« C’est de la torture psychologique » : les représentants syndicaux dans la ligne de mire aux Philippines

« C'est de la torture psychologique » : les représentants syndicaux dans la ligne de mire aux Philippines

Following the passage of an anti-terrorism bill, human rights protesters in Quezon City, Philippines, call on the Duterte government to “stop the killings” in June 2020.

(Lisa Marie David/NurPhoto via AFP)

Le hasard a voulu que Mary Ann Castillo soit en congé lorsque plusieurs militaires et policiers sont venus lui rendre visite en mars dernier dans l’usine de composants électroniques où elle travaille à Laguna, près de la capitale philippine. Après cela, ils sont allés chez elle, mais il n’y avait personne non plus. Néanmoins, cette visite a suffi à attiser sa peur : elle était devenue une cible pour les autorités en raison de son travail de représentante syndicale.

La situation des syndicats aux Philippines est délicate depuis l’arrivée à la présidence en 2016 de Rodrigo Duterte, un homme politique qui a conquis les masses avec ses promesses de protéger les plus défavorisés, y compris les travailleurs les plus vulnérables. Son programme comportait également la promesse de mettre fin à la toxicomanie qui s’est répandue dans tout le pays.

Cette opération de lutte contre la drogue s’est toutefois soldée par une campagne d’assassinats extrajudiciaires qui a fait au moins 6.235 morts, selon les chiffres officiels du gouvernement philippin. Toutefois, les organisations de défense des droits humains estiment le nombre d’assassinats à plus de 12.000 et affirment qu’ils ont servi à cibler des opposants politiques et d’autres activistes. « Il est clair que la guerre contre la drogue a fait voler en éclats le respect fondamental des droits humains et de l’État de droit, ce qui est dangereux pour tout travailleur ou dirigeant syndical qui tente de s’opposer à une entreprise puissante en organisant un syndicat », déclare Phil Robertson, directeur adjoint pour l’Asie d’Human Rights Watch (HRW).

Les syndicats sont devenus l’un des objectifs prioritaires de cette campagne de répression depuis 2019, explique Eleanor « Lengua » de Guzman, directrice pour les droits humains du syndicat Kilusang Mayo Uno (KMU). « Avant, il y avait eu des arrestations de collègues, mais peu avant la pandémie, ils ont commencé à nous attaquer, à nous pourchasser, à nous harceler… », raconte Mme de Guzman. La situation a de nouveau empiré après l’adoption en 2020 d’une nouvelle loi contre le terrorisme, qui donne des pouvoirs illimités pour la recherche et la capture de personnes soupçonnées de terrorisme.

L’une des tactiques utilisées par le gouvernement a été le recours à ce que l’on appelle les étiquettes rouges (« red-tagging »), qui permettent de désigner les personnes ou les organisations soupçonnées d’être liées à des groupes communistes. M. Robertson déclare :

« Lorsque les dirigeants syndicaux critiquent Duterte, ils s’exposent à des accusations et à des représailles de la part du gouvernement et, dans le pire des cas, à être étiquetés comme communistes ou sympathisants. Ces étiquettes mettent directement leur vie en danger ».

Et le risque est bien réel. Selon les données du syndicat KMU, 56 syndicalistes ont été assassinés de manière extrajudiciaire sous l’administration Duterte. L’une des journées les plus sanglantes a eu lieu le 7 mars 2021, lorsque neuf syndicalistes et autres activistes ont été assassinés. Le ministère philippin de l’Emploi lui-même a récemment annoncé qu’il enquêtait sur 60 cas d’assassinats extrajudiciaires présumés ou de tentatives d’assassinats extrajudiciaires qui ont eu lieu pendant la présidence de Duterte. « Les syndicats sont des agents actifs du changement. Ils veulent que nous arrêtions de nous organiser », assure Mme de Guzman. Les arrestations arbitraires ne sont pas rares non plus. Notamment celle d’Esteban « Steve » Mendoza, vice-président de Pamantik, une organisation régionale du KMU, qui a été arrêté au cours du même « dimanche sanglant » en mars et qui est toujours en prison.

Pour l’instant, Mary Ann Castillo, présidente du syndicat des travailleurs de Nexperia, une entreprise mondiale de semi-conducteurs de premier plan, a commencé à modifier l’itinéraire qu’elle emprunte pour se rendre au travail, par précaution. Il y a quelques semaines, elle a passé un mois à Manille, la capitale du pays, avec le vice-président de son organisation qui, selon elle, subit une campagne de harcèlement pire que la sienne. « Lui, il a reçu plus d’une douzaine de visites à son domicile », explique-t-elle. « Être représentant syndical est très difficile à l’heure actuelle », déclare Mme Castillo, dont l’organisation est affiliée au syndicat KMU. « Pour tout dire, nous avons peur. C’est de la torture psychologique. »

Aucune amélioration du droit du travail

Mary Ann Castillo a commencé son parcours de représentante syndicale en 2014, après un conflit du travail dans son entreprise. « Nous demandions une augmentation de salaire et on a été 24 travailleurs à être licenciés, dont moi. » Mme Castillo a réussi à récupérer son emploi et celui de 12 autres collègues, ce qui l’a lancée sur la voie qui l’a menée à la présidence du syndicat.

