Une alliance populaire historique pourra-t-elle empêcher la privatisation d’un géant néerlandais de l’énergie renouvelable ?

Une alliance populaire historique pourra-t-elle empêcher la privatisation d'un géant néerlandais de l'énergie renouvelable ?

Renewable energy cooperative De Windvogel supplies clean energy to 1200 households south of Amsterdam. A pan-European federation of co-ops just like this one is hoping to take over the Dutch utility giant, Eneco.

(Bryan Miranda)

Alors que le dernier géant néerlandais de l’énergie renouvelable actuellement aux mains du secteur public est menacé de privatisation, une coalition paneuropéenne unique de coopératives énergétiques pourrait contribuer à maintenir l’entreprise dans le domaine public.

Trois milliards d’euros (3,5 milliards USD), c’est le montant estimé requis pour acheter Eneco et c’est exactement ce que projette de faire une nouvelle coopérative d’énergie renouvelable appelée EneCoöperatie.

Des dizaines d’autorités locales ont décidé de revendre leurs actions dans Eneco suite à la restructuration de l’entreprise au début de 2017. Avec pour conséquence que l’entreprise est désormais menacée de privatisation.

L’idée que des citoyens ordinaires puissent mobiliser une quantité aussi massive de capital en vue du rachat d’une compagnie d’électricité publique pourrait paraître chimérique. Mais pour Siward Zomer, directeur de la coopérative d’énergie renouvelable De Windvogel et l’un des cerveaux de cette initiative de crowdfunding ou financement communautaire, c’est tout à fait envisageable.

« Bien entendu, nous voudrions avant tout que les municipalités ne vendent pas [du tout] », explique Zomer, sur fond des pales géantes d’une éolienne dont il est copropriétaire et qui génère de l’énergie propre et renouvelable pour 1200 foyers dans le sud d’Amsterdam. « Mais s’ils le font, c’est à nous que nous voulons qu’ils revendent leurs parts. Et nous soumettrons notre offre dès que nous pourrons. »

La municipalité de Rotterdam, principale actionnaire d’Eneco avec 31% de parts dans l’entreprise, fut la première à annoncer son intention de vendre en mars 2017 après qu’une nouvelle loi eut obligé l’entreprise de se délester de sa branche chargée des opérations du réseau public, Stedin.

Une séparation qui, aux yeux d’une partie des autorités locales, rend l’investissement risqué. D’autres municipalités ont concouru avec cette évaluation, portant la part totale des actions de l’entreprise mises en vente à près de 75%.

« Ces politiciens croient que les marchés résoudront tout or si tout est privatisé, tout se retrouvera aux mains de capitaux anonymes qui agissent uniquement au nom du profit et non dans l’intérêt des citoyens », a indiqué Zomer. « Eneco doit rester dans le domaine public. En tant que citoyens ordinaires, nous devons reprendre le contrôle démocratique de notre propre approvisionnement énergétique. »

Des coopératives qui renforcent le pouvoir des citoyens au niveau local

Dans le but spécifique de racheter Eneco, Zomer a aidé à mettre sur pied EneCoöperatie, aux fins de mobiliser la participation et le capital de citoyens ordinaires, d’activistes du climat, de fonds de pension et de banques, ainsi que de coopératives énergétiques locales et européennes.

Les cotisations représentent actuellement seulement €15 (17 USD) par membre et à la différence des sociétés qui octroient le pouvoir de prise de décision sur la base du nombre de parts, les coopératives sont dotées d’une structure démocratique fondée sur le principe « un membre, un vote ».

Cela maximise la participation citoyenne dans le processus de prise de décision tout en accordant aux membres un pouvoir d’influence égal, indépendamment de leur part d’investissement.

Les coopératives assurent en outre que tous bénéfices réalisés reviennent aux communautés locales plutôt que de finir dans les caisses d’entreprises et de PDG lointains, d’après les organisateurs d’EneCoöperatie.

Cependant, l’intervention des banques – un Goliath historique dans les luttes populaires pour une plus grande autodétermination – ne constitue-t-elle pas une contradiction ? Pas selon Felix Olthuis, le nouveau directeur d’EneCoöperatie. « En fin de compte, les banques ne s’intéressent qu’aux placements et nous avons besoin d’elles pour mobiliser notre capital », explique-t-il.

