Gustavo Petro et le défi social du nouveau président colombien

Gustavo Petro et le défi social du nouveau président colombien

On the left, the newly elected president, Gustavo Petro, and, on the right, Francia Márquez, the politician who will serve as vice president.

(Juan Barreto/AFP)

La vague de gouvernements progressistes qui a déferlé sur l’Amérique latine au tournant du siècle semble aujourd’hui bien lointaine. Non seulement du fait du passage du temps, mais aussi de la déliquescence de certains d’entre eux, notamment au Venezuela et au Nicaragua. Un nouveau virage vers des politiques progressistes vient néanmoins d’être amorcé avec l’élection de Gustavo Petro Urrego à la présidence de la Colombie. Cet homme politique de 62 ans, ancien militant de la guérilla du M-19, député à plusieurs reprises à la chambre des représentants et ancien maire de Bogota, est le premier président colombien issu de la gauche.

Le nouveau gouvernement, dont la vice-présidence sera assurée par Francia Marquez – une militante écologiste noire originaire de la région pauvre du Pacifique colombien – assume ses fonctions dans un contexte régional très différent de celui d’il y a 20 ans, comme l’ont relevé divers analystes. L’après-pandémie et la crise économique qui en découle, l’aggravation de la pauvreté, les inégalités, le mécontentement social et la dégradation environnementale constituent le nouveau terrain de bataille de la nouvelle gauche, au sein de laquelle le président Petro ambitionne d’assumer le rôle de leader régional.

Réformes et stabilité

La campagne présidentielle qui s’est soldée par la victoire de M. Petro a aussi suscité de nombreuses craintes à son égard. Le spectre de la crise vénézuélienne et son passé de militant au sein d’un groupe armé – démobilisé en 1990 et signataire de la Constitution politique de 1991 – ont fait naître des craintes au sein de l’establishment, pour qui tout candidat du centre ou de la droite était un pari plus sûr. Pour apaiser ces craintes, M. Petro a souscrit des engagements à respecter la propriété privée et les libertés économiques, alors que l’une de ses premières nominations, et des plus attendues, a été celle de son ministre des Finances. Son choix s’est porté sur José Antonio Ocampo, ancien directeur exécutif de la CEPALC et ancien secrétaire-adjoint des Nations Unies aux affaires économiques et sociales, dont le nom est de nature à rassurer presque tous les secteurs politiques et économiques du pays.

Les appréhensions à l’égard du nouveau président élu sont renforcées par un contexte où le taux de chômage atteint 10,6 % (en mai 2022), la pauvreté monétaire 39,3 % et l’extrême pauvreté 12,2 % (en 2021) – selon le Département administratif national des statistiques (DANE) – ainsi que par les revendications sociales de changement émanant de son électorat. Le grand défi pour le président Petro consistera à redresser cette situation. Alors que le gouvernement a promis de s’attaquer à ces problèmes, la question est de savoir s’il pourra le faire de manière responsable.

La vision économique de M. Petro est « beaucoup plus interventionniste » que celle de ses prédécesseurs, selon Oliver Pardo, professeur associé à la Pontificia Universidad Javeriana et docteur en sciences économiques. Le nouveau président, explique-t-il, entend mettre en œuvre des mesures redistributives avec pour consigne que « l’État doit jouer un rôle plus actif dans le développement économique, non pas que nous nous dirigions vers une économie socialiste, mais en assumant un rôle prépondérant en matière de régulation, de stimulation et d’innovation ». Cela se traduit par un ensemble de réformes qui devront être approuvées par le Congrès, où les majorités nécessaires sont toutefois loin d’être acquises.

L’une des premières et des plus importantes est la réforme fiscale. L’ambitieux programme social exige de l’État qu’il augmente ses recettes afin de ne pas creuser le déficit budgétaire. « Il est évident que nous en avons besoin, il y a urgence », a déclaré Maria del Pilar Lopez-Uribe, docteure ès développement économique et professeure associée à l’Universidad de Los Andes. Il s’agira vraisemblablement, selon la chercheuse, de la première tâche à laquelle s’attellera le ministre Ocampo, tirant parti de la conjoncture post-électorale favorable.

