Un projet artistique bruxellois peut-il aider les réfugiés à soulager le poids du temps ?

Un projet artistique bruxellois peut-il aider les réfugiés à soulager le poids du temps ?

Des bénévoles dans l’espace projet Cinemaximiliaan, à Molenbeek, Bruxelles, le 23 juillet 2017.

(Omar Al-Samarai)
Actualité

« Le temps c’est comme de l’oxygène. S’il y en a trop, ça vous tue », dit Mustafa, un musicien afghan réfugié, joueur de kamanja, qui attend une décision de la justice belge sur son dossier de demande d’asile.

Mustafa est parmi cinq artistes réfugiés que je rencontre dans l’espace pop-up d’art et de cinéma Cinemaximiliaan géré par et essentiellement pour les réfugiés (mais aussi ouvert à la communauté plus large), dans le quartier de Molenbeek, à Bruxelles. Bien qu’ils proviennent de différents pays, les bénévoles sont tous unis par leur art. Ils ont en outre ceci en commun qu’ils attendent tous une décision finale dans le cadre de leur dossier de demande d’asile et que leur sort incertain repose entre les mains des fonctionnaires des services belges de l’immigration.

Depuis septembre 2015, Cinemaximiliaan projette des films dans un camp de réfugiés improvisé dans le Parc Maximiliaan, à quelques pas de la Gare du Nord de Bruxelles, centre névralgique du réseau de transport public de la ville. Entre août et octobre 2017, entre 500 et 1000 demandeurs d’asile en provenance de pays comme le Soudan, l’Érythrée et la Syrie dormaient dans ce parc et dans la gare toute proche. Comme ils attendaient d’être enregistrés par les services d’immigration, il était exclu pour eux de recourir à l’assistance fédérale et ils dépendaient donc entièrement de l’aide de citoyens et d’ONG préoccupés de leur sort.

Le parc a été évacué à l’approche des mois les plus froids de l’hiver et une majorité des migrants séjournent à présent dans un centre d’accueil situé à proximité. Pour une partie d’entre eux, Cinemaximiliaan reste un lien vital essentiel. « Nous essayons de leur offrir un peu de réconfort et de sécurité durant leurs nuits longues et obscures », explique Gwendolyn Lootens, qui a cofondé l’association sans but lucratif avec son partenaire Gawan Fagard, lui aussi artiste et cinématographe.

Le bâtiment où Gwendolyn et Gawan vivent, travaillent et occasionnellement aussi projettent des films est un espace chaleureux et accueillant. Ils y accueillent aussi des réfugiés, pour une nuit ou parfois plus, en attendant qu’ils soient transférés vers un logement plus permanent.

Mais Cinemaximiliaan c’est avant tout un endroit où on cherche à comprendre ce qu’est le temps - non pas le temps qui manque mais le temps qui abonde -, de même qu’à alléger le poids du temps qui pèse sur les réfugiés.

Serait-il possible, je me demande, dans cet endroit situé au cœur de Molenbeek – un quartier associé dans les médias à grande diffusion avec l’image de jeunes hommes désœuvrés, dangereux, constamment exilés en tant qu’« autres » - que des solutions soient trouvées aux périls d’un « excès de temps ».

Gawan me prépare un café pendant qu’Ali, un peintre iraquien, et Mustafa s’affairent autour de la cuisine à préparer de délicieuses spécialités orientales. Je me sens enveloppé par les délicieux parfums de la cuisine et autour de la longue table, mes hôtes belges font la causette avec les nouveaux arrivants. Des éclats de rire font écho dans la salle.

Mon esprit reste pourtant en alerte. Étant moi-même arrivé au Royaume-Uni en 1990 en tant que réfugié et ayant moi aussi fait l’objet de tels gestes de bonté mais aussi de la pitié des gens, je me tiens sur mes gardes. Je me rappelle parfaitement comment je ressentais par moments cette gentillesse comme de la condescendance et du paternalisme.

