Les propriétaires espagnols refusent les expulsions

Cinq ans après le crash immobilier en Espagne et 400 000 expulsions plus tard, les propriétaires espagnols descendent dans les rues pour faire entendre leurs voix.

Samedi, dans 50 villes de tout le pays, des milliers de personnes ont manifesté contre les lois relatives aux saisies immobilières trop sévères en Espagne.

Dernièrement, après des jours de négociations avec le parti de l’opposition (Partido Socialista Obrero Español, PSOE), des responsables gouvernementaux du parti au pouvoir (Partido Popular, PP) ont présenté une réponse très limitée et étrangement restrictive à la crise des saisies immobilières qui a fait de centaines de milliers d’Espagnols les déshérités de l’Europe.

Ces pourparlers étaient déjà prévus, mais ils ont été accélérés après le suicide d’Amaia Egana. Âgée de 53 ans, Amaia Egana était une ancienne conseillère PSOE de Barakaldo, au nord de la ville de Bilbao, qui s’est donné la mort en sautant de son appartement situé au quatrième étage d’un immeuble alors que des huissiers de justice venaient lui signifier son expulsion.

Sa mort, le second suicide imputable aux expulsions, a exacerbé la colère de la population liée à la crise immobilière.

De nombreuses personnes ont le sentiment que la réaction des autorités a été de renflouer les banques à coups de milliards d’euros pour leur permettre de tenir le temps que le marché immobilier récupère et ainsi revendre les propriétés saisies, abandonnant tous les autres à leur sort.

Le décret gouvernemental impose un moratoire de deux ans sur les expulsions de familles, mais uniquement celles dont les revenus ne dépassent pas 19.170 euros par an et dont le prêt hypothécaire représente au moins 50 pour cent du revenu total du ménage.

Leur maison doit aussi être leur bien unique et la famille doit avoir connu, ces quatre dernières années, un « changement négatif de sa situation économique », comme une perte d’emploi, provoquant ainsi un déséquilibre du budget familial où le remboursement du prêt hypothécaire atteint désormais 50 pour cent des revenus.

Pour les familles qui remplissent ces quatre conditions, la mesure ne s’applique qu’à celles qui ont plus de trois enfants ou des enfants de moins de 3 ans, qui ne bénéficient plus d’indemnités de chômage, celles qui ont des personnes âgées ou des dépendants handicapés à charge, aux familles monoparentales avec deux enfants ou encore aux ménages comprenant des victimes de violences conjugales.

« Il s’agit d’une mesure d’urgence pour atténuer les effets de la pire crise économique », a expliqué la vice-présidente du gouvernement espagnol, Soraya Sáenz de Santamaria, précisant que les autorités allaient également augmenter le nombre de logements à loyer modéré pour les personnes ayant perdu le leur.

Cette décision fait suite à une annonce, quelques jours auparavant, des banques espagnoles indiquant leur volonté de geler les expulsions de propriétaires saisis.

Les organisations qui aident les victimes des expulsions ont estimé que l’action du gouvernement était « insuffisante » et « arbitraire ».

« Le décret sauve de l’expulsion une famille ayant un enfant de trois ans, mais pas s’il en a quatre, a déclaré Ada Calau, la porte-parole de l’association Plataforma de Afectados por la Hipoteca, un groupe d’aide aux victimes des expulsions.

La majorité des familles à qui nous avons affaire ne remplissent pas ces conditions. »

 

Résistance

La résistance aux expulsions revêt la forme d’une opposition organisée, au travers du travail de groupes comme la PAH, mais s’exprime aussi, et de plus en plus fréquemment, de façon spontanée au travers d’associations de voisins s’interposant entre les forces de l’ordre et le domicile des personnes menacées d’expulsion.

Ce type d’action ne permet en général que de retarder l’inévitable: récemment, des voisins sont parvenus à repousser la police par trois fois, mais sont arrivés trop tard à la quatrième tentative.

Mais pour celles et ceux qui ont été expulsés, se retrouver sans foyer n’est pas la fin de leurs ennuis.

Même sans toit, une créance hypothécaire reste due. La loi espagnole sur les hypothèques est l’une des plus strictes d’Europe.

