En Égypte, des habitants expulsés de leurs maisons au nom de l’intérêt public (et des grands projets du régime d’al-Sissi)

En Égypte, des habitants expulsés de leurs maisons au nom de l'intérêt public (et des grands projets du régime d'al-Sissi)

After labelling their neighbourhood a “slum”, the government evicted the residents of the so-called “Maspero Triangle”, located two kilometres from Tahrir Square in the Boulaq district, to make way for luxury housing developments aimed at more affluent residents.

(Jamal Boukhari)
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Depuis janvier 2022, la vie de la famille de Sara Ahmed n’est plus comme avant. Cette famille de sept personnes s’est trouvée soudainement menacée d’être jetée à la rue et de perdre son seul logement dans le 6e arrondissement du quartier de Nasser, au Caire. Début 2022, les autorités ont informé les centaines de milliers d’habitants des 6e et 7e arrondissements de leur intention de démolir leurs habitations pour lancer des projets de développement dans la région. Si le gouvernement justifie la décision de la destruction par le fait que l’état des immeubles représente un danger pour la vie des habitants, ces derniers pensent que l’opération cache d’autres fins.

Situés à l’est du Caire, ces deux arrondissements se trouvent près de la route allant vers la nouvelle capitale, à environ 60 km de la mégalopole, que le président égyptien construit pour devenir le futur siège de son gouvernement. Les travaux du monorail, estimés à 2 milliards d’euros, et d’une nouvelle autoroute, sont déjà en cours. Impossible de connaître la vraie raison derrière la décision de démolir les bâtisses de ces deux arrondissements, alors que sur les réseaux sociaux, les rumeurs vont bon train. Certains avancent que l’État veut construire des complexes de logement de luxe près de la route allant vers la nouvelle capitale.

Pour d’autres, le but serait de donner une image différente à toute la zone située près de cette route. Pourtant, ces deux arrondissements n’ont jamais été classés dans la catégorie des « bidonvilles » que les autorités démolissent au Caire et d’autres villes, où les habitants sont déplacés de force vers des petits appartements construits par l’État. « Les deux arrondissements sont bien organisés. Les bâtiments sont forts et construits pour la plupart durant les années 1970 », souligne Sara Ahmed, une comptable âgée de 28 ans.

L’avis de démolition est tombé comme une bombe sur le père de Sara. « Une semaine durant, il n’a prononcé aucun mot. Il a refusé de manger. Son sourire s’est effacé de son visage », souffle Sara. Avec un regard triste sur le bâtiment où se trouve l’appartement, elle confie : « Nous avons acheté cet appartement il y a 8 ans. Mon père a mis ses épargnes de son travail pendant dix ans en Arabie Saoudite pour l’acheter. Nous n’avons pas assez profité de notre nouvel appartement », regrette la jeune femme.

Manque de transparence

Sur les réseaux sociaux, les habitants de deux arrondissements ont lancé un hashtag pour faire entendre leur voix aux autorités #Arfod-Ezalet al-Hai-Alsadith-walsabe (« Je refuse la démolition des 6e et 7e arrondissements », en français). Avec ce hashtag, certains ont supplié le président al-Sissi d’intervenir pour empêcher leur expulsion. D’autres témoignent de leurs souvenirs dans ces quartiers où ils sont nés. Dans une vidéo d’une réunion entre des habitants du 6e arrondissement et la municipalité, un père explique la panique qui règne au sein de sa famille depuis l’annonce de cette décision. « Le gouvernement ne démolira la maison qu’au-dessus de ma tête », clame-t-il.

En outre, les habitants des deux arrondissements se sont organisés en groupes pour déposer des plaintes auprès du Conseil d’État et rencontrer des membres du Parlement. « Il n’y a aucune raison logique pour démolir les deux arrondissements ni transparence dans cette décision », commente la chercheuse en architecture égyptienne auprès de l’ONG 10 Toba, Omnia Khalil à Equal Times. « Le gouvernement avait déjà démoli certains bâtiments dans la région et chassé leurs habitants pour construire le monorail. Personne ne peut dire ‘non’ face à cette politique de dépossession et de démolition », ajoute-t-elle. Le gouvernement reste sourd aux protestations. Il ne se donne même pas la peine de présenter une bonne justification, ignorant les victimes potentielles de ses décisions.

« Le régime d’al-Sissi s’est habitué à diriger le pays avec la politique d’une caserne militaire. Il se prend pour le commandant qui décide et les autres doivent obéir », explique à Equal Times, l’ancien professeur en politique sociale à l’université de Helwan au Caire, Ammar Ali Hassan.

