Gaza: Pêcher sous les tirs

 

La sensation étouffante d’être encerclé par les tirs soutenus de l’armée israélienne se dissipe pour quelques instants quand Mohamad Jabroq et moi-même quittons le port au coucher de soleil pour partir à l’assaut des vagues dans son petit hors-bord dépourvu de gilets de sauvetage et équipé de lampes pour attirer les poissons.

Pour parer au prix élevé du carburant, notre embarcation est amarrée en file indienne à trois autres bateaux, tandis que le premier de cordée nous remorque vers la ligne de contrôle israélienne.

 

Mais le sentiment d’une évasion bringuebalante vers le grand large ne tarde pas à être éclipsé par une rafale de mitraillette israélienne en direction de pêcheurs un peu plus loin sur la côte, nous rappelant à la dure réalité que Gaza n’est rien de plus qu’un ghetto assiégé flanqué d’un bassin d’eau salée.

Sous le crépitement soutenu des tirs de mitrailleuses provenant des bateaux de patrouille, nous continuons notre lente progression vers la ligne de blocus israélienne.

Les pêcheurs devant nous larguent les amarres pour jeter leurs filets.

Le secteur de la pêche à Gaza a été décimé depuis l’imposition par Israël d’un blocus naval qui restreint le mouvement des embarcations à une frange de trois milles nautiques du littoral, et ce depuis l’accession au pouvoir du Hamas en 2007.

Seule une poignée de chalutiers subsistent alors que les embarcations de petite taille sont devenues la norme maritime.

Aussi des pêcheurs comme Jabroq se voient-ils contraints de risquer leur vie en jouant au chat et à la souris avec la marine israélienne pour grappiller quelques poissons et un revenu journalier de plus en plus réduit.

La situation s’était brièvement améliorée suite à l’accord de cessez-le-feu qui a mis fin à l’offensive israélienne de novembre et repoussé la ligne de blocus à six milles nautiques, accordant un nouveau souffle de vie à l’une des principales industries locales de Gaza.

D’après les pêcheurs, toutefois, tout cela s’est arrêté avec la visite dans la région du président américain Barack Obama, en mars, quand – au milieu de déclarations de soutien inébranlable pour Israël et des appels à une reprise des négociations – Israël a violé l’accord de cessez-le-feu en confinant une nouvelle fois les embarcations de Gaza à une frange de trois milles nautiques.

Jabroq, 47 ans, a tout vu durant les 24 dernières années qu’il a passées sur la mer.

Avant de défaire les amarres qui nous lient au bateau devant nous et de jeter l’ancre à trois milles, il scrute le large en quête d’éventuelles menaces navales.

Bien qu’il ait évité d’être capturé en mer par les Israéliens depuis le début du siège, cet homme frêle, moustachu, monte la garde sur la proue du bateau et reste nerveux lorsqu’il se rappelle de ce jour de 2006 quand les Israéliens l’ont emprisonné et lui ont confisqué son bateau.

La zone de pêche attribuée aux Gazaouis en 1993 en vertu des accords d’Oslo atteignait 20 milles nautiques mais Jabroq affirme avoir été interpellé par la marine israélienne à l’intérieur de la zone de six milles.

On se trouvait dans les derniers jours de la seconde intifada et les mesures de siège qui ont conduit au blocus total de Gaza en 2007 étaient déjà en train de prendre effet.

« Ils ont tiré sur mon moteur », lance Jabroq sur un ton sombre en lançant son filet à la mer. « Puis à l’aide d’un haut-parleur ils m’ont sommé de me dévêtir complètement et de gagner le patrouilleur à la nage. Et quand je les atteints, ils m’ont arrêté et ont confisqué mon bateau. » Il a écoulé trois mois dans une prison israélienne avant d’être reconduit à Gaza, sans son bateau, via le poste de contrôle Erez.

Comme la plupart des pêcheurs de Gaza, ces jours-ci les affaires tournent au ralenti pour Jabroq, qui rentre souvent au port bredouille.

