Un mariage et trois enterrements pour l’Europe sociale

 

Au cours des prochaines semaines, les responsables politiques européens établiront une feuille de route pour créer une «véritable» union économique, qui sera plus forte.

La dimension sociale, notamment le dialogue social, est l’un des quatre volets qui composent cette feuille de route.

Ces quatre volets sont également détaillés dans un courrier du 1er février signé du président du Conseil européen à l’attention de la présidence irlandaise.

La pièce jointe annexée au courrier rend un vibrant hommage à la dimension sociale, en qualifiant le contrat social européen de «partie intégrante de notre avantage compétitif mondial et ciment de la stabilité politique».

Cela semble plutôt prometteur. On dirait que les responsables politiques européens, après s’être lancés sur le chemin désastreux de l’austérité et de la déréglementation, s’émeuvent désormais de l’augmentation du chômage, de la pauvreté croissante et de l’instabilité politique qui jalonnent ces tendances.

Mais qu’en est-il des trois autres volets de cette feuille de route de l’union économique?

Une lecture plus approfondie du courrier du président et du document de discussion révèle qu’il n’est nullement envisagé de modifier l’orientation actuelle de la politique économique.

Il s’agirait au contraire de donner au système de gouvernance économique européenne encore plus de poids qu’il n’en a déjà.

De nouveaux instruments de «torture économique» encore plus puissants sont en passe d’être créés pour obliger les États membres à poursuivre la déréglementation des marchés du travail et la réduction des salaires.

 

Toujours plus pour la flexibilité du marché du travail

La première proposition consiste à discuter et à évaluer chaque projet national de réforme des marchés du travail et des marchandises, avant même que cette réforme soit adoptée par un gouvernement national.

En soi, cette coordination des réformes structurelles pourrait présenter un intérêt, si elle s’appliquait à un niveau européen plus général.

À vrai dire, s’il ne fallait retenir qu’une chose de la crise de l’euro, ce serait qu’avec une union monétaire dont les principaux membres obéissent à une politique de réduction des salaires tandis que d’autres connaissent une explosion inflationniste de la dette, nous courons droit à la catastrophe.

Toutefois, il ressort immédiatement de la lettre à la présidence irlandaise que les responsables politiques européens ne s’intéressent qu’à un type particulier de réformes structurelles, en l’occurrence celles qui favorisent la flexibilité du marché du travail.

Il s’agit une fois de plus de démontrer – compte tenu du fait que les membres d’une union monétaire ne peuvent plus dévaluer leur monnaie nationale – que les marchés du travail doivent être souples et aptes à procéder rapidement à de considérables réductions de salaire et à d’autres dégradations des conditions de travail pour absorber les chocs économiques négatifs.

Une coordination des réformes structurelles, qui empêcherait les États membres d’une union monétaire d’entreprendre une politique du «chacun pour soi», ne suscite pas le moindre intérêt.

Au contraire, le type de coordination auquel songe le président Van Rompuy encouragerait plutôt les initiatives politiques semblables à celle qu’a prise l’Allemagne au début de la dernière décennie.

À l’époque, le gouvernement au pouvoir avait menacé d’intervenir dans une négociation sectorielle si les syndicats refusaient d’assouplir les salaires, en acceptant pour cela des réductions salariales au niveau de l’entreprise. Voilà l’origine d’une décennie de stagnation des salaires et de hausse des inégalités. C’est par ailleurs ce qui a entraîné la déstabilisation de la monnaie unique, d’une manière fondamentale.

 

Le prétexte de la croissance et de la compétitivité

La deuxième proposition consiste à inciter les États membres à signer des contrats avec la Commission sur les réformes structurelles qu’elle souhaite leur faire adopter.

Sur ce point, le courrier du président du Conseil européen déclare explicitement que le but recherché est de se baser sur le système de gouvernance économique récemment mis en place. Ce système permet déjà à la Commission de faire payer des amendes financières aux États membres qui n’appliquent pas les réformes qui leur sont recommandées, ou qui refusent de le faire.

