Dans l’industrie du jeu vidéo croate, une convention collective synonyme de « grande avancée » pour les travailleurs

Dans l'industrie du jeu vidéo croate, une convention collective synonyme de « grande avancée » pour les travailleurs

Representatives of the Croatian video game development company Gamechuck and Novi sindikat sign the industry’s first collective agreement on 29 April 2022.

(Gamechuck)

À la fin novembre, la société de jeux vidéo croate Gamechuck signait une annexe à une convention collective historique relevant le salaire de l’ensemble de ses travailleurs à 13,8 % au-dessus de l’inflation. Cette dernière mesure constitue un renforcement important de l’accord formalisé en avril 2022, une première dans le secteur croate des jeux vidéo, en pleine croissance.

La convention collective — décrite par Igor Gajić, représentant syndical de Gamechuck, comme « une grande avancée pour les droits des travailleurs dans l’industrie du jeu vidéo en République de Croatie » — garantit notamment la transparence des salaires et des activités de la société, une participation aux bénéfices de 10 % pour les travailleurs, un meilleur contrôle des droits d’auteur et la « protection de la dignité des travailleurs ».

Elle stipule, par exemple, que la semaine de travail à temps plein de la compagnie est divisée en cinq jours de travail, d’une durée totale de 33 heures et 45 minutes, soit six heures et 45 minutes par jour. Par ailleurs, il y est précisé que tout le monde — du directeur aux artistes débutants — touche le même salaire.

Tomislav Kiš, secrétaire général de Novi sindikat (« Nouveau syndicat »), qui a aidé Gamechuck à rédiger l’accord, déclare à Equal Times que son syndicat a réglé plusieurs questions au sein de la société, mais que son engagement sur la participation aux bénéfices est particulièrement important, car il garantit qu’une partie des bénéfices générés par l’entreprise revient aux travailleurs.

En évoquant certains des problèmes communs auxquels sont confrontés les travailleurs de l’industrie du jeu vidéo en général, Aleksandar Gavrilović, directeur et cofondateur de Gamechuck, explique à Equal Times que de nombreux travailleurs de l’industrie, même ceux qui ont une plus grande expérience, « souhaitent travailler pour des salaires inférieurs à ceux qu’ils obtiendraient dans d’autres secteurs, car produire des jeux vidéo est leur passion ». Ce nouvel accord permet d’éviter l’exploitation de ces travailleurs trop zélés.

Des droits des travailleurs « bafoués pendant des décennies »

Le secteur croate du jeu vidéo est en pleine expansion, tant en raison d’un intérêt croissant du public croate pour les jeux vidéo que pour l’intérêt porté aux jeux croates à l’international. Au cours des trois dernières années, les revenus des dix plus grandes entreprises du secteur sont passés de 274 millions de kunas (environ 40 millions de dollars US ou 37,74 millions d’euros) en 2019 à 446 millions de kunas (environ 63 millions de dollars US ou 59,44 millions d’euros) en 2021, et M. Gavrilović estime que le secteur emploie aujourd’hui environ 1.000 personnes directement et indirectement, contre seulement 230 personnes en 2019.

Gamechuck, qui emploie 17 collaborateurs à temps plein et a développé des jeux vidéo tels que le jeu d’action médiéval Midwintär et le jeu d’arcade d’inspiration rétro Speed Limit, a été fondé en 2017. Dès le départ, la motivation était de faire en sorte que l’entreprise soit syndiquée, selon M. Gavrilović.

« L’organisation et la négociation collectives ont été négligées pendant des décennies dans notre industrie, ce qui a entraîné de mauvaises conditions de travail et même des exemples d’abus tant en Europe qu’aux États-Unis.»

« La motivation [de se syndiquer] découle du désir de réévaluer ces conditions de travail et de les faire évoluer sur des fondations saines – pas seulement dans une seule société, mais dans l’ensemble de l’industrie », explique M. Gavrilović.

La convention collective historique de Gamechuck comprend des éléments qui n’étaient pas particulièrement pressants pour l’entreprise au moment de son élaboration, mais qui ont été inclus, selon M. Gavrilović, « pour créer une convention collective qui pourrait servir [de modèle] à d’autres entreprises du secteur ».

