En Californie, la bataille victorieuse pour le droit à l’oubli pour les ex-détenus

En Californie, la bataille victorieuse pour le droit à l'oubli pour les ex-détenus

“Even though some of us completed our sentences more than ten years ago, we’re still paying for our past mistakes,” says Ingrid Archie, organising director of the Time Done campaign in Los Angeles and a former prisoner, photographed on 25 October 2022.

(Noémie Taylor-Rosner)

Jay Jordan savoure sa victoire. À 37 ans, cet ancien détenu californien qui dirige l’Alliance for Safety and Justice – une organisation engagée dans la réforme de la justice pénale – a remporté en septembre 2022 un combat politique herculéen.

Voilà des mois qu’il faisait campagne à travers le Golden State en faveur de la loi SB731, un texte inédit aux États-Unis visant à permettre aux personnes condamnées pour crime de demander l’effacement de leur casier judiciaire, une fois leur peine purgée. Adoptée en août par le parlement californien, la loi a été signée le 27 septembre dernier par le gouverneur démocrate de l’État de Californie, Gavin Newsom.

Pour Jay Jordan, l’adoption de ce texte est une victoire à la fois collective et très personnelle. « C’est tout un monde de possibilités qui s’ouvre à moi grâce à cette loi », explique-t-il. En raison de son passé judiciaire, il s’est heurté, depuis sa sortie de prison, à de très nombreux obstacles, notamment pour trouver un emploi stable.

L’histoire de Jay Jordan ressemble à celle de centaines de milliers d’anciens détenus Californiens qui ont vu leurs chances de réinsertion entravées par d’anciennes condamnations. « J’ai grandi à Stockton (NDLR : près de San Francisco), dans les années 80 au sein d’une communauté composée principalement de familles afro-américaines et hispaniques en grande difficulté économique », raconte ce fils d’une pasteur et d’une ingénieure qui dit avoir eu la chance de « bénéficier d’une formidable éducation », grâce à ses parents.

À l’adolescence, Jay Jordan tombe malgré tout, petit à petit, dans la délinquance. « J’ai commencé à fréquenter un groupe de gens peu recommandables au lycée. À 18 ans, avec ce même groupe nous avons essayé de voler quelqu’un dans la rue et j’ai été le seul qui a été pris ». Personne n’est blessé lors de cette tentative de vol. Mais comme Jay Jordan refuse de dénoncer ses amis et qu’une arme à feu a été récupérée sur les lieux de l’incident, toutes les accusations sont portées contre lui. Il est condamné en 2004 à sept ans de prison. Il n’a que 19 ans. À sa sortie en 2012, Jay Jordan a un plan de réinsertion en tête. « Je voulais devenir coiffeur, une activité que j’avais déjà commencé à exercer derrière les barreaux », raconte-t-il.

« Je me suis rendu chez un ami barbier et pendant qu’il me coupait les cheveux, je lui ai parlé de mes projets. C’est là que je suis tombé de haut. Il m’a dit : ‘Jay, tu ne peux pas obtenir de licence pour devenir coiffeur avec un casier judiciaire. »

Jay Jordan décide alors de chercher un emploi. Mais son casier judiciaire continue de le poursuivre. Certains employeurs auxquels il envoie sa candidature lui font notamment remplir un formulaire lui demandant de faire état d’anciennes condamnations. D’autres vérifient automatiquement les antécédents des candidats. « J’ai postulé partout. Même dans la restauration rapide, chez McDonald’s, ils ne voulaient pas de moi. Au bout du 70e rejet, j’ai jeté l’éponge », raconte Jay Jordan. « J’étais dévasté de constater que je ne pouvais candidater à aucun emploi pour lequel j’étais qualifié en raison de mon casier. »

Un ami lui suggère alors de se tourner vers des agences d’interim, car celles-ci ont la réputation de fermer les yeux sur le passé judiciaire des travailleurs précaires qu’elles recrutent. Jay Jordan est rapidement embauché pour travailler dans un entrepôt de supermarché. « La moitié de leurs ouvriers étaient des travailleurs sans-papiers et l’autre moitié d’anciens détenus, comme moi. Nous n’avions pas de contrat et pouvions être licenciés du jour au lendemain », raconte-t-il. « C’est d’ailleurs ce qui m’est arrivé : un jour, une caisse m’est tombée dessus et j’ai été blessé à la main. Comme je ne pouvais plus travailler, j’ai été remercié. »

Pauvreté post-carcérale

Jay Jordan quitte alors Stockton pour tenter de trouver un emploi à Los Angeles. Sans ressources, pendant plusieurs mois, il vit dans sa voiture. C’est finalement le militantisme politique qui va lui ouvrir de nouveaux horizons. Il décide notamment de mettre son expérience d’ancien détenu au service de la campagne Ban the Box à Los Angeles qui vise à empêcher les employeurs d’exiger des candidats à un poste qu’ils divulguent leurs antécédents judiciaires. Il est par la suite recruté par l’association Alliance for Safety and Justice qui lutte pour les droits des ex-prisonniers et dont il prend la tête en mars 2022. C’est avec cette organisation qu’il a mené campagne en faveur de la loi SB731.

« L’idée du scellement des antécédents judiciaires nous est venue du Royaume-Uni. Là-bas, les anciens détenus bénéficient au bout d’un certain temps d’un effacement de leur casier ce qui facilite leur réinsertion dans la société », note Jay Jordan. « Quand on sort de prison aux États-Unis, on est déjà dans une situation financière précaire », souligne-t-il.