En d’autres termes, les accords contractuels donneront encore plus de pouvoir à la Commission pour imposer des réformes structurelles: si les États membres ne mettent pas en œuvre les réformes structurelles demandées par la Commission, c’est qu’ils ne respectent pas leur partie du contrat et, comme dans tout contrat, cela entraînera des conséquences, sous la forme d’amendes supplémentaires et/ou d’accès refusé aux fonds européens (voir point suivant).

Il n’y a pas d’illusion à avoir non plus sur la nature des réformes que le président a en tête: une fois encore, il s’agit d’améliorer la compétitivité en luttant contre les «obstacles sectoriels» (référence implicite aux négociations sectorielles?) et aux «obstacles institutionnels» (référence aux salaires minimum nationaux ou aux systèmes d’extension juridique des salaires négociés collectivement?).

En d’autres occasions, les responsables politiques ont encouragé ces accords contractuels pour pouvoir étendre à l’ensemble de la zone euro les programmes d’ajustement structurel aujourd’hui imposés par la «troika» aux pays en grande difficulté financière.

Si cela se concrétisait, la baisse des salaires minimum et des salaires du secteur public, ainsi que toutes les réformes qui placent les syndicats et les travailleurs en position d’infériorité dans les négociations, deviendraient la norme dans tous les pays de la zone euro.

 

Un mécanisme de solidarité contradictoire

Le troisième instrument de torture économique proposé dans le courrier de Van Rompuy porte le nom plutôt ironique de «mécanisme de solidarité».

Afin de compenser le coût économique et social élevé des réformes structurelles, un fonds européen couvrirait une partie de ces coûts à titre temporaire.

Les États membres qui signent les accords contractuels décrits ci-dessus et appliquent les réformes structurelles que la Commission leur demande obtiendraient davantage d’argent. L’Europe, autrement dit, subventionnerait les réformes structurelles telles que, par exemple, la privatisation des régimes publics de retraite, la réduction des salaires minimum et des salaires du secteur public, l’affaiblissement des institutions de négociation collective et la déréglementation du droit du travail.

C’est une conception tout à fait singulière de la solidarité. C’est la solidarité des faibles avec les puissants.

Ce sont les travailleurs/euses des économies en difficulté qui souffriront des retombées sociales de la déréglementation. Les travailleurs/euses des économies en bonne santé devront subir les effets de la concurrence des salaires tout en contribuant à un fonds paneuropéen qui servira à promouvoir cette même concurrence des salaires.

En attendant, les grands vainqueurs de ce nivellement par le bas savamment orchestré sont les dirigeants d’entreprise et les détenteurs de capitaux, qui utiliseront la compression salariale pour permettre à leurs bénéfices, dividendes et primes de monter en flèche.

 

La dimension sociale est un écran de fumée

La feuille de route de l’union économique proposée par le président du Conseil européen promet aux travailleurs/euses et aux syndicats une dimension sociale.

Cependant, en analysant cette feuille de route dans son intégralité, il est difficile de ne pas en conclure que ce nouveau langage social dissimule un danger manifeste.

D’un côté, on occupe les syndicats et les travailleurs/euses avec de belles paroles en leur promettant d’améliorer le dialogue social et la cohésion sociale pendant que, de l’autre côté, la feuille de route prévoit en fait d’imposer un système qui fragilise les droits des travailleurs/euses et affaiblit toutes les institutions liées au marché du travail, qui protègent les travailleurs/euses d’une flexibilité néfaste.

Si ce schéma se poursuit, les syndicats seront confrontés à une union économique dirigée par des marchés sans restrictions, dans laquelle le commerce ne sera pas obligé de vraiment tenir compte des syndicats ni des droits des travailleurs/euses.

On voit mal comment concilier cette situation avec la promesse d’une monnaie unique et d’une forte dimension sociale.