Uber, ou l’égoïsme latent de l’économie du partage

Opinions

Même si Uber n’opère pas dans votre ville, vous avez probablement entendu parler de cette société populaire fondée sur une application taxi.

Suite à une phase de financement réussie l’année dernière qui a atteint 1,2 milliards de dollars, la valeur estimée d’Uber fait d’elle un géant de 40 milliards de dollars américains.

Toutefois, le chemin de cette jeune entreprise n’a pas été sans encombre.

Sa réputation a été mise à mal en 2014 par une série de scandales et de batailles en matière de réglementation.

Du point de vue syndical, les démarches éhontées d’Uber afin de contourner les lois qui garantissent à la fois la sécurité des passagers et la libre concurrence ont de quoi gravement préoccuper.

Enfant chéri de ce que l’on appelle l’économie du partage, Uber est essentiellement un service de covoiturage qui met en rapport des passagers avec des conducteurs indépendants.

Alors qu’UberBlack et Uber sont des services de location indépendants, UberX est la plateforme de pair à pair de la société, où des conducteurs enregistrés utilisent leur propre véhicule.

Au lieu de passer par une centrale qui envoie un taxi agréé en réponse à une demande, c’est l’application Uber pour smartphones qui met en relation les passagers et les conducteurs. En paiement de ce service, Uber touche 20 % du prix de la course.

À première vue, il s’agit là d’un concept tout à fait sensationnel : une simple plateforme de mise en relation qui négocie des contrats entre passagers et conducteurs.

Et c’est pour cette raison qu’Uber estime être au-dessus de la loi.

Comme un porte-parole de la société l’a résumé, « nous sommes convaincus qu’aucune réglementation n’a envisagé le type de service que nous proposons par le biais de cette plateforme technologique ».

Au contraire, ce sont justement les entreprises telles qu’Uber qui doivent faire l’objet d’une réglementation.

 

Réglementer la notion de « partenaires »

Les sociétés de taxi traditionnelles sont soumises à de nombreuses règles et obligations qui sont conçues pour protéger les passagers et garantir des conditions de travail décentes pour les chauffeurs.

En effet, entre autres aspects, les conducteurs agréées doivent détenir une licence, s’assurer que leur véhicule soir doté des dispositifs de sécurité adéquats et bénéficier de polices d’assurance commerciale rigoureuses qui les couvrent en cas d’accidents durant leurs prestations professionnelles.

Uber ne fait presque rien de tout cela.

Par exemple, alors qu’un conducteur de taxi agréé dans la ville de New York doit passer haut la main les examens de la Commission des taxis et limousines, qui certifie alors qu’il est apte à exercer cet emploi, Uber a fait pression pour être exemptée de cette obligation.

Dans les faits, Uber a privatisé la procédure de sélection, puisque cette fonction se fait en interne. Or, l’affaire amplement médiatisée des viols de passagers à New Delhi et d’autres incidents de cette nature démontrent clairement que ce système ne fonctionne pas. En Californie, le parquet a entamé des poursuites judiciaires contre Uber pour avoir présenté de manière inexacte et exagérée la mesure dans laquelle la société vérifie les antécédents des conducteurs.

Uber appelle ses chauffeurs des « partenaires » parce qu’ils sont considérés comme des entrepreneurs indépendants, ou des travailleurs à leur compte.

Puisqu’ils ne relèvent pas de la catégorie des salariés, ces conducteurs ne bénéficient ni des droits fondamentaux du travail, ni de la sécurité sociale.

Par conséquent, entre les prêts proposés par la société afin que les conducteurs achètent leur véhicule, et les smartphones qu’elle leur loue, il existe une foule de coûts cachés.

Non seulement les conducteurs doivent-ils se charger eux-mêmes de leur assurance-santé, de leur régime de retraite et de leur prévoyance en cas d’accidents, mais ils doivent aussi payer l’essence, l’entretien du véhicule et l’assurance.

