Un conflit inextricable laisse l’agriculture camerounaise exsangue

Un conflit inextricable laisse l'agriculture camerounaise exsangue

USAID estimates that 1.4 million people will face acute food insecurity between March and May this year as a result of the fighting.

(Novarc Images/Alamy/Nicolas Marino)

Juché sur le versant sous le vent du Mont Cameroun, Muyenge Trouble, un village essentiellement agraire avec une population agricole autrefois dynamique fait partie des nombreuses communautés prises dans l’étau de la violence qui, depuis 2017, assaille les régions anglophones du Cameroun. Tassa Tassa Paulinus y vivait autrefois. Mais en novembre de l’année dernière, ce quinquagénaire, cultivateur de bananes plantains, a vu sa vie basculer lorsqu’il a été forcé de s’enfuir de chez lui avec sa fillette de cinq ans. Empruntant des pistes de brousse au risque de leur vie, ils ont atteint la sécurité relative de Muyuka, ville située à une trentaine de kilomètres.

« Je ne pouvais plus continuer à vivre à Muyenge, c’était devenu une véritable ‘zone rouge’. Les Amba Boys [sécessionnistes armés] des Forces de défense de l’Ambazonie nous rendaient la vie très difficile. Ils n’arrêtaient pas de m’extorquer de l’argent, » explique M. Tassa. Le paysan précise qu’il aurait pu les payer pour leur « protection » s’il avait pu vendre ses produits. Mais depuis que les affrontements ont éclaté entre les forces du gouvernement et les militants séparatistes, les marchands qui autrefois faisaient halte à Muyenge Trouble passent leur chemin, pour éviter d’être pris dans les feux croisés et d’avoir à négocier leur passage aux postes de contrôle aménagés par les combattants rebelles dans cette zone.

« À un moment donné, j’ai récolté plus de 400 régimes de bananes plantains mais pas un seul acheteur n’est venu. Ils ont tous pourri. Une semaine plus tard, les Amba Boys sont revenus nous soutirer de l’argent. J’ai dû partir, » se désole Tassa, qui n’a plus revu sa femme depuis l’enlèvement de cette dernière par les Amba Boys en septembre.

Loin de Muyuka, ville située à 27 kilomètres de Buéa (la capitale de la région du Sud-Ouest qui avec la région du Nord-Ouest est le théâtre de la dénommée « crise anglophone » en cours), Martin Ekoke Sona est un autre paysan qui a vu ses rêves partir en fumée à cause du conflit. Cet homme d’une trentaine d’années projetait de monter une grande plantation d’igname. « J’avais l’intention de cultiver de l’igname à grande échelle. Mais juste avant la date prévue du défrichage des terres, une école de la zone a été rasée dans un incendie criminel. J’ai été contraint de renoncer au projet, » se souvient M. Sona, à qui la mésaventure a coûté près d’un demi-million de francs CFA (862 USD).

À l’époque, il venait tout juste d’achever un programme d’entreprenariat intensif de six mois, parrainé par le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD) de l’Union africaine et divers autres partenaires. Il se sent frustré de n’avoir pu, à cause du conflit, mettre à profit ses compétences nouvellement acquises. « À présent je me consacre à la multiplication d’ignames et j’arrive difficilement à produire 300 semences en six mois. En temps de paix, je serais arrivé à produire au moins un millier de semences d’igname au cours de la même période. »

Crise alimentaire imminente ?

Dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, où jusqu’à 70 % de la population travaille dans l’agriculture, les gens ordinaires font face aujourd’hui aux mauvaises récoltes, à l’insécurité alimentaire et aux pertes d’emplois, conséquences d’un conflit qui a vu le jour en octobre 2016 lorsque des avocats anglophones ont manifesté leur opposition à la désignation à leurs tribunaux de juges francophones.

Par la suite, plusieurs autres groupes, dont les enseignants, se sont ralliés aux rassemblements pacifiques.

