Pourquoi une transition agroalimentaire est-elle nécessaire ?

Pourquoi une transition agroalimentaire est-elle nécessaire ?

The globalised and financialised agri-food system not only has a serious socio-environmental impact, but it is also tremendously inefficient and a risky bet if the aim is to guarantee food supply.

(EC-Audiovisual Service/Sakis Mitrolidis)

Le 18 mai, le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, prévenait que les mois à venir pourraient être marqués par « le spectre d’une pénurie alimentaire mondiale ». La hausse des prix des denrées alimentaires de base — depuis le début de l’année, le prix du blé a augmenté de plus de 50 % — pourrait avoir un impact dévastateur sur les pays les plus pauvres. La guerre en Ukraine a sensibilisé le monde à l’éventualité d’une crise alimentaire : L’Ukraine et la Russie produisent 12 % des calories commercialisées dans le monde, et fournissent aux chaînes d’approvisionnement mondiales 28 % du blé, 29 % de l’orge, 15 % du maïs et 75 % de l’huile de tournesol. Ces données sont fournies par The Economist, dans un article notablement intitulé La catastrophe alimentaire à venir (The coming food catastrophe).

Pourtant, le problème n’est pas nouveau et ne se limite pas à la situation en Ukraine. Il met plutôt en lumière ce que la communauté scientifique et les défenseurs de l’environnement dénoncent depuis des décennies : non content de générer de graves impacts socio-environnementaux, le système agroalimentaire mondialisé et financiarisé est également terriblement inefficace et se fonde sur un pari risqué si l’objectif est de garantir l’approvisionnement alimentaire. Dans un article scientifique récent, des chercheurs de l’université de Padoue affirment que « la dépendance commerciale semble limiter la sécurité alimentaire des pays importateurs de denrées alimentaires ». Ils établissent par ailleurs une corrélation inverse entre l’augmentation du commerce mondial et la résilience du système agroalimentaire. Gustavo Duch, coordinateur du magazine Soberanía Alimentaria (sécurité alimentaire, en espagnol), souligne :

« On ne peut pas nourrir la population avec des cultures annuelles tout en utilisant du pétrole qui anéantit la vie du sous-sol dont dépend le cycle des nutriments. Il est urgent de transformer notre façon de cultiver ».

L’agriculture industrielle, explique le vétérinaire et écrivain, dépend des mines de phosphate du Sahara occidental pour produire des engrais inorganiques utilisés en Ukraine, où l’on produit du blé et du maïs qui, avec le soja apporté du Cône Sud de l’Amérique latine, servent de base à la production de mélanges alimentaires pour animaux qui sont engraissés en Espagne pour ensuite être exportés vers l’Europe du Nord et la Chine.

Il s’agit d’un exemple parmi d’autres de l’irrationalité d’un système mondialisé totalement déconnecté des besoins locaux et des ressources naturelles disponibles et extrêmement dépendant du pétrole tant pour la fabrication de produits agrochimiques que pour le transport des matières premières d’un bout à l’autre de la planète. « Transformer l’agriculture en industrie, c’est sacrifier l’avenir de ceux qui vont naître », conclut M. Duch.

« La mondialisation traite l’aliment comme s’il s’agissait d’une marchandise et non d’un droit et, dans ce contexte, les entreprises ne cessent de grossir », déclare Blanca Ruibal, coordinatrice de l’ONG Les Amis de la Terre Espagne.

Le problème sous-jacent est que les aliments sont traités comme une simple marchandise, une matière première de plus qui s’achète et se vend sur les marchés, souvent de manière spéculative, et sous l’effet d’une inertie oligopolistique qui laisse le marché des aliments de base aux mains d’une poignée de multinationales, telles que les négociants en grains Cargill, Bunge et Louis Dreyfus.

Au cours des vingt dernières années, les connexions commerciales se sont multipliées, ce qui fait que certains pays exportent toujours plus et que d’autres sont toujours plus dépendants des importations. Lorsque quelque chose vient perturber le système — comme cela s’est produit lors de la pandémie, et plus récemment avec l’invasion russe de l’Ukraine —, le risque que l’approvisionnement alimentaire soit laissé aux mains du commerce mondial devient manifeste.

Un engagement en faveur de l’agroécologie pourrait donc non seulement constituer une question de justice sociale et écologique, mais aussi l’option la plus réaliste pour enrayer la faim, qui frappe plus de 800 millions de personnes et pourrait en menacer bien davantage dans un avenir proche.

La logique de la marchandise contre la logique de l’alimentation

« Nous devons parvenir à ce que prédominent les cultures adaptées à notre écosystème, et produire pour manger, pas pour vendre », déclare Blanca Ruibal, qui souligne l’importance de la politique agricole commune (PAC) en Europe, qui dispose d’un budget énorme et est donc capable d’orienter ce qui est produit, comment et par qui. Les dernières réformes indiquent que nous nous dirigeons vers une politique agricole plus verte, où les préoccupations environnementales gagnent en importance.

La stratégie « De la ferme à la table » fixe l’objectif de réduire de 50 % l’utilisation des pesticides et des engrais chimiques d’ici à 2030 et de faire en sorte qu’au moins 25 % des terres agricoles de l’Union européenne soient consacrées à l’agriculture biologique.

