La santé des travailleuses et travailleurs agricoles, une réalité critique et ignorée

La santé des travailleuses et travailleurs agricoles, une réalité critique et ignorée

Recognition is lacking when it comes to the ailments and diseases associated with agricultural work, such as those caused by exposure to potentially toxic substances. In this image of a field in north-west France, a farmer sprays the glyphosate-based herbicide, Roundup 720.

(Jean-François Monier/AFP)

La santé et l’alimentation de nos populations dépendent dans une large mesure des personnes qui cultivent et récoltent les aliments que nous consommons. Or, elles le font souvent au détriment de leur propre santé. Divers facteurs entrent en jeu : la pénibilité du travail, les difficultés d’accès au système de santé pour les travailleurs les plus précaires et leur exposition constante aux substances potentiellement toxiques présentes dans les produits phytosanitaires couramment épandus dans l’agro-industrie.

« Nous souffrons de problèmes de santé liés au travail agricole : maux de dos, lésions cervicales, lombalgies ; outre des troubles osseux et musculaires. Sans compter les maux de tête, les maux d’estomac et les allergies dus à l’exposition aux produits agrochimiques », explique Ana Pinto, du collectif Jornaleras de Huelva en Lucha (JHL), qui défend les droits des travailleuses saisonnières du secteur des fraises et des fruits rouges dans la province andalouse de Huelva, en Espagne.

Selon elle, « il est très difficile que ce type d’affection soit reconnu en tant que maladie professionnelle ». Les travailleurs agricoles se heurtent, cependant, à une difficulté supplémentaire, liée cette fois à l’accès aux congés pour maladie.

« Il n’est pas rare que vous perdiez votre emploi si votre employeur apprend que vous êtes malade ; on peut porter plainte, mais la justice est lente et en attendant que le procès ait lieu, que faites-vous ? Dans les faits, le licenciement est pratique courante dans l’agriculture », affirme Ana Pinto.

La situation est encore plus critique lorsque les personnes employées sont des migrants. Les travailleurs en situation administrative irrégulière accèdent difficilement au système de santé, et encore moins aux prestations sociales, quelles qu’elles soient.

« Les travailleurs sans papiers ne jouissent d’aucun droit et ne sont même pas reconnus en tant que travailleurs », explique Mme Pinto. Dans les serres où sont cultivés les fruits rouges à Huelva, la main-d’œuvre est majoritairement constituée de femmes originaires du Maroc, qui arrivent légalement dans le cadre de ce que l’on nomme des « contrats d’origine ». Ces contrats les autorisent à séjourner et à travailler en Espagne pendant toute la durée de la saison des fraises et des fruits rouges.

Ces travailleuses cotisent à la sécurité sociale, mais lorsqu’elles ont besoin d’aide, leur accès aux prestations de santé et à l’emploi est entravé. « En cas de problème de santé grave, il arrive fréquemment que l’entreprise s’en lave les mains et menace de les renvoyer au Maroc. À la JHL, nous assurons la gestion des prestations de manière rétroactive », explique Ana Pinto.

« À tout cela s’ajoutent des problèmes de santé mentale attribuables au stress provoqué par les listes de productivité. Il arrive que des travailleuses doivent prendre des médicaments avant de démarrer la journée », confie Mme Pinto. Elle fait ici allusion à la pratique, répandue à Huelva, consistant à publier des listes rassemblant des informations sur la quantité de fruits cueillis par chaque travailleuse ; celles qui se trouvent en bas du classement sont plus susceptibles de ne pas être rappelées lorsqu’il n’y a pas beaucoup de travail dans les champs, et risquent ainsi de perdre leurs moyens de subsistance. Ce système soumet les travailleuses à une pression énorme, tout en introduisant une logique de concurrence sur le lieu de travail.

Sous-traitance et précarité

On retrouve des phénomènes similaires dans d’autres régions d’Europe où la production agro-industrielle est intense, notamment dans le sud de la France et de l’Italie. On voit ainsi de nombreux travailleurs originaires de pays comme l’Équateur, la Colombie ou le Maroc, qui ont obtenu la résidence légale en Espagne, se déplacer en France pour travailler en Provence, et ce par l’intermédiaire d’agences de travail temporaire (ETT) basées en Espagne.

Ce système de sous-traitance doit son succès au fait qu’il est très avantageux pour les entreprises agricoles françaises : les travailleurs continuent à cotiser en Espagne, où les taux de contribution sont plus faibles. La justice française a toutefois déjà condamné plusieurs de ces ETT, telles que Safor Temporis et Terra Fecundi, au motif que cette pratique constituait une fraude à l’égard de l’État français. Quant aux travailleurs employés par le biais de ce système, ils éprouvent de grandes difficultés à accéder au système de soins de santé – ainsi qu’à faire valoir leurs droits en matière de travail – en cas d’accident du travail ou de problèmes de santé.

« J’ai eu un accident du travail alors que je venais d’arriver. L’entreprise ne s’en est pas occupée et maintenant j’ai une dette de 4.000 euros », témoigne Rocio (nom d’emprunt), dans la ville de Beaucaire, en France. Cette ressortissante colombienne résidait légalement en Espagne lorsqu’on lui a proposé de travailler en France par l’intermédiaire d’une agence de travail temporaire (ETT). « J’ai eu un accident de travail et l’entreprise m’a informé qu’en France, on pouvait licencier les personnes qui ont un accident : ils profitent du fait que nous ne parlons pas la langue et ne connaissons pas les lois du pays », explique Jesus (nom d’emprunt), un travailleur agricole qui vit aujourd’hui à Beaucaire après avoir travaillé pendant des années dans la province espagnole de Murcie.

