Les soldats sont des travailleurs comme les autres, alors pourquoi tant de pays leur refusent-ils le droit d’association ?

Aborder le sujet du personnel militaire et des droits syndicaux suscite souvent des regards perplexes, comme si nous évoquions une combinaison improbable. Pourtant, les soldats, tout au moins dans le contexte des forces armées d’un État démocratique, sont des travailleurs comme les autres. Ce qui les distingue des autres travailleurs, c’est leur tâche spécifique et le fait de porter un uniforme. Mais n’est-ce pas là le cas pour d’innombrables autres travailleurs ou employés de l’État ?

Avant d’approfondir ce sujet, permettez-moi de vous présenter brièvement l’Organisation européenne des associations et syndicats militaires (EUROMIL). Fondée en septembre 1972 comme organisation faîtière pour les associations militaires en Europe, nous comptons aujourd’hui 33 associations membres et observateurs issus de 20 pays européens. L’objectif premier, le plus important, d’EUROMIL est de faire respecter et appliquer les droits humains et les libertés fondamentales dans, mais aussi par, les forces armées européennes. Son deuxième objectif est l’amélioration des conditions de vie et de travail du personnel militaire, et le troisième, l’application et la mise en œuvre correcte de la législation sociale, en particulier la législation sociale de l’UE relative au personnel militaire.

EUROMIL considère qu’un soldat doit être traité comme un « citoyen en uniforme » avec les mêmes droits et les mêmes obligations que quiconque.

Néanmoins, en comprenant pleinement le rôle de l’armée et le rôle que les soldats sont susceptibles d’être amenés à jouer, on peut dire que les restrictions à ce droit ne devraient être autorisées qu’en période d’opérations et en temps de guerre.

Sans entrer dans tous les détails juridiques, je souhaite me concentrer sur le Conseil de l’Europe avec la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) de 1950, la Charte sociale européenne (CSE) de 1961 et la CSE révisée de 1996. Les articles 5 et 6 de la CSE, par exemple, traitent du droit d’organisation, du droit de négociation collective et même du droit de mener des actions collectives.

De plus, nous disposons de la CEDH, un des textes fondamentaux du Conseil de l’Europe. En substance, l’article 11 de la CEDH établit que toute personne a le droit d’association, y compris le droit de fonder des syndicats et de s’y affilier pour la protection de ses intérêts. Cela n’empêche pas que des restrictions légales — notez le mot « restrictions » — soient imposées aux membres des forces armées. Mais une restriction n’a rien à voir avec les exclusions pratiquées dans de nombreux pays où le droit d’association est refusé au personnel militaire. Selon EUROMIL, cette pratique n’est pas légale et ne constitue pas une application correcte de la législation nationale.

La réalité des droits syndicaux dans les forces armées européennes

Examinons à présent comment le droit d’association dans les forces armées européennes est organisé dans la pratique. Environ la moitié des États membres du Conseil de l’Europe excluent leur personnel militaire du droit d’association et de négociation collective comme prévu à l’article 11 de la CEDH et aux articles 5 et 6 de la CSE.

Il convient de réitérer que si l’on souhaite mettre en œuvre et respecter les droits humains et les libertés fondamentales, et si l’on souhaite respecter les droits sociaux du personnel militaire, les associations et les syndicats ont un rôle essentiel à jouer. Dès lors, pourquoi tant de dirigeants politiques et militaires refusent-ils le droit d’association ? Ont-ils peur de la transparence ? Ont-ils peur de perdre leur autorité ? Ont-ils peur d’avoir des syndicats dans les forces armées ? Peut-être. Mais il est possible de le réglementer, comme c’est le cas dans plusieurs pays.

Aux Pays-Bas, par exemple, une association militaire a été fondée dès 1898 et celle-ci s’est transformée en syndicat quelques décennies plus tard. Juste à côté, en Belgique, les premiers signes d’une association militaire remontent à la fin du XIXe siècle. Toutefois, la base juridique permettant de transformer ces associations en syndicats n’a été définie qu’en 1978 et il a fallu près de 17 ans pour que cette législation soit appliquée. Dans le nord de l’Europe, nous constatons que la Norvège, la Suède, le Danemark et la Finlande accordent tous des droits syndicaux complets à leur personnel militaire.

