisées, elles ont un fort impact dans l’imaginaire culturel.

Thirunangais et Hijras font ainsi face à un paradoxe chargé de fascination, entre pureté divine et impureté, car elles vivent de la prostitution et de la mendicité.

 

A nirvan ceremony celebrating the vaginoplasty of 11 members of the community in Pondicherry in October 2021. The head of the local community, 45-year-old Seethal (in the foreground) asks each participant to bring a new sari and 3,500 rupees (€43). During the evening, the participants dance while throwing in the air some of the money collected for the “newborns”, as they are called by the community.

Photo: Jennifer Carlos

Seethal a commencé à se poser des questions sur son identité pendant ses études à l’université. Perdue, elle a alors pris rendez-vous chez un médecin afin d’obtenir des réponses. Celui-ci a prétexté vouloir l’ausculter et l’a violée. Plus tard, quand elle se décide enfin à parler à sa famille de son identité transgenre, ses parents tentent de la brûler en l’aspergeant d’essence. Elle réussit à prendre la fuite à temps.

Certaines familles préfèrent rester dans le déni et dans le silence, faisant ainsi porter à leur enfant le poids d’être « anormal ». Pour l’avenir, Seethal espère que le changement passera d’abord par la famille : « Ils doivent nous accepter, car on ne leur appartient pas, notre corps nous appartient. » La majorité des adolescents qui se posent des questions sur leur identité s’enfuient de leur famille et se retrouvent à la rue. Il faut ainsi construire sa nouvelle identité, sachant qu’en Inde l’identité individuelle repose sur la structure familiale, ainsi que l’institution du mariage.

Après ses études, Seethal a réalisé rapidement l’étendue des abus envers les membres de la communauté LGBT+. Un soir, après avoir assisté à l’agression d’une prostituée transgenre par deux clients qui refusaient de payer, elle comprit qu’il y avait d’autres personnes LGBT+ à Pondichéry et qu’elles n’avaient personne vers qui se tourner pour se protéger. En conséquence, Sheethal a commencé à organiser avec son association SCHOD (Sahodaran community oriented health development ) des discussions de groupe, dans des endroits sûrs, créant ainsi un lieu privé et sécurisé pour des personnes comme elle.

 

Twenty-seven-year-old Rossi does sex work on Semmandalam Kurinjipadi Avenue in Cuddalore, as seen here in February 2022. Prostitution is illegal, but police corruption remains rife and takes many forms for these sex workers, including the payment of bribes.

Photo: Jennifer Carlos

La Cour suprême a déclaré que les personnes transgenres devaient être traitées comme une troisième catégorie de genre ayant des droits spécifiques en matière d’accès à l’éducation et à l’emploi. En 2017, une autre décision de la Cour affirmait que le droit à la vie privée était un droit fondamental et que les orientations sexuelles de tout individu devaient être confidentielles. De quoi s’opposer à la discrimination socio-économique dont souffrent les transgenres, en particulier dans le recours aux soins. Malgré ces avancées, leur quotidien ne change pas et elles ne peuvent pas toujours se plaindre auprès des autorités indiennes corrompues.

 

Savitha has followed this regular customer to Madukkarai, about 400 kilometres west of Pondicherry: “He treats me well; he’s kind to me. So I charge him less when I need money quickly.” On this occasion, she asked him for just 300 rupees (€4), well below her usual rate of 1,500 rupees (€18).

Photo: Jennifer Carlos

Pour les femmes transgenres, il est rare de construire une vie sentimentale satisfaisante, car elles sont associées à des objets sexuels. Les femmes vivant de la prostitution sont encore plus victimes de violences graves dans les lieux publics, dans les postes de police, dans les prisons, mais aussi à leur domicile. On estime que 70 % des transgenres en Inde sont des travailleuses du sexe. Le SIDA y fait des ravages. Le taux d’infection au VIH serait 100 fois plus important dans cette population que dans la moyenne nationale.

 

Savitha dreams of changing her life and quitting sex work: “My deepest desire is that people stop being afraid of transgender people. After all, I was a man and I have become a woman, so I can understand both; I have feelings too. I want people to stop seeing us as if we were animals or mentally ill.”

Photo: Jennifer Carlos

Pour beaucoup de Thirunangais, être obligées de vivre en communauté n’est pas toujours satisfaisant. Elles sont prises en étau entre les tabous, les étiquettes et leur propre désir. « Je veux qu’on comprenne que nous sommes des individus qui aspirent comme tout le monde à vivre notre vie et à être autonome », explique Savitha. Elles doivent souvent vivre avec de forts traumas, propres à chaque histoire de femmes transgenres, mais elles développent une résilience qui leur permet de garder espoir et de lutter au quotidien.

 

This article has been translated from French.