Transport aérien : les dessous du modèle low cost

News

La grève de deux semaines menée par les pilotes d’Air France en septembre 2014 pour s’opposer au développement de la filiale low cost de la compagnie, Transavia, illustre les inquiétudes que fait peser ce modèle de plus en plus répandu sur le droit du travail et les protections sociales.

« Si on pouvait faire du low-cost avec les règles de fonctionnement d’une compagnie traditionnelle, cela se saurait ! (…) Il n’est donc pas possible d’aller travailler chez Transavia aux conditions d’Air France, sauf à tuer Transavia. »

Le patron d’Air France-KLM, Alexandre de Juniac – passé directement de la direction du cabinet de Christine Lagarde, ministre de l’Économie de Sarkozy, à Air France en 2011 – a au moins le mérite d’être clair lors d’un entretien au journal Les Échos : le développement de la filiale à bas coûts d’Air France passera par une dégradation des conditions de travail, ou ne se fera pas.

Transavia France, créée en 2007, devait au départ fonctionner comme une compagnie charter, affrétant certains avions en dehors des vols réguliers. Avec la crise que traverse Air France depuis 2008, la direction a changé de stratégie et décide d’en faire une compagnie à bas coûts, en économisant notamment sur le personnel.

Les pilotes du groupe demandaient un contrat unique pour les pilotes d’Air France et de Transavia. La direction a refusé, proposant seulement de reculer le lancement de Transavia de trois mois.

Les pilotes craignaient aussi une délocalisation des emplois. Car Air France veut développer des bases de Transavia dans d’autres pays d’Europe, avec du personnel employé aux conditions locales.

Deux de ces nouvelles bases européennes pourraient se trouver au Portugal, où le salaire minimum s’élève à seulement 565 euros par mois (706 USD) et où les cotisations patronales sont bien plus basses qu’en France.

« À terme, le projet est de transférer le personnel Transavia sur d’autres bases européennes », craint Mehdi Kemoune, chef de cabine et secrétaire général adjoint de la CGT Air France.

Le représentant syndical rappelle le cas d’une autre filiale d’Air France, la plateforme téléphonique de services Blue Link : « Au début, elle devait être développée uniquement en France, puis un centre a été lancé en République tchèque ».

Le centre Blue Link de Prague fait aujourd’hui travailler des conseillers téléphoniques en 21 langues, dont le français.

Le salaire brut mensuel moyen en République tchèque est de 907 euros (1130 USD), soit 2,5 fois moins qu’en France.

 

Coût du travail : la concurrence infernale

Même si la grève n’a concerné que les pilotes d’Air France, qui représentent 7 % des effectifs du groupe (4700 salariés sur 65.000 employés), d’autres syndicats ont soutenu le mouvement.

Car la menace que la stratégie low cost fait peser sur les emplois touche tous les métiers de l’entreprise.

« Nous voulons que tous les personnels Transavia soient sous contrat Air France, pas seulement les pilotes », explique Mehdi Kemoune. « C’est tout à fait possible de développer Transavia avec du personnel Air France. »

Aujourd’hui déjà, les personnels navigants commerciaux de Transavia, les stewards, sont moins payés que leurs collègues d’Air France, tout en effectuant plus d’heures de vol.

Pour le personnel au sol, la stratégie est à la sous-traitance généralisée. « Même si un vol de Transavia vient atterrir sur une base Air France, c’est du personnel sous-traitant qui s’en occupe. C’est incohérent mais ça montre que le projet, c’est de fermer des bases Air France », estime le représentant de la CGT.

« Il y a une volonté claire d’Air France d’opérer un transfert de liquidités vers la filiale Transavia avec des droits sociaux dégradés pour les pilotes, le personnel navigant commercial et les personnels au sol », constate aussi Mathieu Santel, membre du bureau national interprofessionnel de Sud aérien.

« C’est un mouvement de fonds à Air France comme dans le transport aérien en général, d’aller vers le low cost avec des conditions sociales qui se dégradent. »

La croissance des compagnies à bas coûts a certes de quoi faire réfléchir les responsables commerciaux d’Air France.

Ryanair, avec 81 millions de passagers transportés en 2013, a déjà dépassé Air France (77 millions) et dessert aujourd’hui 31 aéroports français.

EasyJet, compagnie anglaise née en 1995, comptabilise de son côté 60 millions de passagers en 2013, avec un chiffre d’affaires en hausse de 10 %. Elle dessert 181 liaisons en France dans une dizaine d’aéroports.

 

La rançon du succès

De belles réussites commerciales, mais qui ont un prix. Les quatre premières compagnies low cost européennes – Ryanair, easyJet, Air Berlin et l’espagnole Vueling – sont aussi celles qui dépensent le moins pour leurs salariés : moins de 10 % du chiffre d’affaires pour Ryanair et Vueling, un peu plus de 11 % et 12 % pour Air Berlin et easyJet.