Une autre voie moins traditionnelle dont Olthuis tire parti est le maillage solidaire croissant qui s’est développé entre les coopératives d’énergie renouvelable en Europe occidentale au fil des six dernières années.

Sous le nom de Rescoop (Renewable Energy Sources Cooperatives), ce réseau englobe aujourd’hui 1250 coopératives qui représentent conjointement plus d’un demi-million de membres dans des pays comme le Danemark, l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas et le Royaume-Uni.

« Au cours des dernières années, nous avons échangé énormément de savoir, partagé des expériences et appris à se faire mutuellement confiance », indique Olthuis, qui est également président de Rescoop aux Pays-Bas. « À présent, vous pouvez passer un coup de fil à une coopérative en Espagne ou en Italie pour demander un prêt et vous l’obtiendrez. Nous nous sommes énormément renforcés en termes de soutien mutuel, tant du point de vue du contenu que du financement. »

La campagne internationale qu’ils ont menée en vue de l’acquisition d’un géant de l’énergie fait de leur initiative une première historique, démontrant le pouvoir croissant des citoyens dans la lutte contre l’industrie des combustibles fossiles.

Empêcher la vente

Eneco emploie plus de 3500 personnes et, en tant que fournisseur principalement d’énergie éolienne, solaire et biomasse, a été sacré géant énergétique le plus durable du pays par des organisations locales de lutte contre le changement climatique. Ce qui fait de la vente imminente pas seulement un enjeu climatique mais aussi une lutte pour la sauvegarde des emplois du secteur public.

Les coopératives du secteur énergétique, les politiciens locaux, les syndicats, les employés d’Eneco, les activistes climatiques et les groupes de défense comme Greenpeace Netherlands ont constitué une alliance stratégique pour persuader les municipalités locales de ne pas vendre leurs actions.

Leurs efforts ont, en partie, porté leurs fruits. En octobre, le conseil municipal de La Haye a voté pour le maintien de sa participation de 16% dans Eneco, annulant, par-là même, sa décision antérieure de vente.

Si, toutefois, la privatisation venait à aboutir, les activistes craignent qu’Eneco ne subisse un sort similaire à Nuon et Essent. En 2009, ces deux firmes énergétiques – qui, avec Eneco, contrôlent près de 75 des parts du marché de l’énergie aux Pays-Bas – furent rachetées par les sociétés publiques Vattenfall (Suède) et RWE (Allemagne) respectivement, qui se classent parmi les pires pollueurs au niveau européen. Plus de 4500 emplois ont été perdus et en tant que propriétaires de trois centrales au charbon sur cinq aux Pays-Bas, Nuon et Essent se classent à l’heure actuelle au bas de la charte néerlandaise de l’énergie renouvelable.

Pour Patrick Fey, président aux affaires publiques de la CNV, l’une des principales centrales ouvrières néerlandaises engagées dans la lutte pour la sauvegarde d’Eneco, le vent est en train de tourner contre la privatisation des services publics.

« Si Eneco est privatisée, le gouvernement perdra son contrôle sur la durabilité environnementale du pays, ce qui serait malavisé. Aussi la question de l’opposition à la privatisation apparait de moins en moins comme relevant du clivage gauche droite et de plus en plus comme un enjeu d’intérêt commun. Nous espérons que, grâce en partie à notre campagne, les dimensions sociales de la protection des emplois des personnes et de l’environnement auront un poids important dans la décision sur l’avenir d’Eneco. »

La perte d’Eneco représenterait un revers de taille pour les Pays-Bas, qui ont accusé un retard considérable par rapport aux pays à l’avant-garde de l’écologie, comme l’Allemagne et le Danemark, eu égard à la réalisation des objectifs mondiaux et européen sur le climat, comme notamment la réduction de 40% des émissions de carbone et l’augmentation de la part d’énergie renouvelable à 27% à l’horizon 2030.

En 2016, les Pays-Bas n’avaient réduit leurs émissions de CO2 que de 11% par rapport aux niveaux de 1990, alors que moins de 6% de leur consommation énergétique totale provenait de sources renouvelables.

Ceci malgré un jugement historique de 2016 qui avait condamné le gouvernement à réduire considérablement son empreinte carbone d’ici 2020.

Alors que les émissions de carbone n’ont fait que s’accroître sous le gouvernement conservateur du Premier ministre Mark Rutte, son actuel cabinet se targue d’avoir « l’accord de coalition le plus vert possible ».