La saison des sardines bat son plein et il jure que la meilleure zone pour la pêche aux sardines se trouve à six milles du littoral et que la violation du cessez-le-feu par Israël a eu lieu au moment-même où la saison débutait.

Il allume donc ses phares pour tenter d’attirer le plus grand nombre possible de ces petits poissons argentés.

Il dit que la pêche de la veille a été particulièrement bonne, avec une prise qui lui a rapporté près de 135 dollars - dont 100 dollars ont servi à l’achat de carburant – mais qu’il ne rapporte généralement à la maison qu’entre 10 et 27 dollars, avec lesquels il doit subvenir à son épouse et à ses enfants.

Il se voit, dès lors, obligé, comme beaucoup d’autres pêcheurs, de tenter sa chance dans les eaux égyptiennes, où la zone de pêche accessible s’étend à 30 milles nautiques dans la mer Méditerranée.

Mais cela comporte d’autres risques, que Jabroq décrit comme une véritable épopée dépendant de la disposition des garde-côtes égyptiens à fermer les yeux.

« Sinon il arrive que les Égyptiens ouvrent le feu sur nous », ajoute-t-il sur un ton exaspéré.

C’est une politique qui fait miroir à la répression égyptienne contre le tunnel des contrebandiers à Rafah, dont dépendent les Gazaouis pour l’importation de produits de base.

Le bateau qui nous a remorqués jusqu’à la mer réapparait juste au moment où Jabroq lance son dernier filet et nous montons à son bord avec l’aide des autres pêcheurs.

Ils laissent leurs embarcations ancrées en mer et ne les regagnent que plusieurs heures après pour remonter les filets et en inspecter le contenu.

 

Le Hamas ne facilite pas les choses

Alors que les immeubles qui bordent le littoral de Gaza réapparaissent à l’horizon et que nous rentrons au port, les pêcheurs se plaignent des nouvelles réglementations et taxes du Hamas qui, selon eux, vont jusqu’à compliquer les sorties en mer et les tentatives de pêche.

Selon eux, la situation est à ce point critique que même les sardines d’Égypte doivent être introduites à Gaza à travers les tunnels.

Ces griefs trouvent un écho dans le port, tant au bord des quelques rares chalutiers que des petits bateaux à moteur. Les pêcheurs tirent une fierté extraordinaire de leur travail, à croire que la seule chose qui les pousse à rester en mer est l’eau salée qui coule dans leurs veines, les quelques instants de ce sentiment de liberté qu’ils ressentent quand ils n’ont plus que la mer autour d’eux et une foi aveugle dans des lendemains meilleurs.

Ce qui les préoccupe plus que tout c’est le changement drastique au niveau de leurs revenus depuis la réimposition des restrictions sur la pêche datant d’avant la guerre, outre les contrôles et les barrières bureaucratiques accrus imposés par le Hamas.

« Après la guerre, nous pouvions gagner 2000 dollars en un jour », affirme Ahmed Saidi, 34 ans, dont la famille pêche depuis des générations dans les eaux de Gaza et qui travaille sur l’un des grands chalutiers.

« À présent, si on gagne 137 dollars c’est une bonne journée », dit-il, assis sur le pont d’un vieux bateau usé où lui et ses cousins sont en train de réparer une partie du moteur.

Après avoir déduit le coût du carburant et réparti les bénéfices, cela lui laisse généralement pas plus de huit dollars par jour.

Son cousin Ashraf, la trentaine, l’allure dépenaillée, sort la tête de la salle des machines pour raconter une expérience similaire à celle de l’arrestation de Jabroq.

Comment il a perdu son hors-bord en 2008 et passé six mois dans une prison israélienne pour avoir pêché juste en-deçà de la limite de trois milles.

« En réalité, Israël fait tout pour nous limiter à deux milles et demie et nous pourchasse régulièrement si on va plus loin. »

Au port, les pêcheurs se plaignent qu’en plus de voir leur situation ignorée par la communauté internationale, ils sont dépourvus de tout recours effectif en vue d’une réponse collective.