Air France-KLM, elle, est à 30 %. D’autres grandes compagnies comme Lufthansa et IAG (née de la fusion entre British Airways et Iberia) dépensent entre 20 % et 25 %.

« Le succès économique de ces compagnies repose sur une réduction drastique de la plupart des coûts, en particulier ceux afférents au personnel. Il n’est donc pas étonnant de constater qu’à l’image de Ryanair, elles soient à la pointe des techniques d’optimisation sociale, en contournant le droit européen, voire en y dérogeant. Dans un contexte de concurrence exacerbée, ces pratiques tendent désormais à être mises en œuvre au sein de certaines filiales de grands groupes », analyse le sénateur communiste Éric Bocquet dans un rapport d’avril dernier sur le dumping social dans le transport européen.

Le sénateur y pointe plusieurs ruses utilisées par les compagnies low cost pour faire des économies sur les salaires et les cotisations sociales. En tête : la généralisation du recours aux travailleurs indépendants pour composer leurs équipages.

Ce statut leur permet de s’exonérer des charges sociales et patronales.

La pratique est employée par une grande partie des compagnies à bas coûts : « Si elle ne détient pas le monopole de telles pratiques – les compagnies espagnoles Vueling et Volotea, la hongroise Wizz Air, la polonaise Enter air ou la lituanienne Small Planet agissent de la sorte – Ryanair est sans doute l’entreprise qui a le plus développé ce système.

70 % des 3200 pilotes seraient recrutés sous ce statut. 60 % des personnels de cabine », note le sénateur.

La compagnie irlandaise a mis en place une filière complexe permettant de ne pas apparaître comme l’employeur de ses propres pilotes, à travers une multitude d’entreprises d’intérim.

Ces pilotes « indépendants » travaillent, dans le cas de Ryanair, exclusivement pour elle.

Ils se voient imposer des sanctions s’ils ne respectent pas les consignes et sont tenus à un préavis de trois mois s’ils souhaitent rompre leur contrat. Toutes les contraintes d’un travail salarié, donc, mais sans les cotisations sociales.

Ceux qui ont la chance d’être embauchés directement par Ryanair le sont de toute façon sous contrat irlandais, quel que soit le pays de leur base d’affectation. Il faut dire qu’en Irlande les charges patronales représentent moins de 11 % du salaire brut...

Tous les collaborateurs, pilotes ou personnels de cabine doivent également payer de leur poche la formation interne, soit entre 2500 et 13.000 euros (3125-16.245 USD), selon le rapport du sénateur Bocquet.

« Cette dépense est traditionnellement à la charge des exploitants. Elle peut représenter jusqu’à 3 % du chiffre d’affaires », rappelle-t-il.

Une belle économie de plus pour la compagnie low cost.

 

Du dumping social sponsorisé par les États

Mais les pratiques douteuses des compagnies sont de plus en plus souvent attaquées en justice.

Vueling et easyJet ont ainsi été condamnées en France pour travail dissimulé et entrave aux instances représentatives des salariés. Chacune a été condamnée à 100.000 euros (125.000 USD) d’amendes, confirmées par la Cour de cassation en mars 2014.

En octobre 2013, le tribunal d’Aix-en-Provence avait déjà condamné Ryanair à 200.000 euros (250.000 USD) d’amende pour infraction au droit social français et entrave à l’exercice du droit syndical.

Le tribunal a exigé, en plus de l’amende, le versement de neuf millions d’euros (11 millions USD) de dommages et intérêts, principalement à destination de Pôle emploi, de l’Urssaf et des caisses des retraites des salariés.

La compagnie irlandaise a fait appel de cette décision. Mais elle n’en a pas fini avec les déboires judiciaires.

En mai, l’aéroport de Marseille a fait l’objet d’une perquisition dans le cadre d’une nouvelle enquête du parquet pour travail dissimulé, pour des faits cette fois postérieurs à 2010.

« Cette situation est d’autant plus choquante que la compagnie perçoit des subventions de la part des collectivités territoriales pour maintenir de l’activité sur les aéroports régionaux », note le sénateur Éric Bocquet.

Ces subventions ont atteint 793 millions d’euros (990 millions USD) en 2011 « et permis à la compagnie de ne pas être déficitaire ».

« Le dumping social bénéficie pour l’heure du concours financier du contribuable », résume le sénateur.

La Commission européenne a d’ailleurs estimé en juillet 2014 que plusieurs de ces aides publiques constituaient un « avantage économique injustifié » et étaient incompatibles avec le droit.

Malgré cela, cette optimisation sociale et fiscale est en passe de devenir le modèle européen en matière de transport aérien. Avec quelles conséquences pour la sécurité des passagers ?

 

Cet article a été initialement publié par l’Observatoire des multinationales.