Son ambition de réduire ses niveaux de C02 de 49% à l’horizon 2030 inclut un ensemble de mesures pour le moins étonnantes telles que le subventionnement des industries pour le stockage de leurs émissions sous terre et le rehaussement des tarifs énergétiques aux consommateurs.

« Il s’agit essentiellement d’un agenda climatique corporatiste, mais issu du gouvernement », signale Donald Pols, directeur de l’ONG néerlandaise de défense de l’environnement Milieudefensie, qui a intenté des poursuites pour pollution atmosphérique contre l’État néerlandais au début de 2017.

« Les coûts liés à l’accomplissement des objectifs climatiques européens sont intégralement répercutés sur les ménages moyens, qui débourseront 80 des taxes climatiques, cependant que 80% des subventions iront à l’industrie [énergétique]. »

Vers une voie plus verte ?

Le manque de volonté politique à engager l’économie néerlandaise dans une voie plus verte tient, en partie, à sa forte interdépendance à l’industrie des énergies fossiles, qui représente au bas mot 11% du PIB des Pays-Bas.

En tant que second exportateur mondial d’aliments (après les États-Unis), les Pays-Bas, qui abritent aussi le plus grand port européen (Rotterdam) et l’un des aéroports les plus fréquentés du monde (Schiphol), figurent parmi les pays de l’AIE (Agence internationale de l’énergie) qui possèdent une des économies à plus forte intensité de combustibles fossiles et de CO2.

Une position que le gouvernement néerlandais entretient moyennant l’octroi de subventions annuelles à hauteur de 9,5 milliards USD au secteur de l’énergie, d’après un rapport du Fonds monétaire international de 2015.

L’ampleur de l’intimité entre l’État néerlandais et le secteur de l’énergie a une fois de plus été mise en évidence en 2010 quand Wikileaks a révélé que Shell employait directement des fonctionnaires néerlandais et britanniques dans le cadre de ses activités commerciales internationales dans des zones politiquement sensibles comme l’Iran et l’Irak.

La porte tournante entre les échelons supérieurs de la fonction publique et le monde des affaires n’est un secret pour personne. L’ex-Premier ministre Wim Kok, l’ancien ministre de l’Économie Hans Wijers et l’ancien ministre des Affaires étrangères Wouter Bos ont tous été membres du conseil de surveillance de Shell après ou durant leur mandat politique.

Même l’actuel occupant du poste nouvellement créé de ministre de l’Économie et du Climat, Eric Wiebes, a commencé sa carrière chez Shell.

À la lumière de la situation géographique hautement vulnérable des Pays-Bas, pays de delta dont une grande partie de la superficie est située sous le niveau de la mer, la réticence politique à transformer l’économie en fonction des exigences du changement climatique apparaît d’autant plus déconcertante.

Cependant, la position des gouvernements néerlandais a depuis longtemps favorisé l’adaptation plutôt que la prévention.

Historiquement, les barrages, digues et polders ont protégé le pays contre les marées montantes et les débordements fluviaux. Et lorsque cela n’a pas suffi à empêcher des inondations catastrophiques comme celles qui ont provoqué le déplacement de milliers d’habitants dans les années 1990, le gouvernement néerlandais a une fois de plus opté pour des technologies de résilience plutôt que pour des politiques structurelles visant à réduire l’impact industriel sur le changement climatique.

Les parcs et les aires de stationnement font désormais office de systèmes de drainage, alors que des îles artificielles et des maisons flottantes sont construites aux fins de mieux coexister avec l’eau.

Quand bien même les Pays-Bas se trouvent à la pointe de l’innovation technologique en termes de résilience au changement climatique, à l’heure de passer de la parole aux actes en matière de limitation des impacts industriels catastrophiques sur le réchauffement climatique, les Néerlandais feraient peut-être mieux de cesser de dépendre d’un changement venant des politiciens et de commencer, à la place, à se tourner vers le pouvoir d’organisation et les idées des gens ordinaires.

« La nouvelle politique sur le climat montre une fois de plus que les grands lobbies corporatistes des industries du gaz et du pétrole fonctionnent vraiment », a déclaré Zomer. « Et même si vous avez des responsables élus en poste, ils ne parviendront pas à l’empêcher. Ce que nous devons faire à présent c’est nous organiser à travers des coopératives car le pouvoir ne se trouve plus dans la politique mais bien dans l’économie. »