Le long combat des ouvrières de l’électronique de Taïwan pour la reconnaissance de leurs maladies professionnelles

Le long combat des ouvrières de l'électronique de Taïwan pour la reconnaissance de leurs maladies professionnelles

RCA workers rejoice at the announcement of the second Supreme Court decision on 11 March 2022 in Taipei City, Taiwan.

(Chang Jung-Lung)
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À la fin des années 1960, le gouvernement autoritaire de Chiang Kai-shek invite la firme américaine Radio Corporation of America (RCA) à transférer une partie de sa production à Taïwan, pour la fabrication de postes de télévision. Pour la firme qui a déjà investi au Mexique, l’objectif de la manœuvre est de réduire les coûts de production et de profiter d’une main-d’œuvre jeune, docile et bien formée, pour la plupart des femmes. Quant au régime en place à Taïwan, il compte sur le transfert de technologies pour développer son industrie.

Vingt ans plus tard, le pari a payé pour les deux parties. Les usines implantées sur l’île ont rapporté les bénéfices escomptés et jeté les bases d’une industrie électronique qui continue de faire la fortune de l’île. Aujourd’hui, la domination mondiale de firmes comme TSMC ou UMC sur le marché des semi-conducteurs constitue à la fois une manne financière et un atout géopolitique pour Taïwan face à la menace d’une invasion chinoise.

Mais en 1992, alors que Taïwan s’est engagée sur la voie de la démocratie, RCA ferme ses usines sur l’île pour transférer la production en Chine où les niveaux de salaires sont encore plus faibles. Deux ans plus tard à Taïwan, autour de l’usine principale de Taoyuan près de la capitale Taipei, on découvre que les sols et la nappe phréatique sont gravement pollués par des produits toxiques comme le solvant trichloréthylène.

Peu après, des ouvrières constatent que plusieurs d’entre elles sont touchées par des cancers.

Avec l’appui d’une association de victimes d’accidents du travail (TAVOI), elles découvrent que plus de 1.500 personnes ayant travaillé dans l’usine dans les années 1970 et 1980 ont contracté un cancer et que plusieurs centaines d’entre elles en sont déjà décédées. L’association dénombre également d’autres problèmes de santé et notamment un taux anormalement élevé de fausses couches. Quelques hommes, eux aussi d’anciens employés de Taïwan RCA, sont également atteints de cancers.

En mars 2022, après 18 années de bataille judiciaire, marquées par une victoire en première instance en 2015 et une première décision de la Cour suprême en 2020, les anciennes ouvrières ont obtenu une nouvelle décision de la Cour suprême imposant des réparations couvrant l’ensemble du dommage, y compris un préjudice d’anxiété.

Comment prouver la causalité ?

Pour les ouvrières, la première embûche était d’identifier les nombreux produits chimiques auxquels elles avaient été exposées. Cette difficulté est intrinsèque à toute démarche visant à faire reconnaître l’origine professionnelle d’une maladie auprès des différents systèmes assurantiels publics ou privés. Loin de prendre fait et cause pour la santé des travailleurs, la procédure tend le plus souvent à minimiser les risques inhérents au travail. Dans le cadre d’un procès collectif, les avocats des entreprises recourent à toutes sortes d’arguments fallacieux pour disculper leurs clients.

Dans le cas de RCA, l’enquête était d’autant plus difficile que l’entreprise n’avait laissé aucune archive, sous couvert d’un mystérieux incendie survenu en 1994. Pour couronner le tout, la société a changé plusieurs fois de mains et de dénomination en peu d’années. Dès 1986, la société RCA est rachetée par le groupe américain General Electric, qui la cède à son tour en 1988 au groupe français Thomson-CSF, aujourd’hui Technicolor.

Cependant, même si les entreprises tentent de supprimer la mémoire du travail, il reste la mémoire des sols pollués. Les ouvrières et leurs soutiens — des scientifiques, avocats et militants — parviennent finalement à identifier les produits auxquels elles ont été exposées sur la base de rapports de l’inspection du travail et de divers documents révélant la gravité de la pollution des sous-sols de l’usine. Il en ressort également que non seulement la direction était au fait de cette pollution, mais qu’elle a en plus délibérément caché ces informations lors de la revente du terrain en 1992.

Grâce à ces documents, complétés par les témoignages des travailleurs et l’aide d’experts, les avocats des plaignantes parviennent à identifier un total de 31 produits toxiques qui ont été utilisés dans les usines RCA.

Il s’agit notamment de solvants organiques comme le trichloréthylène ou d’autres produits cancérigènes comme le benzène. Par ailleurs, l’enquête montre que les ouvrières ont été exposées à ces produits sans protection, hormis des masques en papier inefficaces, dans des conditions de ventilation très mauvaises, voire inexistantes, et sans aucune surveillance médicale. Les bidons de produits n’étaient pas étiquetés, et l’air à l’intérieur des locaux était chargé d’émanations de solvants et de gaz de soudure.

