Le Maroc muselle et asphyxie la société civile

Le Maroc muselle et asphyxie la société civile

Morocco currently has around a dozen journalists behind bars, many of them Sahrawis, according to estimates by Reporters Without Borders. News coming out of Western Sahara, like the Rif, is very restricted and Morocco does not hesitate to deport any foreign journalist trying to circumvent police controls to enter this territory disputed with the Polisario Front.

(Ricard González)

Au cours des dernières décennies, le gouvernement marocain a fait preuve de beaucoup d’habileté pour se vendre à l’étranger. En pleine période d’effervescence dans le monde arabe, et alors que l’Occident est fatigué par la menace djihadiste, le royaume alaouite a réussi à projeter une image de modernité, de modération et de stabilité. Autrement dit, de partenaire idéal en Afrique du Nord.

Néanmoins, l’annonce par les autorités belges que le Maroc aurait soudoyé plusieurs personnalités du Parlement européen pour défendre ses intérêts à Bruxelles a provoqué un examen accru des violations des droits humains au Maroc, notamment vis-à-vis de la société civile. Et l’image qui en ressort n’est pas très flatteuse.

Le 19 janvier, le Parlement européen a adopté la première résolution critiquant la situation des droits et libertés fondamentaux au Maroc en un quart de siècle. Parmi les diverses inquiétudes exprimées, le texte fait référence à la répression dans le Rif, une région du nord traditionnellement marginalisée par l’État. Entre 2016 et 2017, un mouvement de protestation pacifique a eu lieu pour demander plus d’investissements sociaux. Ce mouvement est également connu sous le nom de « Hirak ». Après quelques semaines de tolérance, la réponse du régime a été implacable : des centaines de personnes ont été arrêtées, et la police a complètement pris possession de son épicentre, la ville d’Al-Hoceima.

Aujourd’hui encore, il est impossible d’organiser une manifestation dans le Rif, et les dirigeants du Hirak, tels que Nasser Zefzafi, croupissent en prison avec des peines d’emprisonnement allant jusqu’à 20 ans.

« Le régime s’est progressivement durci depuis 2013. Tout a commencé à changer avec le coup d’État d’al-Sissi en Égypte. Dans la mesure où l’Occident lui a permis de sévir, le régime [marocain] a compris qu’il aurait également carte blanche », déclare Maati Monjib, historien et journaliste qui fait partie du Comité national pour la libération des prisonniers d’opinion. Lui-même a passé plusieurs mois en prison en 2021 en raison de ses écrits critiques envers le Makhzen. C’est le nom donné à l’« État profond » qui dirige le pays, plus puissant que l’exécutif élu aux urnes.

Le harcèlement et le musellement de la société civile dissidente ont marqué la fin du processus de transition qui avait débuté dans les affres du règne d’Hassan II, décédé en 1999. Dans un premier temps, son fils, le roi Mohammed VI, a répondu favorablement aux demandes des citoyens en faveur d’une plus grande liberté, a démis le ministre de l’Intérieur de son père, Driss Basri, et a même lancé un processus de justice transitionnelle pour reconnaître les victimes des « années de plomb ».

En 2011, le monarque a tenté de résister aux vents révolutionnaires des mouvements baptisés « Printemps arabes » en adoptant une réforme constitutionnelle qui, entre autres changements, accordait des pouvoirs accrus au Parlement. « Il ne s’agissait que de changements superficiels. Rien n’a changé. Le pouvoir reste toujours au Palais », déclare un professeur d’université marocain qui préfère rester anonyme.

Pas de place pour la presse critique

« Désormais, le monde entier sait que mon fils est victime d’une injustice, et qu’il n’a pas commis les crimes dont il est accusé », proclame Idriss Radi, père du journaliste Omar Radi, condamné en mars 2022 à six ans de prison, accusé d’espionnage et d’avoir commis un délit à caractère sexuel, ce que les ONG de défense des droits humains considèrent comme une instrumentalisation organisée par le régime. Idriss Radi s’estime légitimé par la résolution adoptée en janvier par le Parlement européen, qui mentionne spécifiquement le cas de son fils de 36 an et qui demande la libération des reporters emprisonnés.

