Un combat pour la justice : comment les syndicats néerlandais ont soutenu les victimes du chrome-VI

Un combat pour la justice : comment les syndicats néerlandais ont soutenu les victimes du chrome-VI

Kees van Es (mechanic naval air station Valkenburg) and André Vinke (painter for various Royal Air Force bases) in The Hague, June 2021, during a roundtable discussion in the House of Representatives about the use of Chrome-6 paint by the Ministry of Defense.

(Bart Maat/ANP MAG/ANP via AFP)
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La présidente du syndicat militaire néerlandais AFMP, Anne-Marie Snels, y voit un énième scandale touchant le ministère de la Défense. Nous sommes en 2014. La presse vient de révéler que des travailleurs de la Défense ont été exposés à une substance cancérigène, le chrome-VI (ou chrome hexavalent) alors qu’ils travaillaient dans les ateliers de maintenance de l’OTAN. Un certain nombre d’entre eux sont tombés malades et plusieurs sont morts. Les travaux de ponçage, de meulage et de soudure sur les équipements américains ont libéré du chrome-VI, un métal toxique qui a longtemps été utilisé dans l’industrie de la peinture et la sidérurgie en raison de ses propriétés anticorrosives.

« Nous avons exigé immédiatement du ministre la mise en place d’une commission d’enquête conjointe indépendante, une enquête médicale indépendante pour les victimes et un régime d’indemnisation pour les travailleurs malades », explique Mme Snels. « Il fallait aller au fond des choses. »

Face à la pression de l’opinion publique et de la commission de la Défense de la Tweede Kamer (la chambre basse du Parlement), le ministre a approuvé une note dans laquelle le ministère de la Défense rejetait toute responsabilité.

En quelques mois, un règlement à l’amiable a été mis en place. Un régime d’avances provisoires, dont le montant variait entre 3.000 et 15.000 euros, a été proposé à tous les (anciens) salariés (y compris les travailleurs temporaires et flexibles) ayant occupé certains postes pendant au moins un an et souffrant de problèmes de santé spécifiques. Une fois connus les résultats de l’enquête, un régime définitif d’indemnisation devait suivre.

Peu d’expertise en Europe

L’enquête a duré plus de trois ans. La commission mixte a travaillé en étroite collaboration avec l’Institut national de la santé publique et de l’environnement (RIVM) et un certain nombre d’experts. La responsable syndicale Anne-Marie Snels faisait également partie de cette commission : « L’enquête a été menée avec beaucoup de soin. Il fallait retrouver des personnes qui étaient retraitées depuis longtemps. Les réunions nous ont permis de recueillir les questions des employés et de réaliser sur la base de ces questions toute une série d’études complémentaires. Il a fallu établir un lien de causalité entre certaines maladies et l’exposition. Il n’existait guère d’expertise dans ce domaine, ni aux Pays-Bas, ni en Europe. C’est ce qui fait tout l’intérêt d’une telle démarche. »

En juin 2018, la commission d’enquête a présenté une liste de maladies dont il est établi qu’elles sont causées par le chrome-VI : cancer du poumon, cancer du nez, eczéma de contact, asthme et rhinite allergiques, maladies pulmonaires telles que la bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO). Le cancer du larynx a été ajouté par la suite. La commission a recommandé un régime d’indemnisation des (anciens) travailleurs ou de leurs proches allant de 5.000 à 40.000 euros (le montant de l’indemnité est plus élevé en cas d’affections multiples), le suivi de toutes les personnes concernées, des mesures de prévention pour rendre le travail plus sûr et deux enquêtes de suivi, dont une étude portant sur l’exposition au chrome-VI dans l’ensemble du secteur de la défense, qui devrait être terminée en décembre 2020. Entre-temps, il a été clairement établi qu’environ 2.400 travailleurs ont pu avoir été exposés au chrome-VI entre 1984 et 2006.

Anne-Marie Snels se réjouit que la commission d’enquête indépendante ait pu briser la forteresse que constitue le ministère de la Défense. « Ils n’ont pas réussi à garder le secret sur un scandale de grande ampleur. Il est effroyable et terriblement choquant que des travailleurs aient été exposés à une substance cancérigène. Le ministère de la Défense était bien conscient du danger. Les indemnisations financières ne pourront jamais compenser les atteintes à la santé. Et certaines personnes ne bénéficieront pas du règlement définitif, ce qui peut susciter une légitime amertume. De nombreuses personnes ont entamé une action en responsabilité civile. »

Une intervention financière rapide

L’enquête à grande échelle sur l’exposition au chrome-VI au sein du ministère de la Défense a permis de mettre au jour un nouveau scandale. En 2016, dans la municipalité de Tilburg, dans le sud des Pays-Bas, on a découvert qu’entre 2004 et 2011, plus de 800 chômeurs avaient subi une exposition au chrome-VI dans le cadre d’un projet de réinsertion. Sous peine de perdre leurs allocations de chômage, ils ont été mis au travail dans un hangar où ils devaient rénover de vieilles rames des chemins de fer néerlandais ou du Musée du rail. Les travailleurs n’avaient pas d’équipement de protection et étaient soumis à un régime strict et fondé sur l’intimidation.