Plus accablant encore, l’enquête établit que par souci d’économies, la direction de l’usine captait l’eau de la nappe phréatique polluée pour subvenir aux besoins des ouvrières. Logeant pour la plupart sur place, elles buvaient et utilisaient cette eau contaminée au quotidien, pour leur alimentation et leur toilette, par exemple. Des forages montreront que cette eau contenait des concentrations de trichloréthylène plus de mille fois supérieures aux normes en vigueur pour l’eau potable. Les ouvrières ont ainsi été empoisonnées à la fois par la manipulation de solvants et autres produits chimiques, et aussi par la consommation d’eau polluée par ces mêmes produits. Les cadres de l’usine, quant à eux, recevaient de l’eau en bouteille.

Par-delà ce cynisme managérial, il est question d’un large éventail de produits chimiques et de pathologies, dont différentes formes de cancer. Or, sauf de rares exceptions comme le mésothéliome de la plèvre qui est propre à l’amiante, les causes des cancers sont souvent multifactorielles. De sorte que, même si on arrive à démontrer que le nombre de cancers parmi les travailleurs est supérieur à la normale, les victimes ont généralement le plus grand mal à prouver avec certitude le lien causal entre leurs conditions de travail et leur état de santé. On leur demande l’impossible, à savoir de prouver, au-delà «du doute raisonnable», que leur maladie a été causée par un produit présent dans leur environnement de travail et non par d’autres expositions liées à la sphère privée.

Dans une décision d’avril 2015 en première instance, les juges estiment que la charge de la preuve qui pèse sur les victimes ne peut aboutir qu’à un déni de justice. Il suffira aux plaignantes de montrer que, au regard des connaissances médicales existantes, les décisions de leur ancien employeur, et notamment le fait de leur imposer l’usage de solvants organiques en l’absence d’une protection adéquate, ont contribué à augmenter les risques pour leur santé. La décision rendue considère qu’au regard des études épidémiologiques et toxicologiques existantes, il est raisonnable de penser que les maladies des plaignantes ont un lien avec au moins quatre des produits toxiques incriminés. Encouragé par cette décision, un autre groupe d’environ 1.100 anciennes ouvrières intente un autre procès.

Mais des points de litige importants ont été laissés de côté, contraignant le premier groupe à faire appel. Tout d’abord, les juges n’ont pas tenu compte de l’effet aggravant d’un cocktail de plus d’une trentaine de produits auxquels ont été exposées les ouvrières, ce qui les a notamment conduits à rejeter la demande de soixante-dix plaignants. Par ailleurs, la responsabilité de la maison mère, l’américain General Electric, a été écartée.

Le voile corporatif et la prescription

Comme on a pu le voir en Italie avec le procès du géant de l’amiante Eternit, les responsables se protègent parfois derrière un voile corporatif (corporate veil, en anglais). Un échafaudage complexe de sociétés-écrans et de participations croisées permettant de camoufler légalement la participation financière de certains acteurs, et de les prémunir contre toute mise en cause ultérieure.

Dans l’affaire RCA, entre juillet 1998 et janvier 1999, la société et ses maisons mères avaient transféré 112 millions d’euros vers la France et d’autres pays de façon à garantir son insolvabilité en cas de procès. Le jugement de première instance insiste sur la nécessité d’ « empêcher les actionnaires de fuir leurs responsabilités en abusant du statut de l’entreprise comme personne juridique, entraînant une situation telle que ses créanciers se voient dépourvus de moyens de recours ».

C’est pourquoi, au-delà de RCA, la société française Technicolor a également été jugée responsable et condamnée à payer. Induits en erreur par la défense, les juges de première instance avaient écarté General Electric de leur décision. Mais en appel, les juges ont estimé que si General Electric n’avait racheté RCA qu’en 1986, la firme n’en était pas moins responsable du passif de RCA Taïwan, depuis sa création en 1968. Finalement, RCA et ses maisons mères, General Electric et Technicolor alias Thomson Electronics, ainsi que Thomson Bermuda — une société-écran dans un paradis fiscal —, ont toutes été déclarées « solidairement responsables ».

Une autre façon d’échapper à ses responsabilités est d’invoquer le délai de prescription entre l’occurrence d’une maladie et le recours en justice. Une manœuvre pour le moins commode lorsqu’il s’agit de maladies pouvant se déclarer 10, 20 ou 30 ans après l’exposition.

En Italie,le procès Eternit a été annulé sur cette base. En novembre 2014 à Rome, la Cour de cassation a jugé que le délai de prescription courait à partir de la date de fermeture de l’usine et non à partir de la date de survenue des maladies comme cela avait été décidé par les juges de Turin.

En revanche, dans l’affaire RCA, les juges ont considéré que le délai de prescription — de seulement deux ans — ne peut commencer qu’à partir du moment où la victime a été informée de son exposition aux produits toxiques et des conséquences possibles sur la santé, ainsi que de la possibilité d’une demande de réparation et de son processus.