Le projet fiscal de M. Petro est complexe. En plus d’être « excessivement ambitieux », selon Mme Lopez-Uribe, il prévoit de lever jusqu’à quatre fois plus que ce que visait la dernière réforme de cette nature, sans compter qu’il a pour précédent un projet de réforme fiscale du gouvernement sortant d’Ivan Duque qui avait été à l’origine d’une fronde sociale en 2021.

Toujours selon la chercheuse, Gustavo Petro sera amené à inclure dans son programme de réforme certains éléments impopulaires, tels que l’élargissement de l’assiette fiscale aux couches supérieures de la classe moyenne, et d’autres plus populaires, tels que l’imposition des Colombiens les plus fortunés.

La difficulté, en l’occurrence, consistera à trouver un moyen de gérer les revenus non salariaux, tels que les bénéfices occasionnels. L’autre élément crucial concerne la suppression des exemptions existantes. « Il est urgent de mettre en place un statut fiscal dans le cadre duquel nous contribuons proportionnellement à ce que nous gagnons […] Il existe parmi les experts un consensus suffisant quant à la nécessité de démanteler une série d’exonérations fiscales, non seulement parce que ces ressources peuvent être affectées à meilleur escient, mais aussi parce que cela permettrait de venir à bout du sentiment, au sein de la population, que les plus nantis du pays pourraient contribuer davantage et ne le font pas », a indiqué Juan Camilo Cardenas, professeur à l’Université du Massachusetts et à l’Universidad de Los Andes et docteur en économie environnementale.

Vient ensuite la réforme des retraites, qui est devenue l’un des débats les plus animés de la campagne. M. Petro propose de passer à un système de piliers comme celui proposé par la Banque mondiale, dans lequel toutes les contributions – jusqu’à quatre salaires minimums – iraient au régime public, tandis que le reste irait à un système d’épargne individuel privé, explique Oliver Pardo. Une telle mesure permettrait de dégager 18.000 milliards de pesos (environ 4,15 milliards d’euros, 4,36 milliards USD), qui relèvent actuellement des obligations de l’État en matière de pensions, en vue de leur affectation à d’autres postes.

Il ne s’agit cependant pas simplement de débloquer des ressources, mais d’approfondir les garanties sociales pour les plus vulnérables, notamment les femmes, historiquement cantonnées aux travaux de soins, outre les quelque trois millions de personnes âgées qui n’ont pas accès à la retraite, selon M. Petro. L’indice de Gini relatif à la répartition des pensions de retraite en Colombie est de 0,81, indicatif d’une forte inégalité, selon les analyses d’Oscar Becerra citées par le professeur Cardenas.

Selon M. Cardenas, le programme social envisagé implique en outre des changements dans le système de santé – lesquels suscitent davantage d’incertitudes que de certitudes – ainsi que l’amélioration de la qualité de la couverture éducative. À ce propos, il estime qu’il est urgent de procéder à la « déségrégation » d’un système éducatif qu’il compare à un « apartheid ». Pour le chercheur, « les enjeux sociaux devront reposer sur trois piliers de réformes majeures dont la réalisation relèvera du défi : une réforme fiscale, une réforme des retraites et une réforme du travail. » Bien qu’elle paraisse invraisemblable, la réalisation de ces trois objectifs au cours de la première année du gouvernement représenterait une victoire majeure pour M. Petro. Toujours selon M. Cardenas, les trois axes précités devront être corrélés pour, à long terme, « transformer les règles du jeu de l’économie et aiguiller le modèle économique vers l’inclusion, la productivité et la durabilité ».