Initialement, les manifestants protestaient contre des décennies de sous-investissement et des politiques gouvernementales, selon eux, discriminatoires envers les régions anglophones du pays. Cependant, en répondant par la force aux mouvements protestataires, le gouvernement du président Paul Biya (aux commandes du Cameroun depuis 1982) a incité un grand nombre de modérés à se ranger derrière les séparatistes et leur revendication d’un État indépendant qu’ils veulent baptiser « Ambazonie ».

D’après les organisations des droits de l’homme locales, les combats auraient fait jusqu’ici plus de 1000 morts. Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies, pour sa part, estime que l’insécurité et la violence dans ces deux régions ont jusqu’ici arraché à leur foyer 437.000 personnes et forcé plus de 32.000 autres à chercher refuge au Nigeria voisin. Au total, près de quatre millions de personnes auraient été affectées par le conflit.

Alors qu’un traité de paix ou un dialogue national inclusif semble hors d’atteinte, l’espoir d’une sortie de conflit prochaine s’amenuise de jour en jour. La recrudescence des violences qui font rage depuis septembre 2017 a chassé les gens de leurs terres de culture, restreint les mouvements de population et limité l’accès aux marchés, exacerbant la vulnérabilité de la population face une situation d’insécurité alimentaire aigüe.

D’après Allegra Baiocchi, coordonnatrice résidente du système des Nations Unies au Cameroun, des centaines de milliers de personnes requièrent une aide et une protection urgentes. « Les attaques contre les civils sont à la hausse et un grand nombre de personnes affectées par le conflit survivent dans des conditions épouvantables, sans aide humanitaire, en raison du grave sous-financement de la réponse [Plan de réponse humanitaire]. Aujourd’hui, le Cameroun ne peut plus être une crise oubliée ; il doit plus que jamais être notre priorité, » a affirmé Mme Baiocchi dans un communiqué de presse en janvier.

Au vu de la gravité et de l’ampleur de la situation, l’Agence des États-Unis pour le développement international, USAID, estime qu’entre mars et mai de cette année, 1,4 million de personnes courront un risque d’insécurité alimentaire aigüe de catégorie stress (Phase 2). En outre, près de 486.000 personnes – soit approximativement 7 % de la population totale des trois régions – seront exposées à des conditions de crise (Phase 3) pendant la même période. La Phase 5 (catastrophe et/ou famine) représente le niveau le plus élevé de sévérité de l’insécurité alimentaire.

Lors d’un entretien avec Equal Times, le professeur Ernest L. Molua, agroéconomiste renommé et doyen de la faculté d’agriculture et de médecine vétérinaire à l’Université de Buéa, a expliqué que l’abandon des terres agricoles et des cultures, le harcèlement persistant à l’encontre des paysans qui refusent de partir et le pillage des récoltes ont tous contribué au déclin de la production et à une insuffisance de l’offre sur le marché. « Cela a entraîné une augmentation de 4-5 % des prix des denrées de base. Un simple régime de bananes plantains, par exemple, qui auparavant se serait vendu à 2.500 francs CFA (4,3 dollars) va aujourd’hui chercher dans les 3.000 (5 USD) à 3.500 francs CFA (6 USD). »

Et d’ajouter : « Cette hausse des prix est vue comme une aubaine par les commerçants de la façade occidentale de la Région du Littoral, qui détournent les approvisionnements des marchés agroalimentaires de Douala [la capitale économique du Cameroun située dans la région du Littoral] vers des villes considérées sûres de la région avoisinante du Sud-Ouest. »

« Nous n’arrivons plus à écouler notre cacao »

Les cultures commerciales au Cameroun ont été particulièrement éprouvées par le conflit. La région du Sud-Ouest est responsable de 45 % de la production nationale totale de cacao, alors que 70 % de la production nationale de café arabica se concentre dans la région du Nord-Ouest. Dans ces deux régions, la production et les opérations de post-récolte de ces cultures commerciales ont fortement ralenti.