L’Irlande en est un autre exemple : le droit d’association y avait été refusé au personnel militaire jusqu’en 1992. Il aura fallu deux ans de lutte avec les politiciens et les dirigeants militaires pour que l’Irlande introduise le droit d’association pour le personnel militaire (avec toutefois un certain nombre de restrictions, notamment l’absence de droits syndicaux ou de négociations collectives sur les questions sociales et de travail).

Étant donné que ces règles limitaient fortement la possibilité de représenter pleinement le personnel militaire irlandais, notamment en matière de négociation collective des salaires, en 2014, EUROMIL a introduit une plainte collective contre l’Irlande auprès du Comité européen des droits sociaux.

En février 2018, le Comité des ministres a confirmé, notamment, qu’il ne considère pas qu’une interdiction complète de l’affiliation à une organisation faîtière nationale, telle que le Congrès irlandais des syndicats (ICTU) dans le contexte irlandais, soit nécessaire ou proportionnée. Pourtant, pendant de nombreuses années, le gouvernement irlandais a bloqué l’affiliation de deux associations militaires irlandaises (PDFORRA et RACO) à l’ICTU. Ce n’est qu’au printemps 2022 que ces deux associations ont pu rejoindre l’ICTU. Bien que cela représente un grand pas en avant pour les associations irlandaises membres d’EUROMIL, les droits syndicaux complets ne leur ont pas encore été accordés.

Des situations comparables existent, par exemple, en France, au Portugal, en Espagne, en Italie, à Chypre et en Grèce, où le personnel militaire peut adhérer à des associations professionnelles, sans toutefois bénéficier de droits syndicaux, de la négociation collective ou de l’adhésion à des fédérations syndicales. C’est pourquoi EUROMIL a décidé, en accord avec ses membres portugais, de déposer une plainte collective contre le Portugal. Le résultat de cette plainte est attendu pour le début de l’année 2023.

Là où la Hongrie, la Macédoine du Nord, la Serbie et le Monténégro accordent des droits syndicaux à leur personnel militaire, d’autres pays comme la Bulgarie, la Pologne et la Roumanie n’acceptent que des associations militaires aux compétences limitées. La situation est similaire dans les pays baltes.

Le cas des forces armées allemandes est assez unique. L’association des forces armées allemandes — le Deutscher Bundeswehr-Verband ou DBwV — a été fondée en 1956. Elle a été construite sur les fondations des nouvelles forces armées allemandes d’après-guerre où la conduite démocratique et les principes tels que celle du citoyen en uniforme étaient appliqués. La DBwV est considérée comme le seul partenaire représentatif du personnel militaire allemand, mais elle ne fait partie d’aucune fédération syndicale.

La représentation militaire : souhaitée et nécessaire ?

Naturellement, vous pourriez vous poser la question suivante : pourquoi avons-nous besoin d’une représentation militaire ? La réalité est que tous les travailleurs, y compris ceux qui portent l’uniforme, ont besoin d’associations et, de préférence, de syndicats pour les aider à améliorer leurs conditions d’emploi, leur situation juridique, leur salaire, pour améliorer les possibilités de carrière, leur éducation, leur logement, ainsi que leur prise en charge médicale et psychosociale. L’augmentation des dépenses de la défense, les projets de défense commune de l’UE tels que la coopération structurée permanente, l’adoption de la boussole stratégique et la création d’une capacité de déploiement rapide ne sont que quelques exemples de l’évolution de la situation en matière de coopération des forces armées européennes. Il ressort clairement des développements passés et présents qu’une représentation militaire forte, par le biais d’associations ou de syndicats, est nécessaire pour s’organiser contre l’impact de tout bouleversement.

Ce qui m’amène à ma conclusion, à savoir que les droits humains dans les forces armées ne sont pas toujours pleinement ou correctement appliqués. Par conséquent, nous devons continuer à répéter que les soldats sont des citoyens en uniforme jouissant des mêmes droits et libertés que leurs concitoyens. Dans la mise en œuvre des droits humains, les exclusions ne sont pas autorisées et les limitations doivent être proportionnelles et justifiées. C’est la seule façon de garantir un juste équilibre entre la mission et les conditions de travail et de vie au sein des forces armées.