Une blessure qui ne se referme jamais : les disparus de la Méditerranée

Une blessure qui ne se referme jamais : les disparus de la Méditerranée

Le jeune Marocain Omar Al Riyani, à Madrid (Espagne), a réussi à atteindre la péninsule ibérique après avoir payé 20.000 euros avec d’autres compagnons et acheté un canot pneumatique d’occasion équipé d’un moteur.

(Okba Mohammad)

« Alhamdoulillah [Dieu soit loué], il n’y a pas de cadavres, aucun corps n’a été retrouvé. »

Depuis trois mois, Ahmed Al Murshid, 22 ans, redoute les nouvelles en provenance des côtes italiennes, tunisiennes ou algériennes. Son frère cadet de 19 ans, Youssef Al Murshid, a disparu le 31 décembre, avec 13 autres personnes d’origine syrienne, marocaine et algérienne, après avoir quitté la plage d’Oukacha en Algérie à bord d’une embarcation en route pour l’île italienne de Sardaigne.

Au moment de publier ces lignes, nous restons sans nouvelles de ces migrants, parmi lesquels se trouvaient six enfants et une femme enceinte, qui tentaient de rejoindre l’Europe continentale à bord d’une chaloupe en bois chargée de 16 bidons d’essence et équipée d’un moteur de 40 chevaux. En octobre 2021, les deux frères originaires de la ville syrienne de Deraa, avaient déjà tenté la traversée depuis l’Algérie, à bord d’embarcations séparées. Ahmed a réussi à atteindre l’Italie, puis les Pays-Bas, mais Youssef a dû regagner la côte algérienne. Alors qu’il tentait une nouvelle fois de traverser la Méditerranée dans l’espoir de rejoindre son frère, Youssef a été porté disparu, le soir du Nouvel An.

Entre espoir et désolation, le témoignage que nous livre Ahmed sous la forme d’une interview écrite fait partie des milliers de récits tragiques qui déferlent sur les rivages de l’Europe.

Et pour cause, la Méditerranée est aujourd’hui la route migratoire la plus meurtrière au monde. Selon le Projet Migrants disparus de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), le nombre de personnes mortes ou disparues sur la seule route de la Méditerranée centrale depuis 2014 s’élève à 19.342. Les données de l’OIM confirment la mort d’un tiers d’entre elles, tandis que les autres continuent d’être classées dans la catégorie ambiguë des personnes disparues.

Les ONG présentes sur le terrain, comme Caminando Fronteras, qui recense le nombre de morts et de disparus sur les routes migratoires qui mènent à l’Espagne, signalent que 94,80 % d’entre eux n’ont pas été identifiés en 2021. « La plupart des personnes disparues en mer ne sont jamais retrouvées », indique Helena Maleno, activiste auprès de Caminando Fronteras.

La défenseure des droits humains déplore que depuis 2019, les décès et les disparitions de personnes tentant de rejoindre l’Espagne ont doublé d’année en année pour atteindre 4.404 en 2021, en partie à cause de l’augmentation tragique des naufrages sur la route des Canaries.

« L’une des principales causes de ce problème est à trouver dans l’ouverture de la route atlantique, beaucoup plus dangereuse, ainsi que dans le bouclage et la militarisation de la zone méditerranéenne », explique Mme Maleno.

Ces disparitions ont un impact juridique sur les proches, qui ne peuvent pas déclarer le décès ou partager l’héritage. S’ajoute à cela l’impact psychosocial, dans la mesure où ils ne peuvent pas faire leur deuil. « Toute disparition en masse de personnes a des répercussions très importantes sur les communautés », déclare l’activiste.

La quête frustrante de réponses est vécue comme un véritable calvaire par la plupart des proches. Ahmed, quant à lui, a pris contact avec des avocats et des ONG, y compris le projet Alarm Phone, une initiative paneuropéenne et nord-africaine, qui, début janvier, a signalé la disparition de trois bateaux partis d’Algérie et a lancé un tweet appelant à mener une opération de recherche avec soutien aérien pour les retrouver.