La motion a représenté un rare moment de satisfaction pour la famille Radi, qui vit un cauchemar depuis plus d’un an et demi, le jour où Omar a été emprisonné. La famille, qui vit à Casablanca, se plaint du traitement carcéral qu’elle qualifie de « vengeance ». « En infraction avec la loi marocaine elle-même, il a été placé dans un régime d’isolement 24 heures sur 24. Il n’est pas autorisé à se promener dans la cour ou à parler aux autres détenus. Il n’est pas autorisé à communiquer avec le monde extérieur ni même à écrire ou à lire des livres. Il n’est autorisé à appeler sa famille que deux fois par mois, et le téléphone est souvent, chose suspecte, en dérangement », déclare M. Radi, qui critique également le fait que l’administration pénitentiaire ne lui fournit pas la nourriture dont il a besoin en raison d’une maladie digestive chronique, ce qui a fragilisé son état de santé.

Les accusations d’atteinte à la sûreté de l’État sont liées à la publication par Omar Radi de plusieurs enquêtes dans lesquels il mettait au jour la corruption de personnes haut placées, souvent bien connectées au roi Mohammed VI. L’ONG Clooney Foundation for Justice a estimé dans un rapport que le procès ne répondait pas aux normes internationales minimales de justice, un avis similaire à celui d’organisations telles qu’Amnesty International.

Selon les estimations de Reporters sans frontières (RSF), une dizaine de journalistes, dont de nombreux Sahraouis, sont actuellement derrière les barreaux au Maroc.

Le Sahara occidental, à l’instar du Rif, est un trou noir de l’information, et le Maroc n’hésite pas à expulser tous les journalistes étrangers qui tentent de contourner les contrôles de police pour entrer dans ce territoire disputé avec le Front Polisario. Néanmoins, les trois plus éminents sont marocains : Taoufik Bouachrine, Soulaimane Raissouni et Radi lui-même. Tous ont été condamnés à de longues peines de prison, entre cinq et quinze ans, pour des accusations liées à des délits sexuels.

Si Edith Rodríguez, une représentante de RSF estime « que les accusations de délits sexuels ont été fabriquées de toutes pièces dans le but de punir ces journalistes pour leur travail d’investigation », la Fédération internationale des journalistes (FIJ) est plus prudente sur ces accusations et rappelle son rôle : « Nous ne sommes pas des juges ou des avocats. Nous ne défendons l’innocence des journalistes que lorsqu’ils sont accusés de charges liées à la liberté d’expression », a déclaré Anthony Bellanger, secrétaire général de la FIJ. Dans le dernier classement de la liberté de la presse dans le monde établi par l’ONG, le Maroc occupe en effet la 135e place sur 180 pays, dans le groupe où la situation de la presse est qualifiée de « difficile ».

Selon Mme Rodríguez, le régime recourt à de telles accusations pour éviter de nuire à son image internationale tout en discréditant celle des dissidents. « C’est une nouvelle stratégie qui complique la vie des ONG comme la nôtre ou des ONG de défense des droits humains. Auparavant, sous Hassan II, les journalistes qui étaient emprisonnés l’étaient pour des chefs d’accusation directement liés à la liberté d’expression », déclare-t-elle.

Mais il ne s’agit pas là de la seule stratégie qui permet d’étouffer les journalistes critiques. Des services de sécurité ou des hommes d’affaires proches du palais royal ont acheté ou créé une poignée de médias dans le seul but de lancer des campagnes de dénigrement contre la dissidence, en utilisant souvent des révélations à caractère sexuel, un tabou dans une société conservatrice comme celle du Maroc.