La prescription commence donc à partir du moment où les experts ont témoigné au tribunal, fournissant pour la première fois aux victimes un avis scientifique sur le lien possible entre leur travail passé et leurs maladies présentes. Auparavant, « les plaignantes ne pouvaient pas savoir si les actes délictueux commis par l’accusé RCA constituaient un dommage industriel pour la santé publique ». Cette décision remet les pendules à l’heure : la prescription ne doit pas être un artifice permettant à l’employeur d’échapper à sa responsabilité.

Ce point est crucial car, dans la plupart de ces affaires, le temps joue en défaveur des victimes. Non seulement parce que les accusés misent sur l’érosion (délibérée ou non) des preuves et les délais légaux de prescription, mais également parce que l’espérance de vie des victimes est d’autant plus diminuée que l’exposition a été longue et intense.

Un dommage à long terme

Ainsi, le quotidien des ouvrières exposées est frappé d’incertitude. Celles qui ne sont pas atteintes de cancer vivent dans l’angoisse qu’il se déclare, ou de voir leurs camarades partir les unes après les autres. Elles se demandent : « À qui le tour ? » Quant à celles qui sont déjà atteintes de cancer, elles s’inquiètent pour leur descendance. Certaines plaignantes atteintes d’un cancer de l’utérus ou des ovaires voient leurs filles et même leurs petites-filles atteintes d’endométriome ovarien. Une maladie qui, si elle n’est pas fatale, n’en est pas moins très handicapante.

En octobre 2017, la cour d’appel de Taipei rejette à son tour le délai de prescription et reconnaît cette fois la responsabilité de tous les accusés y compris celle de General Electric. Davantage de victimes sont reconnues et le montant des réparations est légèrement augmenté. Enfin, point très important, le jugement tient désormais compte des 31 produits chimiques et de leurs effets sur la santé, mais les entreprises se pourvoient en cassation.

En août 2018, la Cour suprême de Taïwan confirme la décision d’appel sur le lien de causalité entre l’exposition aux produits toxiques et les pathologies les plus graves comme les cancers.

Les juges réaffirment également la responsabilité de toutes les sociétés mères, en allant même jusqu’à considérer que, dans le cas présent, le recours au voile corporatif est « un abus de droit ». Après 16 ans de bataille judiciaire, cette première décision est une très bonne nouvelle, mais seulement pour une moitié des plaignants car, pour les autres, l’affaire est renvoyée en appel. Cela concerne les plaignantes qui ont été exposées au cocktail toxique, mais qui ne sont pas atteintes d’un cancer ou d’une autre maladie grave, du moins pour l’instant. En mars 2020, la cour d’appel finit par rejeter la causalité, et l’affaire se retrouve de nouveau en cassation.

Entre-temps, en décembre 2019, le deuxième groupe d’environ 1.100 plaignantes obtient gain de cause en première instance sur les principaux points en litige, et le montant des réparations est encore augmenté jusqu’à une moyenne d’environ 70.000 euros par plaignante. Décision inédite, tenant compte des risques génotoxiques qui peuvent endommager de manière irréversible l’ADN, les juges reconnaissent également un préjudice d’anxiété pour les plaignantes qui ne sont pas (à ce jour) atteintes de cancers ou d’autres maladies graves.

Préjudice d’anxiété

Le 11 mars 2022, les juges de la Cour suprême se sont à nouveau prononcés sur le cas des ouvrières qui ne sont pas encore atteintes de cancer, mais avec cette fois une tout autre perspective : « Le droit à la santé protège non seulement l’intégrité physique et psychologique des personnes, mais comprend également l’autonomie et la dignité de la personne, la tranquillité d’esprit ou des émotions et d’autres facteurs qui affectent la santé mentale. »

Les juges font ensuite valoir que, comme leurs collègues qui souffrent d’un cancer ou d’une autre maladie, les plaignantes ont elles aussi été « exposées à un environnement contaminé par des substances chimiques toxiques qui ont dépassé la limite légale », et qu’elles ont donc tout lieu de craindre un dommage comparable. « Ce risque est ressenti psychologiquement et se traduit par des émotions négatives telles que la peur et l’anxiété. » Autrement dit, ces travailleuses subissent un préjudice d’anxiété qui mérite réparation.

Les juges de cassation ont préféré renvoyer le dossier en appel pour statuer sur le montant de ces réparations, mais cet arrêt historique augure une issue favorable pour l’ensemble du procès, et on peut souhaiter qu’il serve de référence pour des affaires similaires dans d’autres pays.

Par-delà le détail très complexe de la bataille visant à établir la preuve épidémiologique et juridique, cette mobilisation a pu tenir le combat dans la durée en impliquant un noyau de plaignantes dans les réunions de préparation avec les avocats, les experts bénévoles et les militants de Tavoi.

Les plaignantes ont eu un rôle essentiel dans la collecte des informations et, le cas échéant, dans l’apaisement des tensions au sein du collectif, notamment vis-à-vis de la lenteur de la procédure et du versement des réparations. Elles ont d’ores et déjà utilisé une partie des réparations financières versées par la défense pour instaurer un fonds d’aide aux victimes de catastrophes similaires.

Note: Cet article a été publié pour la première fois dans le magazine de l’ETUI, HesaMag #26 (janvier 2023).