Traite des êtres humains: le travail en ligne de mire

 

La migration des travailleurs est un enjeu mondial qui exige la mise en place immédiate d’un dialogue social.

L’exploitation des travailleurs et travailleuses migrant(e)s en situation irrégulière et qui exercent un emploi informel ne cesse d’augmenter et s’apparente à ce que le milieu militant qualifie d’ « esclavage moderne ».

D’après les estimations de l’Organisation internationale du Travail (OIT), 880 000 personnes sont victimes de travail forcé en Europe soit 1,8 personne pour 1 000 habitants, principalement en raison de la traite des êtres humains et de l’immigration clandestine.

Ce chiffre augmente chaque année. La pauvreté, le sous-développement et la pénurie d’emplois décents obligent ces populations à migrer à tout prix dans l’espoir d’une vie meilleure, une situation exacerbée par la crise économique.

Selon un rapport sur la traite des êtres humains publié par la Commission européenne en avril 2013, le nombre total de victimes identifiées ou présumées entre 2008 et 2010 s’élève à plus de 23 000, soit une hausse de 18 % par rapport aux chiffres précédents.

Cependant, les politiques migratoires et pénales restrictives en vigueur qui risquent de favoriser la traite ne sont pas parvenues à s’adapter à l’évolution du marché du travail et ont même eu des effets indésirables : le durcissement des contrôles aux frontières et des procédures d’expulsion a rendu cette pratique d’autant plus lucrative.

C’est pourquoi la lutte contre la traite des êtres humains ne doit pas se limiter au crime organisé, mais se pencher sur les dynamiques du marché du travail et les méthodes coercitives en usage dans les principaux secteurs économiques.

 

Se soustraire à la justice

En Europe, les politiques de lutte contre la traite relatives au travail forcé mettent clairement en évidence certaines tendances du marché du travail européen.

L’absence de mesures efficaces permettant d’engager la responsabilité des donneurs d’ordre en cas de non-respect des droits des travailleurs influe directement sur la hausse des pratiques de sous-traitance abusives destinées à faire baisser les coûts.

Dans les cas de traite d’êtres humains, la dénonciation de ce type de traitement entraîne généralement le retrait du permis de travail de la victime, voire son expulsion en cas de situation irrégulière, tandis que les auteurs font rarement l’objet de poursuites judiciaires.

Bien que la plupart des pays européens prévoient le droit à l’indemnisation des victimes par le contrevenant et l’État, peu d’entre elles en bénéficient.

En Irlande, le Migrants Rights Centre Ireland et l’Irish Congress of Trade Unions se sont récemment saisis du dossier d’un travailleur migrant en situation irrégulière, qui s’était vu accorder 92 000 euros suite au non-paiement de son salaire.

Le jugement a ensuite été rejeté par la cour d’appel, l’employeur ayant invoqué l’invalidité du droit à indemnisation de la victime en raison de sa situation irrégulière.

Bien que la procédure d’appel soit toujours en cours, cette décision laisse désormais sans protection l’ensemble des travailleurs dans la même situation.

Il est donc évident que pour être efficace, l’application du droit du travail nécessite de séparer le droit d’accès à la justice du statut migratoire, sans quoi les traitements abusifs ne sont pas dénoncés et leurs auteurs demeurent impunis.

 

Sensibiliser l’opinion publique

Certaines affaires récentes ont attiré l’attention du public sur le problème de la traite des êtres humains.

En janvier 2013, les médias suédois ont dénoncé les pratiques de certaines grandes sociétés forestières, qui recrutent des travailleurs camerounais par l’intermédiaire de commissionnaires en leur faisant miroiter des conditions de travail et un salaire décents.

Ces derniers devaient planter près de 3 500 arbres par jour, soit le double du travail fourni par un travailleur expérimenté, et ne touchaient qu’une petite partie de leur salaire mensuel.

En avril, des travailleurs migrants bangladais ont été blessés par balle dans une plantation de fraises en Grèce après avoir exigé auprès de leur responsable le paiement des six mois de salaire qui leur étaient dus.

Ce drame a attiré l’attention sur le sort des milliers de travailleurs migrants employés en Grèce pour la cueillette des fruits, qui vivent et travaillent dans des conditions déplorables contre un salaire de misère, voire gratuitement.

Malgré les preuves irréfutables fournies dans les deux cas par les indicateurs relatifs à la traite des êtres humains, aucun des groupes de travailleurs n’a été reconnu comme étant victime de traite à des fins d’exploitation économique.

En Suède, l’intervention de Facket för skogs-, trä- och grafisk bransch (le syndicat suédois des travailleurs du secteur forestier, du bois et du papier (GS)) aura au moins permis aux travailleurs concernés d’obtenir des indemnités pour non-paiement de leur salaire, un dénouement positif encore trop rare.

 

Une approche fondée sur les droits de l’homme

La lutte contre la traite des êtres humains et le travail forcé doit s’inscrire dans un ensemble de politiques gouvernementales axées sur une régulation des flux migratoires fondée sur les droits, la réduction de la pauvreté, le développement, des inspections du travail efficaces, la réglementation des agences de recrutement privées, la garantie de la liberté d’association et du droit de négociation collective pour tous, et des campagnes de lutte contre la discrimination.

Or, ce n’est pas encore le cas.