S’agissant du marché du travail, le défi consistera à régulariser les travailleurs informels qui représentent 48,5 % de la main-d’œuvre totale, selon le DANE, afin qu’ils « contribuent à la sécurité sociale tout en étant protégés par celle-ci », explique M. Cardenas. La proposition du gouvernement sur cette question n’est toutefois pas claire. M. Petro a proposé un programme d’emploi garanti par l’État, à l’instar d’un modèle qui a été testé en Inde. Cependant, le manque de détails autour de cette proposition « rend difficile toute évaluation de sa faisabilité ».

Le paradoxe socio-environnemental

Si l’ambition sociale de M. Petro se double d’une ambition climatique, son engagement à amorcer une transition énergétique qui implique une sortie du pétrole et d’autres économies extractivistes priverait l’État colombien de l’une de ses principales sources de revenus.

« La contribution de la Colombie aux objectifs internationaux en matière d’environnement doit également constituer un élément essentiel du programme de développement productif et, en ce sens, ne pas se limiter à la politique environnementale », écrivait M. Ocampo dans le quotidien El Espectador quelques jours avant d’être nommé ministre. « Notre stratégie nationale de réduction des émissions et d’adaptation au changement climatique doit passer en priorité par des changements dans nos modes de production et d’utilisation de l’énergie », a-t-il poursuivi.

Intitulé « Colombie : puissance mondiale de la vie », le programme du président Petro vise à faire de l’environnement un enjeu transversal. Il a même annoncé qu’il constituerait l’un des axes prioritaires de la diplomatie colombienne sur la scène internationale. Le défi est cependant de taille. Tout d’abord, en raison de l’importance des enjeux. La Colombie est le deuxième pays le plus riche en biodiversité au monde, or cette richesse est menacée par des activités économiques illicites et la présence de groupes armés clandestins dans des zones présentant un intérêt environnemental, ainsi que par la déforestation croissante en Amazonie. Ensuite, en raison de la dépendance économique du pays vis-à-vis du secteur extractiviste et des matières premières.

L’une des promesses électorales de Gustavo Petro qui suscite le plus d’inquiétude dans le pays est l’annonce que le 7 août, date de son entrée en fonction, le gouvernement mettra fin à l’attribution de contrats d’exploration pétrolière. L’objectif, a-t-il dit, est de promouvoir une économie productive axée sur l’agriculture, l’industrie et le savoir. Les réalités économiques pourraient toutefois avoir raison de ses intentions.

Pour le professeur Pardo, il est nécessaire de rechercher une manière « moins radicale » de mener à bien la transition, afin de ne pas éveiller l’inquiétude des marchés internationaux ni compromettre le financement de la dette publique du pays. Compte tenu du consensus apparent sur la transition énergétique, il serait selon lui plus judicieux, par exemple, de relever progressivement la taxation des sociétés minières et faire ainsi « d’une pierre deux coups ».

En outre, il est nécessaire de diversifier l’économie et les exportations. Sans quoi, selon M. Petro, on risque de reproduire l’erreur du Venezuela, qui a tout misé sur la manne pétrolière.

Pour Juan Camilo Cardenas, la proposition de transition « va dans le bon sens », mais le rythme de sa mise en œuvre « ne peut être dissocié des difficultés budgétaires du pays ». Gustavo Petro a évoqué un processus qui s’échelonnerait sur une douzaine d’années. Et le professeur Cardenas de poursuivre : « L’exploration va suivre son cours et pour cause, il y a lieu d’honorer les contrats d’hydrocarbures déjà signés. Les prix élevés du pétrole devraient inciter le nouveau gouvernement à dégager par ce biais de nouvelles ressources fiscales pour financer son ambitieux programme social, voire environnemental. »

Et c’est justement là que se trouve le paradoxe : l’exploitation pétrolière permettrait de financer non seulement des réformes sociales – à l’instar de Luiz Inacio « Lula » Da Silva au Brésil, qui a rejeté la proposition de Gustavo Petro de créer un bloc régional « anti-pétrole » – mais aussi d’autres domaines comme la réhabilitation environnementale. En particulier et à titre prioritaire, selon M. Cardenas, la lutte contre la déforestation et la protection des écosystèmes riches en biodiversité. Ainsi, bien qu’il cherche à se démarquer de l’extractivisme effréné auquel se sont ralliées les forces de gauche de la première décennie des années 2000, le président Petro devra adapter ses ambitions à la réalité des revenus indispensables à son agenda social, sans pour autant faire dérailler l’économie.