Je sirote mon café noir et regarde par la fenêtre. Un train serpente vers l’horizon. Et pendant que nous attendons l’arrivée d’un couple marié, Batul et Reza, tous deux des peintres d’Afghanistan, Gwendolyn nous parle de l’espace. « Il est temps qu’on accorde de l’importance à leur temps », dit-elle, en révélant qu’elle et son mari s’apprêtent à tourner un film sur un des réfugiés.

Il me tarde d’entendre des réfugiés relater leurs propres histoires, au lieu de n’être que des sujets des histoires des autres. Nous regagnons la cuisine. On sonne à la porte. Tout le monde est là. Gwendolyn suggère que nous passions au living du premier. En entrant, mon œil s’attarde sur une étagère remplie de livres, parmi eux des ouvrages de l’Irak et de l’Égypte. J’ai envie de dire à mon hôtesse qu’une personne qui ouvre la porte de son foyer aux livres provenant de pays autres que le sien est aussi prête à accueillir le monde chez elle.

« C’est comme être en prison »

Lubnan, un réfugié irakien, sort ébouriffé d’une des deux chambres du premier réservées aux visiteurs. Il est près de onze heures du matin. Je me demande pourquoi il est resté au lit si tard.

La pression du temps est suspendue dès l’instant où vous arrivez en Europe en tant que réfugié, pensai-je, me souvenant de ma propre situation, à Londres. Le fait de se retrouver avec une quantité illimitée de temps sur les bras est à la fois handicapant et débilitant.

À l’époque, j’ai passé le plus clair de mon temps au cours des premiers mois à attendre la décision du Home Office. Et comme je n’avais pas le droit de travailler, j’allais me balader, sans me préoccuper de l’heure qu’il était. Le temps abondait, certes, mais était hors de propos, à tel point que j’aurais voulu en donner à cette foule de femmes et hommes britanniques qui semblaient constamment être pressés d’arriver à un endroit autre que celui où ils se trouvaient.

Il semble que pas grand-chose a changé depuis l’époque où j’étais moi-même un demandeur d’asile il y a tant d’années. « Le temps dont je dispose m’affecte trop », Ali me confie en arabe. « Je suis forcé d’attendre », dit-il. « C’est comme être en prison. C’est comme si j’avais commis un crime. »

Et depuis cette cellule ouverte en Belgique où il est venu pour échapper à la guerre, il regarde passer le temps qui l’enchaîne. « Je regarde s’écouler les heures », dit-il, tournant son doigt dans le sens des aiguilles. « Et je sais que ces heures je ne les récupérerai jamais. »

« Attendre, pour moi, c’est ce qu’il y avait de plus pénible », je confie à mon tour à Ali, avant de demander au groupe comment ils peuvent pratiquer leur art dans de telles circonstances. Ce à quoi Mustafa répond par des métaphores d’une profonde sagesse. « J’ai appris à naviguer à travers », dit le joueur de kamanja. « C’est comme conduire une voiture sur une route de montagne chez moi en Afghanistan. Je suis concentré sur la route devant moi car si je regarde sans cesse dans le rétroviseur, cela pourrait me conduire à ma perte. »

Ce langage fataliste n’est pas exagéré. La douleur est encore magnifiée lorsque le souvenir de l’épopée qui a conduit à ce « lieu sûr » est évoqué dans le détail : « Je suis arrivé de Turquie en Grèce comme les autres migrants, à bord d’un bateau. De là j’ai voyagé à travers la Macédoine, la Serbie, la Hongrie et l’Allemagne, jusqu’ici, en Belgique », explique Ali.

Par rapport à tous les risques qu’il a affrontés, le temps engendré par l’attente lui semble tout aussi périlleux. À l’instar des profondeurs de la Mer Méditerranée, certains dangers ne sont pas immédiatement visibles. « Je suis piégé », dit Ali, ne pouvant empêcher la douleur d’envahir ses grands yeux. « Nous nous trouvons dans un pays libre mais nous n’avons aucune liberté. »

Lubnan acquiesce. « Au pays, je n’avais même pas le temps de prendre des vacances », me dit-il en arabe. « Je n’avais jamais le temps de me reposer. Ici, j’en ai de trop. Et passer trop de temps à attendre c’est comme exercer une activité physique. Je suis tellement épuisé, éreinté, alors qu’en réalité je ne fais pas grand-chose. »

Trop ou pas assez ?