« On est forcé de prendre un emploi mal payé pour survivre puisque notre casier ne nous permet pas de trouver mieux. On doit louer une chambre bon marché dans un quartier dangereux pour payer les factures et ainsi de suite... L’idée derrière SB731, c’était précisément de briser le cercle vicieux de la pauvreté post-carcérale. »

« Certains d’entre nous avons purgé notre peine il y a plus de dix ans. Nous continuons malgré cela de payer pour nos erreurs passées, alors même que nous essayons de prendre soin de nos enfants », renchérit Ingrid Archie, une ex-détenue originaire de Los Angeles, très impliquée dans la campagne californienne Time Done qui milite pour l’effacement des casiers judiciaires.

Née à South Central, un quartier noir pauvre de Los Angeles, Ingrid Archie, la quarantaine, a passé la majorité de son adolescence dans des établissements pénitentiaires pour mineurs, puis à l’âge adulte a multiplié les allers-retours en prison.

« Petite, j’ai grandi dans un milieu très violent. J’étais livrée à moi-même, car ma mère avait des problèmes de drogue et je suis rapidement tombée dans la délinquance. À chaque sortie de prison, j’avais du mal à retrouver un emploi. Ayant des enfants à charge, je n’arrivais pas à m’en sortir financièrement ce qui m’a conduite à vendre de la drogue et à retourner en prison », raconte cette mère de six enfants. À sa sortie, sa condamnation pour vente de substances illicites la prive également d’un accès aux aides sociales.

Les noirs américains disproportionnellement concernés

Ce cercle vicieux de la pauvreté post-carcérale touche de manière disproportionnée les noirs américains aux États-Unis. Et pour cause : selon une étude de l’université de Géorgie publiée en 2017, 33% de la population masculine afro-américaine a été condamné pour crime contre 8% de la population globale.

« Les anciens détenus noirs font face aujourd’hui à un système similaire à celui des Black Codes, ces lois du 19e siècle qui limitaient les droits civiques des anciens esclaves noirs récemment émancipés », estime Ingrid Archie. « Ils avaient été affranchis mais ils n’avaient pas le droit de posséder une maison, de se déplacer où bon leur semblait et devait avoir un emploi sous peine d’être envoyés en prison… »

« Aujourd’hui, lorsque vous bénéficiez d’une libération conditionnelle, vous devez obligatoirement retrouver un emploi sous peine de retourner en prison, ce qui est très compliqué lorsque l’on a été condamné pour un crime. »

Avoir un casier n’est « pas seulement un obstacle pour trouver un emploi », rappelle Hadar Aviram, professeur à l’École de droit Hastings de l’université de Californie à San Francisco.

« Cela a des répercussions sur de nombreux aspects de la vie quotidienne : impossible par exemple d’adopter un enfant, voire de vivre avec quelqu’un qui a engagé une procédure d’adoption. Vous pouvez aussi avoir des difficultés pour louer ou acheter un bien ou encore pour souscrire à une assurance-vie… C’est votre vie toute entière qui est impactée. »

La loi SB731 vise à éradiquer un grand nombre de ces barrières. Le texte prévoit le scellement automatique des condamnations pour crimes non-violents au bout de quatre ans. Quant aux personnes condamnées pour crime violent, elles sont désormais éligibles pour demander l’effacement de leur casier auprès d’un juge, à l’exception des condamnés inscrits au registre des délinquants sexuels.

Selon l’organisation Californians for Safety and Justice, entre 250.000 et 400.000 personnes en Californie pourraient voir leur casier scellé de manière automatique grâce à la nouvelle loi. L’association estime par ailleurs que plus d’un million de personnes pourraient obtenir le droit de déposer une requête auprès d’un tribunal pour demander l’effacement de leur casier.

Pour Hadar Aviram, « la SB731 est une loi qui va dans la bonne direction, même si elle ne risque pas de résoudre le problème d’un coup de baguette magique ».

De plus en plus de gens aux États-Unis sont condamnés « à la fois au niveau de l’État et au niveau fédéral. Or la SB731 ne s’applique qu’aux condamnations émises par le système judiciaire californien », rappelle-t-elle.

Autre limite de la loi : le fait que les données judiciaires sont aujourd’hui exploitées par des entreprises privées mal régulées. Ce sont vers ces compagnies que se tournent les employeurs pour vérifier les antécédents de potentiels candidats. « Il existe une véritable industrie des données judiciaires aux États-Unis. La Californie aura sûrement besoin d’adopter une nouvelle loi pour réguler ces données qui flottent un peu partout sur Internet », estime Hadar Aviram.

D’autant que le recours aux « background checks » (vérification des antécédents) est une pratique très fréquente aux États-Unis. Selon une étude réalisée en 2014 par la Society for Human Resource Management, une association de professionnels des ressources humaines, 9 employeurs américains sur 10 effectuent une vérification avant d’embaucher un candidat.

Pour de nombreux détenus, l’adoption de la loi SB731 demeure néanmoins une véritable source d’espoir. Ancien détenu, Michael L. compte dès l’an prochain déposer une requête auprès d’un juge pour obtenir le scellement définitif de son casier. Ce Californien, qui témoigne sous le sceau de l’anonymat, a obtenu l’effacement de la plupart de ses condamnations grâce au Record Clearance project, un programme de l’Université d’Etat de San Jose en Californie auquel participent des étudiants en droit qui aident bénévolement les anciens détenus à expurger leurs casiers judiciaires.

« Grâce à eux, ma vie a changé », raconte ce vétéran américain devenu conducteur de bus après sa sortie de prison. « Mais il me reste encore une dernière condamnation pour crime qui entache mon casier. Quand cette dernière aura été éliminée, je me sentirai enfin complètement libre. Plus personne ne pourra retenir mon passé contre moi. Rien que d’y penser, cela me procure un sentiment de légèreté merveilleux. »

 

This article has been translated from French.