Il pleut à Bata, une ville portuaire de Guinée équatoriale. L’eau martèle les panneaux en zinc du toit de l’école La Fe dans un bruit assourdissant. Personne ne semble s’en soucier. En fait, personne ne semble même le remarquer. Le professeur poursuit ses explications sur les équations, tandis que les élèves fixent des yeux le mouvement de ses mains, les dessins que forment ses doigts, pour ne pas perdre le fil.
Ce n’est que lorsque l’eau commence à s’infiltrer et que les premières gouttes tombent sur les cahiers de mathématiques que les élèves se rendent compte du déluge. Pilar Bilogo, directrice de cette école pour sourds, décroche le téléphone et appelle quelqu’un : encore un problème au centre à signaler.
La Guinée équatoriale, petit pays situé sur la côte occidentale de l’Afrique, compte 1,5 million d’habitants et seulement trois centres éducatifs pour les sourds. Bata, la capitale économique, en abrite deux, La Fe (La foi) et Manos Felices (Mains heureuses), avec respectivement 80 et 50 élèves. Le troisième centre appartient à la Croix Rouge et se trouve dans la capitale, Malabo.
Convaincue de l’urgence d’offrir une éducation aux enfants sourds dès que possible, Pilar Bilogo a fondé l’école La Fe en 2013 et s’est démarquée en baissant les frais de scolarité pour les rendre plus abordables, en ouvrant la porte de son école à des élèves ayant d’autres besoins éducatifs particuliers et, plus important encore, en faisant de La Fe la première école du pays à accepter des élèves sourds de plus de sept ans sans formation préalable en langue des signes. Le travail de cette institutrice vise précisément à éviter que les enfants sourds de sa ville ne soient privés de l’accès à l’éducation.
La Fédération mondiale des sourds (FMS, ou WDF selon son sigle anglais) affirme qu’il « est primordial de veiller à ce que les enfants sourds soient exposés à la langue des signes le plus tôt possible ». Stefania Fadda, présidente de la Société européenne de santé mentale et surdité, explique que « l’accès des enfants sourds à une communication efficace et précoce, en langue parlée ou en langue des signes, ou bien les deux [bilinguisme] réduit considérablement le stress et l’inconfort, [qui à leur tour peuvent engendrer] la souffrance, les perturbations de l’identité ou les troubles psychiques ».
Dans ce pays, comme dans beaucoup de pays africains, être sourd signifie en outre de devoir faire face à l’abandon familial et à l’isolement. En Guinée équatoriale, surtout à l’intérieur du pays, la croyance selon laquelle les mères d’enfants sourds ont étévictimes d’un envoûtement pendant leur grossesse et que le nouveau-né est donc maudit est toujours répandue. Les jeunes (et leur mère) grandissent avec cette malédiction, et traînent ce boulet leur vie durant.
Les pays les plus pauvres sont plus touchés par la déficience auditive. « Dans les zones les plus pauvres et défavorisées d’Afrique, les enfants sourds courent le risque d’un retard du développement du langage et de se voir barrer l’accès à l’éducation, et devenir de ce fait des adultes non intégrés socialement, solitaires et isolés, chômeurs, risquant la dépression ou des troubles psychiques plus graves », confirme Mme Fadda. Presque 80 % des personnes touchées par un déficit auditif incapacitant vivent dans des pays à revenus faibles et intermédiaires, selon l’OMS.
L’accès aux soins est également déterminant : pour chaque million d’habitants, 78 % des pays à faibles revenus ont moins d’un oto-rhino-laryngologiste, 93 % ont moins d’un orthophoniste, et seulement 50 % ont au moins un enseignant pour les sourds.
Dans ce contexte, l’OMS a publié en 2021 le Rapport mondial sur l’audition ( résumé en français), en vue de fournir des orientations aux États pour intégrer les soins de l’oreille et de l’audition dans leurs plans nationaux de santé. Le rapport indique que « le manque d’informations précises et la tendance à stigmatiser les maladies de l’oreille et la déficience auditive limitent souvent l’accès des personnes aux soins dans ce domaine ».
En 2021, 1,5 milliard de personnes étaient atteintes d’une déficience auditive plus ou moins prononcée et 430 millions avaient besoin de services de réadaptation, mais les données sont encore plus alarmantes pour l’avenir : l’OMS prévoit qu’en 2050 une personne sur quatre présentera un certain degré de déficience auditive et 700 millions de personnes auront besoin de réadaptation.
Les personnes sourdes souffrent de difficultés d’adaptation et d’isolement dans un environnement majoritairement entendant : « l’isolement vécu par les personnes sourdes est à la source même des maladies psychiques dont souffrent les patients », signale-t-on à l’Unité de santé mentale et surdité du Pays Basque (Espagne). Cet isolement apparaît tout d’abord au sein même de la famille, dès lors que 90 à 95 % des enfants sourds naissent de parents entendants.
La rubéole, la méningite, la rougeole ou la parotidite (notamment les oreillons) peuvent être à l’origine de déficiences auditives, alors que la plupart de ces maladies sont évitables grâce à la vaccination, affirme l’OMS.
« Bien qu’il existe un cadre juridique relatif à l’éducation spéciale et aux moyens de satisfaire les besoins éducatifs particuliers, nulle trace de mécanismes institutionnels ou de plan d’action pour sa mise en œuvre », explique Santiago Bivini Mangué, secrétaire général de la Commission nationale de Guinée équatoriale pour l’UNESCO, dans le document Besoins éducatifs spéciaux en Guinée équatoriale.
Le cadre juridique auquel il fait référence est la Loi générale de l’éducation actuellement en vigueur, qui comporte une série d’articles régissant les possibilités d’éducation à l’intention des personnes touchées par un handicap. Mais à ce jour, tous les centres pour sourds du pays ont été créés à l’initiative du privé et non de l’État.
D’après l’ONG Deaf Child Worldwide, il y a plus de 8,9 millions d’enfants sourds en Afrique subsaharienne. En Guinée équatoriale, il n’existe toujours pas d’outil pédagogique pour le développement des programmes scolaires de l’éducation spéciale et la majorité des institutions du pays s’appuie sur les outils de l’enseignement général. En 2015, l’Unicef a rédigé une Analyse de la situation de l’éducation spéciale en Guinée équatoriale, document dans lequel il signale que 2 % seulement des enseignants chargés des apprenants à besoins éducatifs particuliers ont bénéficié d’une formation spécifique en éducation spéciale. L’organisation conclut par ailleurs que 90 % des enseignants éprouvent des difficultés à s’occuper d’élèves à besoins particuliers.
« Les enfants sourds se heurtent à des obstacles éducatifs si leurs enseignants et camarades ne maîtrisent pas la langue des signes, ce qui peut aboutir à l’analphabétisme », met en garde la Fédération mondiale des sourds.
Le travail de Pilar a fini par porter ses fruits. Suite à sa réunion du mois d’octobre dernier avec Consuelo Nguema, la ministre des Affaires sociales et de l’égalité des sexes, cette dernière s’est engagée à construire un nouveau centre pour l’école La Fe. Pour le moment, deux mois de loyer ont été payés pour un centre temporaire, car il faudra attendre deux ans pour la construction du nouveau centre. Il flotte encore aujourd’hui comme un air de promesse ; si elle devait rester lettre morte, plus de cent enfants sourds de Bata seraient exclus du système éducatif.