Pour appliquer la décision, l’État se réfère à la loi sur « la dépossession pour l’intérêt public » lui permettant de confisquer tout bâtiment et logement public ou privé, pour mener des projets considérés comme utiles au bien commun, contre une compensation financière. Si la loi date de l’année 1990, elle a été amendée plusieurs fois ces dernières années depuis l’investiture d’Abdel Fattah al-Sissi, pour introduire de nouvelles raisons de dépossessions des bâtisses. Désormais, la dépossession de tout bâtiment est autorisée à des fins telles que l’amélioration des services publics (transport, eau, énergie, irrigation, etc.), la construction d’autoroutes et de places, ou encore la construction de nouvelles zone résidentielles, ponts et routes. D’après des juristes égyptiens, les compensations offertes par l’État en cas d’expropriation sont extrêmement faibles par rapport à la valeur réelle des biens sur le marché.

« Cette loi prive toute personne du sentiment de sécurité dans sa propre maison. La dépossession par l’État en cours des maisons et des bâtiments privés est sans précédent dans l’histoire contemporaine de l’Égypte », ajoute Omnia Khaleil.

De même, cette loi est devenue une arme au service des ambitions « mégalomaniaques » du dirigeant égyptien qui rêve de laisser sa marque personnelle sur l’Égypte. « Des centaines des familles ont déjà été forcées de quitter leurs logements dans l’est du Caire, dans le cadre des projets comme la construction d’autoroutes et de ponts dans l’objectif de faciliter l’accès à la Nouvelle capitale », confirme la chercheuse.

Expulsions en série

Depuis l’arrivée du président al-Sissi au pouvoir, le régime ne cesse de mettre la main aux quatre coins du pays sur des entreprises, des terres agricoles, des maisons et propriétés privées, aussi bien dans les quartiers défavorisés que dans les quartiers plus aisés, et même des sites culturels et historiques, avec toujours des justifications différentes.

Outre le fait de se servir de la loi sur la dépossession pour l’intérêt public, le président al-Sissi a lancé en 2016, un projet pour l’éradication des habitats illégaux du Caire et dans les grandes villes. Les habitants qui ne peuvent pas se régulariser doivent payer une amende ou sont obligés de déménager dans d’autres complexes de logements sociaux dans des petits appartements, construits pour la plupart à la périphérie de la ville ou dans le désert, mais certains se retrouvent aussi sans nulle part où aller.

Ce projet a entrainé l’expulsion de centaines de milliers de familles, alors que ces fonciers immobiliers ont été pour la plupart récupérés ensuite par l’État. Selon les chiffres officiels publiés en août 2021, l’État avait déjà « éliminé » 46 bidonvilles au Caire, 14 autres étaient encore en cours de démolition. En février 2022, le gouvernorat du Caire, a annoncé avoir démoli encore trois autres bidonvilles près du centre-ville. Très souvent, les nombreuses manifestations et les recours en justice des habitants restent sans effet.

« La plupart des fonciers récupérés suite à la démolition des bidonvilles au Caire se situent dans des zones très stratégiques, comme le Triangle Maspiro et Majra al-Ayoun, à quelques kilomètres de la place Tahrir au centre-ville, mais aussi Nazlet El-Semman près des pyramides », explique le professeur Ammar Ali Hassan.

« L’État n’entend pas réaliser des projets de développement dans ces quartiers, sinon il les développerait en faveur de leurs habitants ».

Si ce remplacement des bidonvilles par des complexes de logements modernes aide l’État à gagner des fonds, il lui permet aussi de déménager les classes plus aisées à des endroits stratégiques. « L’État s’emploie à redessiner les relations entre les gens au Caire, à travers la construction de séries des complexes de logement bien séparés, où chacun vit isolé de l’autre », ajoute M. Hassan.

À cela s’ajoute la création par l’État d’une nouvelle arme pour déposséder d’autres zones vitales. Créé en février 2016, le Comité de la récupération des terres de l’État est chargé de faire valoir ses droits sur de grands lots de terrains et de démolir les maisons construites sur des terres considérées étatiques. Depuis six ans, des milliers de familles et d’habitants, notamment sur les îles du Nil, ont été expulsés, ou sont sur le point de l’être.

Des terrains aussi pour l’armée

Alors que des citoyens se sentent menacés dans leurs propres maisons, l’armée égyptienne tire aussi profit de cette politique de dépossession. Par décret, le président al-Sissi a octroyé à l’armée 36 îles du Nil, ainsi qu’une île maritime. Une décision prise alors que certaines de ces îles sont peuplées notamment par des agriculteurs et pêcheurs, comme al-Qoursaya. Les habitants de ces îles savent que cette décision sera bien appliquée, car l’armée ne renonce jamais aux sites d’une importance géographique offerts par le régime.

Les habitants des 36 îles s’inquiètent de se trouver face au même destin que celui des habitants de l’île d’Al-Warraq. Comptant 90.000 habitants, ces derniers s’efforcent, depuis 2017, de barrer la route aux tentatives de leur expulsion forcée. Mais ils savent que toute tentative de défendre leurs maisons et propriétés a un prix. Trente-cinq citoyens de cette île écopent actuellement de peines de prison entre 5 et 25 ans. Ils sont accusés d’avoir affronté la police qui a tenté de les chasser de l’île.

This article has been translated from French.