« Une commission d’enquête indépendante a été immédiatement constituée », indique Marian Schaapman, membre de cette commission en tant que directrice du Bureau des maladies professionnelles du FNV et responsable Santé, sécurité et conditions de travail à l’Institut syndicale européen (ETUI) depuis 2017.

« Grâce à mon expérience acquise au Bureau des maladies professionnelles, je savais ce qui était important : une enquête médicale indépendante, un accès gratuit aux soins de santé et, en fin de compte, aller au fond des choses et obtenir une compensation financière pour la souffrance et la maladie. Il est scandaleux de constater que des personnes vulnérables — surtout des réfugiés ou des personnes peu instruites — ont été forcées par la municipalité de Tilburg et les chemins de fer néerlandais (NS) de s’exposer aux pires conditions de travail, et cela alors que le client, NS, était conscient des dangers. »

Au cours de la procédure d’enquête, tous les anciens travailleurs ont assez vite pu passer des examens médicaux et bénéficier d’une allocation pour les frais d’assurance maladie. En 2019, l’enquête indépendante a montré que la municipalité de Tilburg avait manqué à son devoir de prudence et que NS était consciente des risques encourus.

La commission a recommandé que tous les anciens salariés puissent recevoir une allocation de 7.000 euros — qu’ils soient malades ou non, afin de compenser l’anxiété qu’ils avaient dû ressentir pendant toute cette période jusqu’à la fin de l’enquête.

La commission a également estimé que des allocations (entre 5.000 et 40.000 euros) devaient être accordées aux personnes ayant contracté, au cours de leur travail dans le hangar, une des maladies dont le lien avec le chrome-VI (liste du RIVM) est scientifiquement prouvé.

Les Pays-Bas semblent aller d’un incident à l’autre en matière d’exposition à des substances dangereuses. C’est notamment pour cette raison que les scandales les plus récents ont amené à réfléchir à une indemnisation générale, suivant laquelle les travailleurs manifestement exposés à des substances dangereuses sont indemnisés par le gouvernement. Ce régime d’indemnisation (une indemnité unique de 21.000 euros) est déjà en place pour les victimes de l’amiante et pour les travailleurs tombés malades à cause de solvants organiques (OPS).

Un avis, intitulé « Matière à réflexion », a été présenté à la Tweede Kamer. « Aux Pays-Bas, il est difficile pour les victimes de faire admettre qu’elles sont tombées malades à cause de leur travail », souligne Marian Schaapman. En tant que directrice du Bureau des maladies professionnelles du syndicat FNV, qui offre une assistance juridique gratuite aux affiliés, elle a mené de très nombreuses procédures judiciaires. « Une intervention globale évite à de nombreuses personnes des démarches pénibles, mais elle permet aussi de garder ouverte l’option d’une action en responsabilité civile. Ces procédures créent une jurisprudence, indispensable pour améliorer la situation des travailleurs, d’une part, et d’autre part pour sensibiliser les employeurs aux dangers auxquels ils exposent leur personnel. »

Un million de travailleurs en Europe sont exposés chaque jour au chrome-VI

Aux Pays-Bas, les scandales du chrome-VI ont contribué à ramener la valeur limite à 1 microgramme/m3 en 2017. En comparaison avec la valeur limite européenne de 10 microgrammes/m3 (et de 5 microgrammes/m3 en 2025), c’est une norme très stricte. La France a également adopté dès 2014 une valeur limite d’exposition professionnelle de 1 microgrammes/m³ pour le chrome-VI.

En Europe, un peu moins d’un million de travailleurs subissent chaque jour une exposition au chrome-VI. « Les employeurs doivent enregistrer leurs substances dangereuses et respecter les valeurs limites », explique Wim van Veelen, responsable de la politique de qualité du travail au sein du syndicat FNV et membre des comités chrome-VI. Même si la loi néerlandaise impose depuis des décennies aux employeurs l’obligation d’enregistrer les substances cancérigènes et de dresser la liste des fonctions pouvant se situer dans la zone dangereuse, seuls 7 % d’entre eux le font.

M. Van Veelen ajoute que « les employeurs savent qu’à la suite de toute une série de mesures d’austérité, le contrôle exercé par l’inspection du travail est insuffisant. Ils se moquent éperdument de ces limites strictes. Il faut maintenir l’obligation d’enregistrement, sous peine d’une lourde amende, et demander aux entreprises de soumettre à l’inspection du travail l’inventaire et l’évaluation des risques en question, sous forme numérique. Ce n’est que grâce à une base de données contenant des informations spécifiques à un secteur que l’inspection peut avoir un aperçu des pratiques réelles et qu’elle peut exercer un contrôle efficace. Un tel instrument numérique devrait s’appliquer dans toute l’Europe. Il suffirait d’appuyer sur un bouton pour voir que tel ou tel travailleur a poncé un avion ou un char d’assaut pendant un certain temps et qu’il a pu ainsi être exposé à des substances cancérigènes. »

This article has been translated from French.

Note: Cet article a été publié pour la première fois dans le magazine de l’ETUI, HesaMag #22 (septembre 2020), avec des témoignages complémentaires. Il est disponible dans sa version originale néerlandaise, et ses versions traduites française et anglaise.