Mme Castillo estime toutefois que si la même chose devait se produire aujourd’hui, ils ne seraient pas en mesure de défendre leurs droits de la même manière. En effet, le gouvernement philippin s’est servi non seulement de la campagne contre la drogue et le terrorisme, mais aussi de la pandémie pour réduire encore davantage leurs possibilités d’organiser des protestations pour obtenir de meilleures conditions de travail. « Il est vrai que la reconnaissance des droits du travail a été plus difficile à faire valoir pendant cette période », déclare Mme Castillo. « Maintenant, nous ne devons pas seulement nous soucier des travailleurs, mais aussi de notre propre sécurité. »

Cette situation s’est traduite par une stagnation de l’amélioration des conditions de travail dans un pays marqué par un taux élevé de travailleurs pauvres. « Pour un populiste qui prétend être le défenseur des pauvres et être déterminé à aider les gens ordinaires, Duterte a été un désastre pour les droits des travailleurs aux Philippines », estime Phil Robertson de HRW. Ainsi, aux Philippines, 23,7 % de la population vit sous le seuil de pauvreté national, alors que le taux de chômage n’est que de 2,5 %, selon les données de la Banque asiatique de développement. « La pauvreté est principalement due à la faible capacité de revenus des pauvres et à leur accès limité à des emplois stables et productifs », explique la Banque mondiale dans un rapport sur le marché du travail philippin.

« Deux causes profondes sont liées à la pauvreté des travailleurs : le faible niveau d’éducation des pauvres et le manque d’opportunités en matière d’emplois productifs ».

Dans la région de Manille, le salaire minimum s’élève à 533 pesos par jour (soit 9,5 euros ou 10,2 dollars US) pour les travailleurs du secteur agricole, et à 570 pesos par jour (10,1 euros ou 10,9 dollars US) pour les autres secteurs. Bien que ce salaire minimum ait été récemment ajusté pour tenter de compenser l’inflation galopante qui, comme dans le reste du monde, a également frappé les Philippines, il est encore loin de couvrir les besoins d’une famille. « Une famille a besoin d’environ 1.070 pesos (19 euros ou 20,4 dollars US) pour vivre dignement. C’est presque le double », explique Mme de Guzman.

Néanmoins, Mme de Guzman souligne que l’une de ses principales frustrations en tant que syndicaliste est que la loi n’a pas été modifiée comme il se doit pour lutter contre le niveau élevé d’emplois temporaires et informels dans le pays. « C’était l’une des promesses électorales de Duterte, mais elle a été édulcorée », proteste la syndicaliste. En 2018, Duterte signait un décret interdisant l’utilisation de contrats temporaires, mais dont on avait supprimé une phrase que les syndicats considéraient comme essentielle : que les contrats permanents soient la norme dans les relations entre employeurs et employés.

Malgré la peur et la frustration, ni Mme Castillo ni Mme de Guzman n’envisagent de renoncer à la lutte syndicale. « En tant que syndicalistes, nous avons choisi de ne pas avoir peur, car nous devons continuer à lutter. Sinon, nous perdrons nos droits les plus fondamentaux », déclare Mme de Guzman. Et bien que le mandat de Duterte prenne fin le 30 juin, son successeur, le fils de l’ancien dictateur Ferdinand Marcos, héritera probablement de politiques similaires.

Ainsi, pendant la campagne présidentielle, Bongbong Marcos s’est réclamé de l’héritage de son père, qu’il a qualifié de « génie politique », en dépit de son long passé d’abus des droits humains. Ainsi, pendant les plus de deux décennies du régime de Ferdinand Marcos, des cas d’arrestations arbitraires, de torture, de disparitions forcées et d’assassinats extrajudiciaires ont été documentés. Marcos lui-même, qui a été déposé par un soulèvement populaire en 1986, a assuré à Amnesty International que plus de 50.000 personnes avaient été arrêtées rien qu’entre 1972 et 1975.

À l’instar de son père et de Duterte, Bongbong Marcos a remporté la présidence grâce à des promesses populistes, comme la baisse du prix du riz. Cependant, les défenseurs des droits humains ne se fient plus aux belles paroles des leaders politiques comme Marcos, déclare Mme Castillo. « Nous connaissons déjà le passé de sa famille et ses idées politiques. C’est pourquoi nous devons continuer à nous battre », conclut la syndicaliste.

This article has been translated from Spanish by Charles Katsidonis

Cet article a été réalisé avec le soutien du syndicat belge ACV-CSC et de la Direction Générale de la Coopération belge au Développement.