« Ces types de médias ont écrit toutes sortes de mensonges à mon sujet : que je suis un adultère, un homosexuel, etc. », déclare M. Monjib, résigné, qui, du haut de ses 60 ans, est considéré comme le doyen du journalisme d’investigation dans le royaume alaouite.

L’été dernier, l’ONG Human Rights Watch a publié un rapport dévastateur accusant les autorités marocaines d’avoir construit une machine juridique et médiatique sibylline pour neutraliser l’opposition. Le rapport intègre le témoignage d’Afaf Bernani, une journaliste qui a dû s’exiler après avoir refusé de coopérer dans un procès bidon contre son patron accusé de plusieurs délits sexuels. « La police m’a interrogée pour me demander si Taoufik Bouachrine m’avait harcelée sexuellement. J’ai répondu que non… Puis j’ai découvert que dans le procès-verbal de la police, ils me faisaient dire des choses que je n’avais pas dites », a déclaré Mme Bernani à HRW.

Taoufik Bouachrine était le directeur d’Akhbar al-Yaoum, le dernier journal indépendant avec une édition papier, qui a fermé ses portes en 2021. Son prédécesseur était Soulaimane Raissouni, également derrière les barreaux pour avoir supposément agressé sexuellement un homme, ce qu’il réfute. Plusieurs personnes consultées pour cet article s’accordent à dire qu’il existe encore quelques médias en ligne véritablement indépendants au Maroc, comme Lakome, mais dans d’autres domaines, comme la télévision, la radio et la presse écrite, ils ont tous disparu.

Harcèlement des défenseurs des droits humains

Les défenseurs des droits humains sont également dans le collimateur des autorités, notamment l’Association marocaine des droits humains (AMDH), qui est sans doute la plus combative. Khadija Ryadi, ancienne présidente de l’association, évoque des obstacles et une véritable déferlante d’actions hostiles de la part des autorités. « Bien que la loi sur les associations soit assez libérale, elle est rarement appliquée. S’il la considère comme une nuisance, l’État ne délivre pas le certificat confirmant la création d’une ONG. Il leur est donc difficile d’exercer leurs activités, car, par exemple, ils ne peuvent pas ouvrir de compte bancaire », explique Mme Ryadi.

Actuellement, jusqu’à 80 % des quelque 90 bureaux régionaux de l’AMDH ne disposent pas d’un tel certificat. En outre, en violation flagrante du droit d’association inscrit dans la Constitution, les autorités empêchent l’ONG d’avoir accès à des salles de réunion dans des espaces publics ou privés, en exerçant de fortes pressions sur les responsables, voire en envoyant la police fermer les locaux le jour de l’événement.

« Une autre forme de pression consiste à couper nos sources de financement. Tous nos partenaires internationaux ont cessé de collaborer avec nous. Ils nous disent : “Les autorités nous ont avertis que si nous souhaitons continuer à travailler dans le pays, nous devons cesser de coopérer avec vous” », déclare Mme Ryadi. La diffamation par les médias pro-gouvernementaux, qui les accusent d’être des agents étrangers et des dépravés moraux, ou le fait d’être espionnés avec le programme Pegasus, sont quelques-unes des mesures de harcèlement. C’est pourquoi, dans sa résolution, le Parlement européen a censuré l’utilisation généralisée du programme invasif Pegasus au Maroc pour espionner les dissidents. D’après une étude d’Amnesty International, Rabat utilise ce programme contre ses opposants depuis au moins 2017, et sa première victime a été Maati Monjib.

Lorsque ces pressions ne parviennent pas à décourager les activistes, l’emprisonnement constitue le dernier recours. Au cours des deux dernières années, ce ne sont pas moins d’une douzaine de défenseurs des droits humains qui ont été emprisonnés, selon les estimations de l’AMDH. Deux éminents défenseurs des droits humains, tous deux activistes au sein de l’AMDH, sont actuellement emprisonnés : Rida Benotmane, condamné à trois ans de prison pour des charges telles que « outrage envers des fonctionnaires publics dans l’exercice de leurs fonctions » ou « diffusion de fausses allégations » et Saïda el-Alami, condamnée à deux ans d’incarcération pour des chefs d’accusation similaires. Dans les deux cas, leur « crime » a été de critiquer les autorités par l’intermédiaire de billets publiés sur les médias sociaux.