Néanmoins, la PAC élude la question de savoir qui doit produire nos aliments. « La nourriture doit être produite par les paysans, les agriculteurs, pas par les grandes entreprises. Les politiques environnementales peuvent finir par nuire aux petits producteurs. Nous vivons un moment délicat où une PAC plus verte pourrait pousser encore davantage de petits producteurs vers la sortie », explique Mme Ruibal.

Dans ce contexte, le débat se pose en termes de souveraineté alimentaire — ou, comme le propose Blanca Ruibal, de justice agraire — plutôt que sous la forme d’une opposition entre production agroécologique et agroécologie.

« Les produits issus des paysans ne sont pas toujours écologiques. Il existe un secteur coopératif lié au secteur agroindustriel, qui utilise des produits agrochimiques et est lié à des problèmes environnementaux. »

« Mais l’argent reste dans le pays et ce secteur pense à long terme : par exemple, il met en place la rotation des cultures, ce qui, d’emblée, se défait de la logique d’exploitation de l’agro-industrie. On observe ainsi deux modèles de production alimentaire opposés, fondés sur deux logiques différentes : l’un est tourné vers l’extérieur, vers les marchés internationaux, c’est la logique des aliments en tant que marchandises ; l’autre est tourné vers l’intérieur, ancré dans les besoins de consommation locaux ; c’est la logique de l’aliment », explique Alexandre Roig, président de l’Institut national de l’associatif et de l’économie sociale (INAES) en Argentine, un pays qui combine une énorme capacité de production alimentaire à une grande dépendance économique vis-à-vis des marchés mondiaux.

Pour M. Roig, les politiques qui débouchent sur une agriculture durable et équitable sont viables. Il donne un exemple : « Pour que [la province argentine de] Chubut puisse être souveraine en lait produit par ses coopératives, un investissement d’environ cinq millions de dollars (5 millions d’euros) serait nécessaire, ce qui représente un coût très abordable. Ce que nous proposons, ce sont des mesures peu coûteuses et exécutables, comme la possibilité de cultiver des produits frais dans les villes. C’est une solution viable, l’ancrage territorial est assuré et la volonté politique existe. »

Les risques liés au modèle actuel, en termes sociaux, environnementaux et d’approvisionnement alimentaire, sont incontestablement de plus en plus ressentis. Mais deux difficultés majeures persistent dans la transformation de nos façons de cultiver et de manger : la première est liée au pouvoir politique et économique accumulé par des entreprises telles que les négociants Bunge et Cargill ou les sociétés de biotechnologie BASF et Bayer. L’autre est liée aux imaginaires : ce que certains auteurs ont appelé le « mythe du progrès » continue d’être hégémonique : la croyance en une croissance illimitée et en l’innovation technologique qui est assimilée au développement sans jamais être critiquée, tout en dénigrant le monde rural comme synonyme d’arriération.

C’est ce même imaginaire du progrès qui peut conduire à de fausses solutions basées sur la géo-ingénierie et l’innovation technologique : « Si vous dénoncez la pénurie d’eau, on vous parle de cultures hydroponiques. Mais nous ne sommes pas seulement confrontés à une pénurie d’eau : il y a aussi une pénurie de potassium, de phosphates, etc. Si l’on considère la situation dans son ensemble, les solutions technologiques ne fonctionnent pas », déclare Mme Ruibal.

Vers une transition à travers le prisme de l’internationalisme

Un autre défi est celui de la nécessité de penser en termes de transition, dans une vision internationaliste. Nous ne pouvons pas passer d’un seul coup d’un modèle extrêmement dépendant du commerce international à un modèle ancré dans le territoire : dans l’article précité, la revue libérale The Economist avertit que la mise en œuvre de politiques protectionnistes pourrait précipiter une situation de famine dans les pays les plus dépendants des importations alimentaires.

Il convient de prévoir une intensification, et de la planifier en tenant compte de la dette écologique que les pays du Nord ont contractée après des siècles de spoliation coloniale : « À l’instar de la justice climatique, les pays qui souffrent le plus des conséquences dommageables du modèle agroalimentaire sont souvent ceux qui en sont le moins responsables », affirme la coordinatrice de l’ONG Les Amis de la Terre Espagne.

À dire vrai, certains pays qui sont aujourd’hui des importateurs nets de denrées alimentaires en sont arrivés là à la suite des politiques d’ajustement structurel mises en œuvre dans les années 1980 et 1990, époque à laquelle le modèle de mondialisation et le système agroalimentaire actuel se sont consolidés ; ce constat est particulièrement vrai pour la région de l’Afrique subsaharienne.

Blanca Ruibal suggère qu’il serait intéressant de s’inspirer des mécanismes imaginés autour du climat, afin que les pays du Nord contribuent au financement de la transition agroalimentaire du Sud, tandis qu’en Europe, les politiques de la PAC pourraient jouer un rôle fondamental pour guider une transition juste vers un autre modèle agroalimentaire, plus juste, plus résilient et plus durable.

This article has been translated from Spanish by Charles Katsidonis