Pour l’heure, le nouveau président colombien s’efforce de rallier des majorités dont il ne dispose pas en se rapprochant des politiques colombiennes plus traditionnelles, de sorte à créer un environnement propice aux réformes projetées. Il existe deux scénarios possibles, selon M. Pardo : l’un optimiste, d’une Colombie davantage sociale-démocrate, avec une meilleure redistribution des revenus reposant sur une politique fiscale et monétaire responsable, et l’autre pessimiste, marquée par l’improvisation et une administration défaillante, une rupture avec les politiques existantes et un message de gestion irresponsable de la gauche. Le plus probable, conclut-il, est un scénario qui se situe à mi-chemin entre ces deux cas de figure.

Quid de la paix ?

La poursuite de la mise en œuvre de l’accord de paix – ou sa reprise, selon les critiques du gouvernement d’Ivan Duque – est une autre des promesses de Gustavo Petro. Le nouveau président a apposé le sceau de la paix sur plusieurs portefeuilles. Ainsi, en nommant son ministre des Affaires étrangères en la personne d’Alvaro Leyva – négociateur de plusieurs processus de paix depuis les années 1980 – il lui a confié la paix comme étendard diplomatique. Et en nommant sa ministre de l’Agriculture, la libérale Cecilia Lopez, il a également invité celle-ci à faire de son ministère un ministère de la paix.

Ce dernier portefeuille revêt une importance d’autant plus cruciale que c’est à ce niveau qu’il est proposé d’accélérer la mise en œuvre de l’un des volets politiques de l’accord de paix qui accusent le plus grand retard, à savoir, la réforme rurale intégrale. « Démocratiser » l’accès très inégal à la terre, donner la priorité aux mesures visant à garantir l’accès des femmes des zones rurales à la terre, et rendre celle-ci hautement productive, voilà quelques-uns des grands axes de la stratégie que le gouvernement se propose de mettre en œuvre, non sans une vive opposition des grands propriétaires terriens représentés par le parti de droite Centro Democratico.

Gustavo Petro s’éloigne de la notion traditionnelle de sécurité sous-tendue par la relation de la Colombie avec les États-Unis pour se tourner vers l’idée de « sécurité humaine » qui, bien que défendue par les acteurs sociaux du pays, manque encore de clarté dans la pratique. Il s’agit d’une vision moins sécuritaire et plus socio-économique et environnementale de la sécurité, qui vise à transformer les territoires du pays de manière à favoriser des contextes où les massacres, les assassinats de civils – y compris de dirigeants sociaux et environnementaux – et le contrôle territorial illégal seraient substitués par une présence plus intégrale de l’État. Dans ce contexte, la guérilla de l’ELN, la plus forte depuis la disparition des FARC-EP, a ouvert la porte à la reprise des négociations de paix.

Le 28 juin, le président Petro a reçu le rapport final de la Commission de la vérité mise sur pied en vertu de l’accord de paix. Dans ce document exhaustif, la Commission présente à l’État et à la société ses conclusions sur le conflit et ses recommandations pour éviter que celui-ci ne se reproduise. L’une de ces recommandations, que M. Petro a déclaré accueillir favorablement, vise à mettre en place un ministère de la Paix et de la Réconciliation qui aurait charge de l’institutionnalité post-conflit. Les objectifs de cette instance transitoire et ceux de Gustavo Petro se recoupent davantage qu’ils ne divergent. Le défi désormais pour le nouveau président et son gouvernement consistera à faire de la vision d’une autre Colombie possible une réalité.

This article has been translated from Spanish by Salman Yunus

Note : Ce reportage a pu être réalisé grâce au financement d’"Union to Union" — une initiative des syndicats suédois, LO, TCO, Saco.