Selon Mme Ryadi, outre les lignes rouges habituelles, telles que les critiques à l’égard du roi ou de l’islam, une nouvelle ligne s’est ajoutée ces dernières années : la critique des services de sécurité, en particulier les redoutables services de renseignement interne, la DST.

« Ensuite, au niveau local, attenter aux privilèges d’une autorité locale est également une ligne rouge. Par exemple, en exposant leurs machinations, en révélant qu’ils violent la loi. Dans le sud-ouest, cinq personnes ont été emprisonnées juste pour avoir protesté contre la pollution d’une mine d’argent qui compte parmi ses actionnaires la famille royale », dénonce l’activiste. D’après le Comité national pour la libération des prisonniers d’opinion, il y aurait pas moins de 60 activistes derrière les barreaux, mais il pourrait y en avoir beaucoup plus, car la situation des personnes soumises à la répression dans les régions plus rurales et éloignées passe souvent inaperçue.

M. Monjib partage l’avis selon lequel la censure de la transformation du Maroc en « État policier » et le fait de révéler son fonctionnement constituent une ligne rouge pour le régime. De fait, il estime que c’est l’une des principales raisons de sa condamnation à la prison, qu’il a achevée par une grève de la faim qui l’a amené au bord de la mort. « Les services de la DST sont partout, ils sont infiltrés dans la police, dans les médias, dans les tribunaux, etc. Au Maroc, il existe une police politique cachée, avec une structure parallèle », ajoute l’intellectuel. Cet appareil serait, par exemple, responsable de l’enregistrement de vidéos à caractère sexuel qui sont utilisées pour faire chanter ou calomnier les dissidents. « Dans certains cas, ces vidéos affichent une qualité d’image très élevée et ressemblent à des productions pornographiques. C’est un travail très professionnel », ajoute M. Monjib.

L’AMDH a observé une perte d’indépendance du pouvoir judiciaire, qu’elle associe à la construction de l’« État policier ». « Traditionnellement, les tribunaux administratifs étaient assez indépendants, et dans de nombreux cas, par exemple en matière de droit d’association, ils ont statué en notre faveur. Toutefois, l’État a refusé d’appliquer ses décisions par la suite », déplore Mme Ryadi. Selon lui, les choses changent, car le régime a pris le contrôle absolu de la Cour de cassation en ce qui concerne les procédures administratives, et ses verdicts sont désormais toujours contraires aux intérêts de cette ONG, avec des interprétations « très partiales ».

Par ailleurs, l’une des stratégies visant à discréditer les critiques consiste à créer des structures parallèles ou à coopter des structures existantes dédiées, en théorie, à la défense des droits humains ou de la liberté de la presse.

Celles-ci ne critiquent que rarement l’État, et dirigent souvent leurs attaques contre les dissidents ou les institutions internationales qui les soutiennent. Le Conseil national de la presse marocaine, pour ne citer que lui, a censuré la motion du Parlement européen comme « n’ayant aucun rapport avec les droits humains, mais comme une tentative désespérée de faire pression sur le Maroc pour [que celui-ci] serve un agenda géostratégique favorable aux parties européennes, toujours nostalgiques de l’hégémonie et d’un passé révolu ». Cependant, au Maroc, cette stratégie n’est pas nouvelle et repose sur une longue tradition dans d’autres secteurs, comme le syndicalisme. « L’État a toujours essayé de créer des syndicats “jaunes”, ou de coopter les dirigeants des syndicats indépendants », prévient Mohamed Hakech, un syndicaliste aguerri qui a dirigé la Fédération nationale du secteur agricole. La lutte pour la liberté au Maroc est une lutte de longue haleine.

This article has been translated from Spanish.