Monsieur le maire, laissez nos écoles tranquilles!

 

La ville de Chicago, dont le système scolaire est le troisième plus grand des États-Unis, a été ébranlée par le programme de réforme de l’éducation de son maire, Rahm Emanuel, élu à la tête de la ville après avoir quitté son poste de collaborateur à la Maison-Blanche en 2010.

[caption id="attachment_9562" align="alignnone" width="530"]Une salle de classe vide dans une école fermée (Photo/David Bacon)

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Emanuel, ancien membre du Congrès et banquier d’affaires, est devenu l’enfant chéri du lobby américain favorable à la réforme de l’éducation depuis qu’il a privatisé le système éducatif public.

Pour ce faire, il a mis en place des écoles sous contrat (c’est-à-dire des écoles à but lucratif qui appartiennent au secteur privé mais qui reçoivent des financements publics), en s’opposant farouchement au Chicago Teachers Union (Syndicat des enseignant(e)s de Chicago – CTU) et, plus récemment, en imposant la plus grande fermeture d’écoles de l’histoire des États-Unis.

Le nombre d’écoles sous contrat, qui reçoivent de l’argent public tout en étant libérées des règlementations liées au travail et à la négociation collective, a doublé depuis 2005 à Chicago, d’après la National Alliance for Public Charter Schools (Alliance nationale pour les écoles publiques sous contrat).

Il y a désormais une centaine d’écoles sous contrat à Chicago. L’Administration Emanuel appelle à ouvrir 60 écoles sous contrat supplémentaires d’ici à 2017.

Cette tendance s’inscrit dans une vague concertée de privatisations à l’échelle nationale. Après le passage de l’ouragan Katrina, qui a dévasté La Nouvelle Orléans, au lieu de rouvrir les écoles publiques qui avaient fermé et de réembaucher les enseignant(e)s, les administrateurs de la ville ont opté pour des écoles sous contrat, qui rassemblent aujourd’hui plus de 70 pour cent des élèves.

Chicago’s Center for Urban School Improvement (Centre de Chicago pour l’amélioration de l’école urbaine), par exemple, a établi des écoles sous contrat financées par la Fondation Gates.

Un réseau d’établissements sous contrat, United Neighborhood Organization, gère à lui seul 13 campus, soit 6500 élèves.

 

Les écoles sous contrat n’ont pratiquement pas de syndicats et certaines ont battu en brèche les efforts de syndicalisation des enseignant(e)s avec la même férocité que le secteur privé.

À Chicago, le salaire moyen des enseignant(e)s s’élève à 74.839 USD, d’après le district scolaire Chicago Public Schools (Écoles publiques de Chicago – CPS), alors que celui des enseignant(e)s des écoles sous contrat est de 51.000 USD.

 

 

Privatisation

Au milieu des années 1990, le maire de Chicago, Richard Daley, a pris le contrôle des écoles de la ville et, depuis lors, le maire détient un pouvoir considérable sur les établissements scolaires.

Daley est resté à la tête de la ville 22 ans et, pendant cette période, il a mis en œuvre un programme généralisé de privatisation des services municipaux.

Ce programme, conjugué au déclin du tissu industriel de la ville, a poussé 200.000 personnes à quitter Chicago, dont 180.000 afro-américains.

Daley a commencé à privatiser le système scolaire en fermant les établissements «peu performants», situés pour la plupart dans les quartiers noirs et latino-américains, et en licenciant un nombre important d’enseignant(e)s.

Entre 2001 et 2012, le district scolaire Chicago Public Schools (CPS) – le troisième plus grand du pays – a fermé une centaine d’écoles.

Arne Duncan, le directeur général du CPS pendant de nombreuses années à cette époque, a été nommé secrétaire à l’Éducation par le président Barack Obama, lui-même issu du système politique de Chicago.

En septembre dernier, le maire Rahm Emanuel a provoqué une grève de neuf jours, à l’appel du syndicat enseignant Chicago Teachers Union (CTU), une des plus grandes organisations affiliées à l’American Federation of Teachers (AFT), lorsqu’il a exigé que le salaire des enseignant(e)s soit lié au «mérite», au lieu d’être calculé selon une échelle de salaires négociée, et qu’il a présenté des clauses de nature à réduire la sécurité de l’emploi du personnel enseignant.

Le syndicat, fortement soutenu par les parents d’élèves, lui a tenu tête.