Il poursuit : « Par exemple, il n’y a pas d’heures supplémentaires dans notre société, ou alors elles sont immédiatement suivies d’un jour de congé, mais les heures supplémentaires sont un problème dans certaines entreprises. À cet égard, nous avons ajouté [dans la convention collective] que les périodes de travail supplémentaire doivent être encadrées et doivent être suffisamment éloignées les unes des autres. »

S’attaquer aux problèmes de l’industrie

Zvonimir Barać est le fondateur de Porcupine Parkour, une autre société de jeux vidéo croate qui a signé une convention collective en juin, deux mois seulement après Gamechuck, en s’inspirant de la leur. Il explique à Equal Times que sa société a reçu « énormément d’encouragements » de la part de Gamechuck pendant ses négociations. « Comme nous travaillons souvent ensemble, ils ont suggéré que nous nous joignions aux sociétés de gamedev [développement de jeux] qui montrent qu’elles ne souhaitent pas perpétuer le problème. »

Parmi les problèmes endémiques de l’industrie du jeu, citons les incroyablement longues heures de travail et les heures supplémentaires non rémunérées, en particulier pendant la période qui précède la livraison d’un projet (appelée « crunch time » dans le jargon). On constate également un manque de connaissances parmi les travailleurs du secteur des jeux vidéo concernant leurs droits en matière de travail, mais aussi le fait qu’ils ne se rendent pas vraiment compte qu’ils sont bel et bien des travailleurs.

« L’un des principaux problèmes est que nombre d’entre eux croient qu’ils sont venus travailler dans une industrie décente constituée d’emplois de bureau agréables, le tout accompagné de convictions dépassées selon lesquelles les luttes pour les droits des travailleurs ne sont importantes que pour ceux qui travaillent dans les usines et les mines », explique M. Barać.

Pendant ce temps, cette « industrie décente » « normalise le travail pendant les week-ends, le travail à domicile et le fait de consacrer sa vie aux sociétés d’autrui », ajoute-t-il.

« Le problème est particulièrement répandu dans l’industrie du jeu vidéo parce que beaucoup considèrent ce travail comme l’accomplissement d’un rêve d’enfance plein de glamour et leur entourage ne les prend pas au sérieux lorsqu’ils essaient d’expliquer qu’ils perdent de précieuses heures de leur temps libre. L’idée fausse la plus répandue est que les gens font ce travail “parce qu’ils aiment les jeux” », explique M. Barać.

MM. Kiš et Gavrilović pointent également du doigt l’épuisement professionnel ou « burnout » comme un problème majeur de l’industrie. « La majorité des travailleurs du secteur du jeu vidéo sont des personnes instruites et elles se croient généralement autosuffisantes, persuadées qu’elles seront capables de résoudre leurs problèmes par elles-mêmes. Malheureusement, cela va parfois de pair avec un manque de solidarité », explique M. Kiš à Equal Times, ajoutant que Gamechuck est un bon exemple précisément parce qu’il encourage l’action collective.

Un secteur sans normes

Lucija Klarić, dramaturge et conceptrice narrative indépendante qui a travaillé avec Gamechuck, estime que la convention collective — et le fait que d’autres sociétés commencent à l’utiliser comme modèle — est importante, car, historiquement, il n’y avait pas de norme dans le secteur, « tant en matière de droits des travailleurs que de la gestion des affaires, ce qui conduit souvent à la violation des droits des travailleurs ou des auteurs ». Elle poursuit : « Le secteur croate du jeu vidéo est relativement petit et, de ce fait, les événements qui se sont produits chez Gamechuck trouveront un écho auprès des autres. »

Elle explique que les personnes pour qui les jeux vidéo étaient une passion d’enfance sont souvent celles qui s’engagent dans le domaine du développement de jeux. « Donc, en cours de route, ils font face à de nombreux défis qui surgissent au cours du processus de développement de jeux. Il n’est pas rare que cela se fasse au détriment des droits des travailleurs, dans le sens où les gens investissent leur propre capital privé pour essayer de développer et de commercialiser le “jeu de leurs rêves” et se retrouvent ensuite dans une situation où l’argent s’est tari et où le processus est loin d’être terminé. En la matière, nous sommes face à de nombreux territoires inexplorés », déclare Mme Klarić.

Elle poursuit : « Naturellement, le plus gros problème est lorsqu’une certaine attitude est profondément ancrée : c’est précisément l’exploitation des travailleurs et le maintien d’un niveau de salaire minimum qui garantissent le succès d’une entreprise et l’augmentation des bénéfices. Cette conviction est illusoire, mais elle se produit certainement. »

Elle pense que la récente tentative de syndicalisation de l’industrie du jeu aux États-Unis, qui représente 85 milliards de dollars US (80 milliards d’euros) — illustrée par les résultats obtenus par les travailleurs d’Activision Blizzard, qui produit la série de jeux vidéo la plus vendue au monde, Call of Duty — « montre que l’industrie du jeu a suffisamment mûri pour que nous puissions commencer à aborder d’autres questions importantes au sein de l’industrie ».

Mme Klarić poursuit : « Il est prouvé que travailler dans le développement de jeux vidéo est un métier sérieux où l’on peut gagner beaucoup d’argent. Le marché et le secteur ont connu une croissance exponentielle, et il semble que cette dernière ne va pas s’arrêter, car le secteur trouve maintenant de nouveaux publics et les publics existants sont pratiquement insatiables. Il est évident que le secteur traverse un moment crucial où il doit faire preuve d’introspection et évaluer comment il entend fonctionner à l’avenir », conclut Mme Klarić.