Tandis que le gouvernement Hamas maintient une présence de sécurité stricte dans le port – la police est partout, je suis sous surveillance permanente et pour accéder au port et monter à bord de n’importe quel bateau de pêche, je dois au préalable obtenir un permis officiel du ministère de l’Intérieur – d’aucuns estiment qu’il a été incapable d’obtenir des améliorations à long terme pour eux.


Peuvent-ils entreprendre des actions collectives ?

Quant à un syndicat, la plupart des pêcheurs auxquels je m’adresse me disent qu’ils n’ont pas d’organisation indépendante propre et que leur syndicat est contrôlé par le gouvernement du Hamas et qu’il ne fait pas grand-chose de plus que remplacer des filets perdus et défendre leurs intérêts publics.

Au cœur de ce petit port naguère pittoresque mais désormais jonché de décombres, aux allures d’un chantier inachevé, derrière le monument et les drapeaux turcs érigés en l’honneur des militants internationalistes tués lors de l’attaque israélienne contre la flottille de solidarité Mavi Marmera, en 2010, se trouve le bureau du syndicat des pêcheurs.

Celui-ci jouxte le bureau des garde-côtes.

En entrant dans le bureau du président du syndicat, Nezar Ayash, avec qui j’avais rendez-vous, j’aperçois un policier du Hamas en train de parcourir des documents.

Assis au même bureau se trouve un autre homme de courte taille, moustachu, la quarantaine, qui s’avère être le dirigeant du syndicat.

Une fois le policier parti, l’entretien peut commencer. Ayash soutient que le syndicat est totalement indépendant et qu’il fait tout ce qu’il peut pour défendre collectivement la cause de ses 4000 membres.

Dans ce qui a tout d’un exercice de relations corporatistes, Ayash affirme que le syndicat fournit une voie aux travailleurs leur permettant de signifier leurs griefs au gouvernement.

« Le gouvernement Hamas aide du mieux qu’il peut. Il donne un peu d’argent, en particulier l’argent provenant des pays donateurs », dit-il.

S’agissant des mesures contre le blocus et de l’amélioration des revenus ou de la sécurité des pêcheurs, il affirme que les possibilités d’action collective auxquelles peuvent recourir ses membres sont limitées et tout ce qu’il peut faire c’est parler à la presse et s’entretenir avec les dignitaires étrangers pour promouvoir les droits de ses membres.

S’installant plus confortablement au fond de son siège, il exprime sa frustration face à la situation et rétorque que le véritable pouvoir de rompre le blocus de Gaza par la mer et la terre se trouve entre les mains des Américains qui, selon lui, aident activement Israël à isoler Gaza et à détruire son industrie de la pêche.

« Les Américains ont donné leur accord pour la dernière guerre et Israël s’est servi d’armements américains pour attaquer et tuer des Palestiniens. Les Américains aident Israël à maintenir son siège », dit-il, avant d’ajouter : « Que pouvons-nous face à un tel pouvoir ? »

En quittant le port bondé par le même poste de contrôle par lequel j’étais entré, je suis frappé par l’image passagère qu’on peut en avoir, l’instant d’un clin d’œil, d’un centre maritime animé, à mille lieues de cette Gaza réduite au silence par Israël et dont les travailleuses et travailleurs sont privés de tout moyen cohérent de résistance.

En remontant la pente qui conduit au centre-ville urbanisé, je longe un grand amas de décombres, là où se trouvait, avant novembre, un immeuble d’appartements et de bureaux.

Un véhicule de sécurité du Hamas patrouille à proximité.

L’image voulue projetée par le Hamas d’un gouvernement efficace, en lutte pour la libération de son peuple, fond pour faire place à la réalité - Gaza coupée du reste de la Palestine et du monde – et une population gazaouie laissée à la merci d’une administration ghettoïsée qui maximise un pouvoir minimal tout en maintenant le statu quo.