La grève s’est également révélée être une lutte contre le programme de privatisation et de fermetures d’écoles bien que, dans le droit américain, ces questions ne relèvent pas de la négociation collective.

 

Riposte

Après cet épisode, l’administration locale de l’enseignement a proposé en décembre 2012 de fermer plusieurs dizaines d’autres écoles – ce que de nombreuses personnes ont considéré comme une véritable attaque contre le syndicat.

Le 27 mars, des milliers de citoyen(ne)s se sont rassemblés pour défiler contre cette proposition, à l’initiative du CTU, de UNITE HERE section syndicale 1, de l’UIES section syndicale 1 et du Grassroots Education Movement (Mouvement des citoyen(ne)s pour l’éducation).

Le mot d’ordre était de stopper les fermetures d’écoles, de freiner le développement des écoles sous contrat et d’améliorer l’investissement dans les écoles publiques des quartiers populaires.

Karen Lewis, la présidente du CTU, a incité les élèves à se joindre au mouvement: «Ne laissez pas ces personnes vous voler votre école!» Plus d’une centaine de personnes ont ensuite été arrêtées pour désobéissance civile devant la mairie de Chicago.

Randi Weingarten, le président de l’AFT, leur a adressé le message suivant: «Le programme irresponsable de fermetures massives d’écoles à Chicago va déstabiliser les quartiers et menacer la sécurité de nos enfants, sans réussir à améliorer les apprentissages ni à économiser de l’argent et cette déstabilisation va se répercuter dans les écoles de tout le pays. Une tendance inquiétante se profile dans les villes du pays, à savoir que les autorités n’écoutent pas les revendications des parents, des élèves et des enseignants en ce qui concerne les besoins de nos enfants, et qu’elles appliquent des politiques inefficaces».

Sur les 54 écoles qu’il était proposé de fermer en 2013, 88 pour cent sont des établissements afro-américains, comptant seulement 125 élèves blancs – soit 0,78 pour cent – sur un total de 16.119 jeunes.

La polarisation économique et raciale de Chicago était visible dans la fermeture annoncée de l’école primaire George Manierre, située dans un quartier où cohabitent des maisons liées à l’un des projets les plus mal financés de logement public de la ville, et de plus en plus de riches copropriétés de plusieurs millions de dollars.

Alors que les défilés sillonnaient la ville, un garçon de neuf ans, Asean Johnson, semait le trouble en devenant un des porte-parole de la cause.

Même s’il n’était pas assez grand pour regarder au-dessus du lutrin, ce jeune élève de l’école primaire Marcus Garvey de Chicago a prononcé un discours enflammé pour condamner les fermetures d’écoles à répétition.

«Vous devriez soutenir ces écoles au lieu de les fermer» a-t-il dit en s’adressant au maire de Chicago.

Il s’est aussi fait l’écho de la colère des parents face à l’aspect racial de ces fermetures. «90 pour cent des fermetures d’écoles concernent des Afro-américains.

C’est du racisme, c’est tout» a-t-il déclaré avant d’ajouter: «Peu importe la couleur de la peau, peu importe qu’on soit asiatique ou chinois. Vous ne devriez pas fermer ces écoles!»

L’intervention du jeune Asean Johnson illustrait parfaitement les préoccupations des élèves d’autres villes qui luttent contre les fermetures d’établissements scolaires.

À Philadelphie, où l’administration locale de l’enseignement ferme actuellement 23 écoles, essentiellement dans des quartiers afro-américains et latino-américains, les élèves se sont mis en grève le 17 mai.

Le 7 mars, Randi Weingarten avait déjà été arrêté lors d’une manifestation.

Le 18 mai, des élèves, des parents et des enseignant(e)s de Chicago ont organisé un défilé pour la justice éducative pendant trois jours.

Suite à ce défilé, la directrice générale du Chicago Public Schools, Barbara Byrd-Bennett, a supprimé quatre écoles de la liste des établissements à fermer, y compris l’école primaire Marcus Garvey où étudie Asean Johnson.

 

 

«Une politique de la terre brûlée»

Ensuite, le 22 mai, l’administration de l’enseignement de Chicago a annoncé sa décision de fermer 54 écoles. C’est la plus grande fermeture d’écoles de l’histoire des États-Unis.

Les parents et les enseignant(e)s ont crié et pleuré en apprenant la délibération rendue par l’administration.

Parmi eux, Wanda Wilburn, a déclaré: «Ces parents et ces enseignants n’ont rien à voir avec l’argent. Ce sont des gens avec des sentiments et de la vie».