Che Divine, un producteur de cacao des environs de Mbonge, dans l’ouest du Cameroun, explique à Equal Times que le processus de production est devenu plus difficile depuis que les affrontements ont commencé. « À chaque récolte, nous sommes contraints à reverser 30.000 francs CFA (52 USD) aux Amba Boys. Sans compter que la récolte a été mauvaise parce qu’on n’arrive pas à traiter les plants comme il faut, par manque de produits chimiques. »

Esapa Patrick Enyong, président de la Southwest Farmers’ Cooperative Union, qui réunit en son sein plus de 10 coopératives, confirme que le secteur agricole traverse une mauvaise passe : « Les affaires tournent au ralenti en ce moment à cause de la crise. Nous essuyons de lourdes pertes, car nous n’arrivons plus à écouler directement notre cacao dans le port de Douala. »

La gravité de la situation est telle qu’au terme de la campagne cacaoyère 2017/18, la région du Sud-Ouest a vu sa part de la production nationale reculer de 45,45 % à 32 %. Ce manque à gagner, équivalent à 43.000 tonnes, lui a valu d’être supplantée par la région du Centre en tant que principal producteur de cacao du pays.

Le Groupement inter-patronal du Cameroun (GICAM) estime les pertes en revenus d’exportation du cacao et du café occasionnées par la crise en 2018 aux alentours de 56 milliards de francs CFA (96 millions USD). Quelque 210.000 exploitants de cacao sont affectés rien que dans la région du Sud-Ouest, où les pertes de revenus totales subies par les agriculteurs atteindraient 35 milliards CFA (60 millions USD).

Un autre écueil majeur à la production de cacao est lié à l’acheminement des fèves de cacao des bassins de production jusqu’à la ville portuaire de Douala d’où elles sont exportées. Les séparatistes armés ont saboté plusieurs réseaux routiers et ont même détourné et incendié des cargaisons de cacao appartenant à des agents agrées (qu’ils accusent d’être de mèche avec le gouvernement). Le Conseil national du cacao et du café du Cameroun (NCCB) a recensé un stock de 7.212 tonnes de cacao au terme de la campagne cacaoyère 2016/17. Ce volume est passé à 27.159 tonnes en 2017/18.

Cameroon Development Corporation

S’il est une entreprise qui a essuyé de plein fouet les répercussions du conflit, c’est la Cameroon Development Corporation (CDC), le principal groupe agroindustriel paraétatique du pays, qui couvre la production, la transformation et la distribution de cultures tropicales destinées à l’exportation, comme le caoutchouc, les bananes et l’huile de palme. Son effectif de 22.000 employés en fait aussi le deuxième employeur national après la fonction publique.

Les milices sécessionnistes ont mis à l’arrêt les usines de transformation. Des entrepôts ont été incendiés et des agriculteurs chassés des plantations. Certains ont même eu les doigts mutilés.

Douze des 29 sites de production de la CDC à travers le pays ont été fermés, 10 sont partiellement opérationnels, alors que sept seulement tournent à plein rendement. Les difficultés financières de l’entreprise ont déjà entraîné la suppression de 6124 postes, alors que la prolongation du conflit fait craindre 5805 pertes d’emplois supplémentaires, soit 70 % des effectifs de la CDC.

Le directeur général de la CDC, Franklin Ngoni Njie, a annoncé que 29,6 milliards de francs CFA (51 millions USD) seraient nécessaires pour remettre l’entreprise à flot, « mais l’insécurité reste un obstacle majeur à l’accomplissement de cet objectif ». Faute d’une intervention urgente, il craint que la CDC ne s’effondre.

C’est le sort funeste qu’ont connu d’autres sociétés auparavant florissantes comme l’entreprise agroindustrielle paraétatique Pamol Plantations. Bon nombre de petits et moyens exploitants agricoles ont aussi été rudement mis à l’épreuve dans les régions affectées. D’après Mkong Cynthia Jeh, assistante d’enseignement diplômée d’économie agricole et d’agrobusiness à l’Université de Buéa, la conjoncture actuelle a aussi d’énormes répercussions sur le commerce extérieur. « Les cultures commerciales ne peuvent plus être produites et exportées comme avant la crise. Il faudra d’énormes quantités d’argent pour permettre au pays de retourner à la normale une fois que les combats auront pris fin. »