Sachant que l’obtention d’une assurance pour un véhicule commercial implique des coûts souvent prohibitifs, la société a souvent leurré ses conducteurs en leur conseillant de ne souscrire qu’une assurance personnelle, bien que de telles polices ne couvrent pas toujours les accidents survenant dans le cadre d’un exercice professionnel.
La police secondaire d’Uber ne couvre pas non plus les conducteurs.

 

Un employeur en tout sauf en nom

Certes, on peut avancer l’argument qu’un travailleur à son compte peut décider de perdre les avantages du salariat en vue de jouir de la liberté de gérer sa vie professionnelle comme il l’entend, mais l’argument ne tient plus lorsque vous n’avez d’indépendant que le nom.

Uber désigne ses chauffeurs avec le terme de « partenaires », un exemple classique de travail indépendant factice.

Bien que les conducteurs d’Uber souscrivent leur propre police d’assurance et paient leurs frais d’essence et d’entretien du véhicule, ils n’ont pas leur mot à dire dans la politique de fixation des tarifs d’Uber.

En effet, Uber peut faire gonfler les prix des courses durant les périodes de pointe de la demande (la tactique controversée de la majoration tarifaire) ou bien les réduire à sa guise.

Rien de surprenant à ce que l’affirmation de la société selon laquelle ses chauffeurs peuvent gagner de vastes sommes d’argent en très peu de temps soit un mythe désormais complètement dissipé.

Outre au fait que les tarifs pratiqués échappent complètement au contrôle des chauffeurs, ces derniers doivent se conformer à toute une série d’exigences concernant la propreté de la voiture, les horaires de prise en charge et la conduite à tenir avec les passagers.

S’ils ne respectent pas ces conditions, ils peuvent être radiés. Uber retient en plus une partie des pourboires reçus par les chauffeurs.

Si l’on additionne l’ensemble de ces éléments, l’on peut avancer sans craindre de se tromper que dans la majorité des pays, Uber ne remplit pas les critères juridiques concernant les entrepreneurs indépendants.

Ce sont là les raisons expliquant que les instances de réglementation, de Séoul à la Californie, se soient attaquées à Uber dès le premier jour.

Cependant, en dépit des nombreux arrêts prononcés à son encontre, la rapide expansion de la société a attiré le courroux du secteur des taxis réglementés. De fait, dans des villes telles que Paris, Rome et Londres, les chauffeurs de taxi ont organisé d’impressionnantes actions de protestations ainsi que des grèves.

Il n’est pas surprenant non plus que les chauffeurs d’Uber mécontents aient fait entendre leur voix et se soient mis à constituer des syndicats, dont certains bénéficient du soutien des syndicats des taxis traditionnels.

De même, l’Union internationale des transports routiers (IRU), organe sectoriel représentant les sociétés de taxis partout dans le monde, et la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF) ont uni leurs forces afin de demander aux instances de réglementation d’examiner de près les services de transport commerciaux proposés par les plateformes autoproclamées de covoiturage payant, comme Uber.

Bien sûr, Uber n’est pas la seule société de covoiturage payant dont le dossier est loin d’être parfait.

Néanmoins, puisqu’Uber est le chef de file de ce marché, c’est maintenant qu’il faut s’élever contre cette société, avant que ses concurrents n’adoptent ses pratiques peu recommandables.

Il faut dire également que le secteur des taxis agréés connaît lui aussi sa part de problèmes.

Ce qui ne veut toutefois pas dire que les sociétés agressives telles qu’Uber doivent jouir d’un traitement de faveur par les instances de réglementation.

Seule une concurrence loyale est susceptible de créer des services systématiquement meilleurs et plus sûrs pour les passagers. À ce titre, il convient ici de rappeler que c’est le secteur des taxis agréés qui, au cours des dernières années, a été pionnier dans la mise en œuvre des applications pour smartphones.

La bataille contre Uber n’oppose pas la tradition à la nouveauté. Elle n’est pas non plus une guerre contre la technologie ou le progrès. Elle est simplement une lutte pour éviter le nivellement vers le bas.