Les anciens propriétaires expulsés restent redevables pour ce qu’ils possèdent même après que la banque a repris possession de leur bien si la valeur du logement n’annule pas entièrement le prêt hypothécaire, ce qui est quasiment impossible sur un marché dont les valeurs immobilières ont chuté de 31 pour cent depuis 2008.

Ils sont aussi redevables des créances en retard et des frais de justice découlant de la saisie.

Les personnes pouvant bénéficier du moratoire de deux ans instauré par le récent décret devront non seulement rembourser l’arriéré hypothécaire une fois les deux années écoulées, mais aussi les autres paiements en retard.

« Nous avons acquis cette maison en 2003, alors que nous travaillions tous les deux, mon mari et moi, explique Maria Olivia, une infirmière équatorienne établie en Espagne depuis 2000.

Mais depuis qu’il a perdu son emploi, mi-2010, nous n’avons plus pu payer notre prêt. »

En 2003, leur banque, Bankia, leur a octroyé un prêt hypothécaire de 160.000 €, mais elle réclame aujourd’hui 210.000 € à cause des 48.000 € d’intérêts.

« Pendant des années, j’ai payé 750 € de remboursement, mais depuis peu, la somme dépasse 1.000 €. J’ai mis toutes mes économies, toute ma vie dans cette maison. Nous avons fait des travaux, j’y ai investi mon argent et je ne veux pas partir. »

Maria Olivia, avec l’aide de la PAH, a réussi à postposer son expulsion jusqu’au 28 février.

Passé cette date, l’avenir de sa famille est inconnu.

« Cette loi ne s’adresse qu’aux personnes très pauvres, et je ne sais pas quelle est ma position sociale, si je suis ou pas dans une grande pauvreté. »

Avant la Noël, des serruriers de la ville du nord de Pamplona ont rallié la rébellion en décidant de refuser leurs services aux banques qui jettent les familles dans les rues.

 

De propriétaires à sans-abri

Le sort des expulsés varie. Certains sont aidés par de la famille ou des amis qui ont la possibilité de le faire.

D’autres se voient obligés de squatter, parfois le logement duquel ils viennent d’être expulsés.

Ironiquement, pour les squatteurs, l’Espagne représente une aubaine: entre les appartements construits au moment de l’essor immobilier du pays, mais qui n’ont jamais pu être vendus, et ceux dont les propriétaires ont été expulsés, l’Espagne est le premier pays européen en termes de nombre de logements inoccupés, estimés à plus d’un million.

Le 3 décembre, les ministres des Finances de la zone euro sont convenus d’une aide de 40 milliards d’euros en faveur des quatre banques espagnoles nationalisées.

Cette somme servira à financer des structures de défaisance (bad banks) publiques espagnoles mises en place pour supporter les pertes des « prêts toxiques » engendrées par l’effondrement du marché immobilier national.

Mais selon Ada Calau, ces structures sont aussi responsables d’expulsions.

« [Les banques] attendent de transférer leurs “prêts toxiques” aux bad banks et sont alors moins intéressées de renégocier [les prêts hypothécaires] avec les familles. »

La crise des saisies immobilières touche non seulement les personnes qui ont perdu ou qui risquent de perdre leur logement, mais elle a également ébranlé des convictions de longue date en Espagne.

Le fait de posséder sa maison – le cas de 80 pour cent de la population – était, à n’en pas douter, pour les Espagnols la garantie d’une vie stable, tout comme ils étaient convaincus que les prix immobiliers ne pouvaient jamais que croître.

Ces convictions étaient tellement ancrées qu’elles sont la principale explication au fait que, au niveau européen, les Espagnols figurent parmi ceux et celles qui se marient le plus tardivement (en moyenne à 32 ans pour les hommes et à 30 ans pour les femmes).

En effet, en Espagne, se marier avant d’avoir consacré plusieurs années à préparer son accession à la propriété est tellement rare que cela en est aberrant.

Mais, avec un taux de chômage des jeunes de plus de 50 pour cent et sans aucun débouché à l’horizon, la plupart des jeunes, s’ils n’ont pas encore quitté l’Espagne, ne voient aucun intérêt à planifier l’avenir.