« Les travailleurs qui souffrent le plus de la précarité, et qui subissent davantage de pressions en termes de productivité, sont aussi ceux qui sont le plus exposés aux accidents du travail », explique Javier Guzman, directeur de l’ONG Justicia Alimentaria Global.

Cette organisation vient de publier un rapport analysant les conditions dans différents types d’emplois liés au secteur primaire : la récolte des fruits rouges, les conserveries et les abattoirs de l’industrie de la viande. « La précarité associée à ces emplois et le manque de droits finissent par avoir un impact énorme en termes d’accidents du travail. Il arrive aussi que le travailleur ne prenne pas de congé de maladie parce qu’il s’agit d’un faux indépendant, d’un travailleur intérimaire ou d’un travailleur sans contrat », explique M. Guzman.

Les risques liés aux pesticides

Cependant, l’un des problèmes de santé les plus sérieux pour les travailleurs agricoles, mais aussi l’un des plus invisibles, est lié à leur exposition à des produits agrochimiques potentiellement nocifs. « Très souvent, nous ne recevons aucune protection lorsque nous devons semer des plantules dans une terre qui vient d’être fumigée. Il arrive même qu’un ouvrier équipé d’une tenue de protection vienne pulvériser le produit et nous asperge pratiquement de poison », explique Ana Pinto.

Les composants de nombreux intrants agrochimiques utilisés dans l’industrie agricole, notamment les insecticides et autres pesticides, comprennent des substances potentiellement dangereuses pour la santé. Nombre d’entre elles agissent en tant que perturbateurs endocriniens, autrement dit, elles peuvent altérer le bon fonctionnement des hormones et affecter le système reproducteur, notamment. Il en résulte un dérèglement des menstruations, des problèmes de fertilité, des fausses couches et des malformations fœtales.

Au Brésil, actuellement le plus grand consommateur mondial de produits agrochimiques, des chercheurs de l’Université fédérale du Parana (UFPR) ont systématisé 116 études scientifiques différentes qui sont concluantes quant aux conséquences négatives de ces substances sur la santé humaine et réclament « des études sur les effets de l’exposition chronique et simultanée à divers produits agrochimiques ».

L’un des produits les plus controversés qui continue d’être utilisé dans l’industrie agroalimentaire est le Roundup de Bayer-Monsanto. Il est composé d’éléments tels que le glyphosate et l’atrazine. Le glyphosate est l’herbicide le plus répandu dans le monde et est couramment utilisé pour venir à bout des mauvaises herbes.

En 2015, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a classé le glyphosate d’agent « probablement cancérogène » pour les humains. Son utilisation est interdite en Autriche et limitée dans des pays comme la Belgique, le Portugal et la France ; en 2017, l’Union européenne a toutefois décidé d’autoriser son utilisation pour cinq années supplémentaires, et l’a de nouveau autorisé en 2022.

Le comité d’évaluation des risques de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) a une fois de plus classé le glyphosate comme une substance qui provoque de graves lésions oculaires et est toxique pour la vie aquatique, mais s’est à nouveau abstenu de le classer comme cancérogène. La coalition d’ONG Ban Glyphosate a contesté cette décision de l’ECHA, à laquelle elle reproche d’ignorer les preuves scientifiques présentées contre l’utilisation du glyphosate.

Si d’autres substances utilisées par l’industrie ont suscité moins de controverse que le glyphosate, elles n’en sont pas moins dangereuses pour autant. C’est le cas du parathion et d’autres éléments qui entrent communément dans la composition des pesticides dits « organophosphorés », qui ont pour propriété de bloquer la cholinestérase, une enzyme dont l’organisme a besoin pour le fonctionnement du cerveau et du système nerveux. Selon un rapport publié en 2021 par l’ONG Earthjustice, les travailleurs agricoles d’au moins huit États des États-Unis risquent de développer des problèmes neurologiques en raison d’une exposition prolongée aux pesticides organophosphorés. Huit des 17 pesticides examinés par les chercheurs ont été associés à des risques pour la reproduction ou ont été caractérisés comme cancérogènes. L’étude conclut en outre à « l’existence d’un lien entre tous les organophosphorés et les déficiences intellectuelles ». Aussi l’Agence des États-Unis pour la protection de l’environnement doit-elle en interdire l’utilisation dans l’alimentation.

Bien que les agents agrochimiques toxiques nuisent à la santé des personnes qui consomment les aliments, ils ont des effets plus graves sur les personnes qui vivent à proximité des sites traités, et a fortiori sur la main-d’œuvre agricole.

Dans cette catégorie, les travailleuses sont les plus mal loties : il existe des preuves scientifiques – parmi elles les travaux de la chercheuse Carme Valls-Llobet, entre autres – selon lesquelles l’impact pourrait être plus important sur la santé des femmes. Cela s’explique à la fois par des facteurs biologiques, liés au pourcentage plus élevé de graisse corporelle chez les femmes – qui facilite la persistance des toxines dans l’organisme – et culturels. Les femmes tendent en effet à être davantage exposées à diverses substances simultanément, dans la mesure où elles utilisent plus fréquemment des produits de nettoyage et des cosmétiques.

This article has been translated from Spanish by Salman Yunus