Jusqu’à récemment, les actions menées par l’Union européenne en matière de lutte contre la traite des êtres humains privilégiaient en grande partie les sanctions pénales et le contrôle de l’immigration clandestine.

La protection des victimes par le biais d’une approche fondée sur les droits de l’homme a été reléguée au second plan, et le rôle des dynamiques du marché du travail sur les causes et les effets de la traite a été très peu pris en compte.

Parallèlement, les réglementations imposées par l’Union européenne quant à la mobilité de la main-d’œuvre et la prestation de services constituent un frein indirect, mais puissant, à la lutte contre la traite.

Ainsi, les travailleurs détachés (qui exercent habituellement leurs fonctions dans un pays membre de l’Union européenne, mais sont envoyés provisoirement par leur employeur dans un autre pays pour y travailler) peuvent bénéficier de conditions de travail moins favorables que les salariés du pays d’accueil, ce qui peut entraîner des situations d’exploitation.

En effet, le travailleur détaché reste soumis au code du travail en vigueur dans son pays d’origine, même si celui-ci s’avère moins favorable que celui du pays d’accueil.

Ces personnes n’étant pas assujetties au droit du travail du pays d’accueil, il est impossible de veiller à leurs conditions de travail et à l’exploitation dont elles pourraient être victimes.

De nombreux cas de travail forcé recensés en Europe concernent de faux travailleurs indépendants ou de faux détachements, comme ce fut le cas récemment en Belgique.

Des dizaines de femmes originaires d’Europe de l’Est, recrutées comme agents d’entretien par une aire de service d’autoroute, ont d’abord été envoyées en Allemagne afin d’y recevoir des documents leur permettant de devenir des « prestataires indépendantes » détachées en Belgique pour y travailler.

En réalité, le sous-traitant exerçait sur elles un contrôle absolu, les obligeant à travailler 15 heures par jour, sept jours sur sept.

Soumises à des menaces et des mensonges quant à leurs droits, elles étaient payées moins d’un tiers du salaire minimum légal et envoyées sur différents lieux de travail dans toute la Belgique.

 

L’abolition de l’esclavage moderne vu sous l’angle économique

D’autres évolutions politiques européennes, telles que la suppression du droit des travailleurs migrants à changer d’employeur, facilitent considérablement l’exploitation et les pratiques abusives.

De façon générale, la mobilité de la main-d’œuvre et la liberté de prestation de services, associées à l’indifférence envers ces pratiques, ne font qu’empirer la situation.

Malheureusement, il est difficile d’inciter la plupart des gouvernements et des employeurs du secteur privé à agir pour des raisons purement humanitaires.

Sans cela, il n’y aurait pas 20,9 millions de personnes en situation d’esclavage à l’heure actuelle.

Le travail forcé génère environ 44,3 milliards de dollars par an.

Il est essentiel que le secteur privé se mobilise en faveur de la lutte contre la traite des êtres humains, à condition que les entreprises améliorent leurs propres pratiques, notamment les conditions d’exploitation existant sur certaines chaînes d’approvisionnement.

Cependant, la mobilisation du secteur privé n’entame pas la responsabilité première des gouvernements de garantir le respect des droits de l’homme sur leur territoire.

Les gouvernements sont chargés d’élaborer une règlementation appropriée, de transposer les instruments internationaux applicables dans le droit national et de s’assurer de leur mise en œuvre, de mettre en place des plans d’action et un suivi efficace afin d’éliminer la traite dans le secteur privé en se basant sur les stratégies déjà en place telles que les Principes directeurs des Nations Unies relatifs au entreprises et aux droits de l’homme (également connus sous le nom de « Cadre de référence Ruggie »).

Cependant, les résultats obtenus à ce jour laissent à désirer.

Seuls quelques milliers de cas sont portés devant la justice chaque année, tandis que des millions d’autres victimes demeurent dans l’ombre.

En outre, des milliers de personnes soustraites à ces pratiques se retrouvent à nouveau victimes de traite peu de temps après leur libération.

Il est temps de faire évoluer notre réflexion et notre action dans ce domaine.

La répression pénale doit être beaucoup plus étroitement associée à des stratégies à long terme de prévention et d’autonomisation, notamment dans le cadre des politiques du travail.

Les mesures préventives doivent être plus largement envisagées, même s’il est nécessaire de parvenir à un consensus sur ce qu’elles impliquent.

Toutefois, les partenaires sociaux doivent dès à présent collaborer plus activement à l’élaboration des politiques migratoires.

Rigides et restrictives, celles-ci ne font que contribuer à l’aggravation de l’exploitation et de la traite, notamment lorsque la situation du travailleur migrant dépend de son contrat de travail ou de son employeur.

Il est également impératif de mettre en place des inspections du travail efficaces, de veiller à la réglementation des agences de recrutement privées, et de garantir la liberté d’association et le droit à la négociation collective ainsi que la protection des travailleurs en sous-traitance.

La coopération européenne est une nécessité absolue.

Nous avons besoin de partenariats solides, et la mobilisation des autres secteurs est essentielle pour mener à bien le travail des organisations de lutte contre la traite.

Seule la coopération des gouvernements, des entreprises, des agences de développement, des syndicats et des autres partenaires de la société civile permettra de vaincre l’esclavage.