Leurs manifestations ont permis de sauver cinq écoles, au moins pour le moment, dont l’école primaire George Manierre.

Le Chicago Sun-Times a écrit dans ses colonnes que la décision de l’administration de l’enseignement avait été prise «en moins de temps qu’il n’en faut pour cuire un œuf».

Le Chicago Tribune, un précieux allié du maire, a quant à lui précisé qu’il s’agissait d’une «bonne journée pour le CPS parce qu’il commençait ainsi le processus de réinvention» qui, selon le journal, présentait «l’avantage de diriger les enfants vers des écoles plus performantes et de fermer les vieux établissements scolaires encombrants et à moitié vides».

Diane Ravich, professeure en sciences de l’éducation et ancienne secrétaire adjointe à l’éducation, estime pour sa part que c’était «une journée d’infamie dans l’histoire de l’éducation américaine et pour Chicago.

Le rôle des administrations locales de l’enseignement est de protéger, d’améliorer et de soutenir les écoles publiques, pas de les tuer».

«Il s’agit de décisions politiques, pas de décisions prises dans le meilleur intérêt des enfants» reproche Randi Weingarten.

Pour Karen Lewis, c’était «une journée de deuil pour les enfants de Chicago. Leur éducation a été récupérée par une administration de l’enseignement non représentative, qui n’a pas été élue, qui agit comme si l’école était une entreprise et qui obéit aux ordres d’un maire sans imagination pour améliorer l’éducation de nos enfants. Fermer des écoles n’est pas un programme éducatif. C’est une politique de la terre brûlée.»

Après cela, le 14 juin, le CPS a envoyé des préavis de licenciement à 850 employé(e)s scolaires, dont 550 enseignant(e)s.

Les licenciements concernent les enseignant(e)s qui travaillent dans les communautés afro-américaine et latino-américaine, dans lesquelles se concentrent bon nombre des écoles qu’il est prévu de fermer.

Les détracteurs ont accusé l’administration de l’enseignement de justifier les fermetures d’écoles en mettant en avant des arguments faux et fallacieux.

D’après eux, ce sont 46.000 élèves qui en subiront les conséquences, et non 30.000.

L’administration locale de l’enseignement prétend que les écoles publiques avaient perdu 145.000 élèves alors qu’en réalité, les inscriptions n’avaient diminué que de 75.000 et que sur ce total, 47.000 élèves étaient partis dans des écoles sous contrat, faisant donc revenir le chiffre réel à 28.000.

La principale perte d’élèves de la ville s’est produite il y a 30-40 ans, au plus fort de la désindustrialisation. Le district scolaire a annoncé qu’avec «un milliard USD de déficit» il était indispensable de fermer les établissements mais, en fait, étant donné que les élèves ne disparaissent pas et que d’autres écoles auront besoin d’un financement plus important, les fermetures d’écoles ne permettront pas de réaliser la moindre économie.

Certaines fermetures semblent programmées pour profiter directement aux écoles sous contrat.

En 2011, le district a essayé de fermer l’école primaire Jacob Beidler pour la transformer en école sous contrat.

Les enseignant(e)s et les parents du quartier ont défilé pour protester contre cette proposition, qui a été temporairement retirée.

Mais cette année, l’école Jacob Beidler figurait de nouveau sur la liste des fermetures.

Pour réaffirmer le rôle qu’elle avait joué dans la grève et dans la lutte contre les fermetures d’écoles, Karen Lewis a été réélue présidente du CTU haut la main, un peu avant que l’administration de l’enseignement ne fasse part des fermetures.

En réaction à cette décision, elle a annoncé que le syndicat intenterait une action en justice contre le district scolaire, pour discrimination à l’encontre des élèves handicapés, préjugés raciaux et violation des recommandations des commissaires indépendants.

Le syndicat a également déclaré qu’il lancerait une campagne politique pour limoger le maire, le conseil municipal et les membres de l’Assemblée générale d’État qui ont soutenu les fermetures d’écoles.

Le syndicat a appelé à mettre en place une campagne d’inscription des électeurs/trices afin de recruter 100.000 nouveaux électeurs/trices et de créer une association de quartier pour les inciter à voter.

«Nous ferons du porte-à-porte dans les quartiers où les écoles ont été fermées et où les gens ont perdu leur emploi, déclare Karen Lewis. Nous ne remporterons peut-être pas tous les sièges que nous espérons mais… nous pouvons en gagner certains».