Je demande si les Belges sont aussi libres qu’on croit. « En effet, le temps est peut-être aussi une prison pour eux », affirme Reza. Gwendolyn est d’accord. « Avant, je trouvais le temps tellement précieux. J’en avais tellement peu. J’étais tout le temps pressée. Je disais sans cesse à quiconque pouvait m’entendre : « Je n’ai pas le temps. Je suis occupée. » Je le protégeais de même que je protégeais ma vie privée. »

À présent, c’est tout l’inverse. Sa vie privée et son temps sont devenus des choses à partager. Les vertus du partage, comme elle a pu découvrir en ouvrant sa porte à ces nouveaux venus, semblent désormais nourrir sa propre créativité ainsi que celle de son mari. Leur art prolifère, à tel point que Gwendolyn confie, non sans une pointe d’ironie dans la voix : « Si seulement j’avais plus de temps ».

Et qu’en est-il des autres ? Leur art est-il affecté par cette abondance de temps ? Les avis sont tranchés. Pour Batul, il n’y a pas de mal à disposer de trop de temps. Elle explique que sans le temps dont elle a disposé et continue de disposer, elle ne serait pas devenue peintre. Dans ce nouveau pays, c’est le fait d’avoir eu « trop de temps » qui lui a permis de réfléchir et de devenir artiste.

Le souvenir de celles et ceux qu’elle a laissés derrière elle l’a poussée à prendre un pinceau et à peindre. « Je veux raconter des histoires sur les femmes de mon pays », dit-elle. « Je veux me battre pour elles. » Pour Batul, l’art est un langage qui s’envenime plus le temps se fait long. Elle voit le temps comme quelque chose qu’il faut surmonter plutôt que comme quelque chose qui nous accable. Elle entre en osmose avec son art, même dans l’espace bondé et bruyant où elle vit. « Parce que j’ai découvert que le silence ne se trouve pas autour de nous mais bien à l’intérieur de nous. »

Ali est du même avis. Il me montre une de ses peintures sur son téléphone portable. On y voit un musicien jouer de la contrebasse derrière un filet. Bien qu’il soit emprisonné et malgré la douleur qui semble émaner de son être, son art persiste.

Visiblement inspirée, Gwendolyn se fend d’un sourire et affirme : « Notre gouvernement doit motiver les nouveaux arrivants. Leur attribuer des ressources. »

« Et nous traiter comme des êtres humains », enchaîne Batul. « Je touche 7 euros la semaine. Comment puis-je vivre avec ça ? »

Alors que je m’apprête à partir, j’apprends que Cinemaximiliaan est en train de lancer un programme de stages s’adressant aux artistes réfugiés. « Mais il reste encore beaucoup à faire », disent les artistes presqu’à l’unisson.

Je me demande si le gouvernement répondra à leurs doléances et s’il cherchera à réduire l’effet ankylosant que l’attente d’une décision a sur les demandeurs d’asile ? Les femmes et les hommes que j’ai interviewés ne sont pas juste des réfugiés. Il s’agit d’artistes, de gens qui ont des ambitions. Ils sont prêts à travailler et à tirer parti du temps dont ils disposent, pour réaliser les rêves qu’ils ont été forcés de remettre à plus tard.

« Le temps », comme dit Ali, « ne s’arrête pas. Comme les oiseaux en quête de liberté, je persévère. Je suis en quête d’un nouvel avenir. »

Derrière la porte que je referme en partant, j’entends des rires. Je quitte l’immeuble et j’ouvre mon parapluie, juste à temps pour me protéger d’une nouvelle averse.

Cet article a été traduit de l'anglais.

Ceci est une version éditée d’un article initialement publié en néerlandais dans le magazine culturel flamand Rekto:verso.