Après d’interminables démarches, Ahmed pense que son frère pourrait se trouver dans un centre de détention en Tunisie, une information qui n’a pas pu être confirmée par Equal Times auprès des sources officielles ou des ONG.

Mme Maleno doute de cette possibilité et fait remarquer que de nombreuses fausses informations circulent sur les centres de détention et les prisons, surtout côté algérien. « Le scénario de la disparition carcérale fait désormais partie de l’imaginaire et du discours des familles acculées par tant de douleur », note-t-elle.

Rêves du détroit

Omar Al Riyani, un Marocain de 25 ans, a réussi à atteindre la péninsule ibérique en janvier 2022 après avoir payé 20.000 euros avec d’autres compagnons et acheté un canot pneumatique d’occasion équipé d’un moteur. Peu de temps auparavant, le 30 novembre 2021, cinq de ses amis, tous Marocains et mineurs, n’ont pas eu la même chance et ont disparu après avoir quitté Ceuta par une nuit de tempête, à bord d’une petite embarcation non motorisée.

M. Al Riyani a travaillé comme peintre en bâtiment pendant cinq ans dans la ville de Ceuta, ce qui l’amenait à faire des allers-retours réguliers entre l’Espagne et le Maroc. Il effectuait également d’autres petits boulots et c’est ainsi qu’il a fait la connaissance des mineurs, alors qu’ils travaillaient ensemble dans une station-service à Ceuta.

« Ils m’ont dit qu’ils préféraient mourir en mer plutôt que de retourner au Maroc », a confié M. Al Riyani, au cours d’un entretien à Madrid.

Comme eux, une centaine d’enfants et d’adolescents errent sans protection dans les rues de Ceuta, ne voulant pas rester dans les centres d’accueil pour mineurs, de peur d’être renvoyés au Maroc. La plupart d’entre eux sont entrés dans la ville après la crise diplomatique entre l’Espagne et le Maroc, en mai 2021, et beaucoup tentent, jour après jour, de passer en Espagne. Ils risquent leur vie en s’accrochant plusieurs heures durant sous le châssis d’un camion (ce qu’ils nomment « faire du risky ») dans le port de Ceuta. « Viva Madrid », lance, tout sourire, Al Riyani, qui vit désormais dans la capitale espagnole.

L’ONG No Name Kitchen, qui est en contact avec les proches des adolescents, a dénoncé dans un communiqué le manque de moyens dont disposent les pouvoirs publics pour assurer le suivi des dossiers, ainsi que la passivité de la société, « qui nous rend complices de toutes ces morts ».

Dans son rapport sur l’Espagne de 2021, l’OIM a dénoncé l’absence de protocoles ou d’institutions spécifiques chargés de la recherche et de l’identification des migrants disparus ou décédés.

« Les familles se trouvent elles-mêmes confrontées à un système confus et alambiqué dont elles sont contraintes de parcourir les méandres pour retrouver leurs proches disparus », indique le rapport à propos des obstacles juridiques et bureaucratiques qu’ont en commun de nombreux pays de l’UE et le Royaume-Uni.

Pas de droits, même morts

La présidente du Centre international pour l’identification des migrants disparus (CIPIMD), María Ángeles Colsa, dénonce le manque de volonté politique en Espagne et dans le reste de l’Europe pour améliorer la situation.

« Si le ministère de l’Intérieur ne cesse de claironner sa volonté d’identifier les cadavres retrouvés sur le territoire espagnol, le fait est que la collaboration ne suit pas et demeure aléatoire. Je tiens néanmoins à exprimer ma gratitude aux nombreux fonctionnaires qui nous aident en nous transmettant des informations de façon inofficielle », indique l’activiste.

Le CIPIMD est l’une des rares organisations de la société civile qui, face au manque de ressources et à l’apathie des administrations publiques, joue le rôle d’intermédiaire entre les familles et les autorités pour identifier les corps rejetés par la mer.

Dans certains cas, souligne Mme Colsa, il est impossible de déterminer le pays d’origine de la personne, et une simple photographie, par exemple d’un effet personnel, peut permettre de faire le lien entre une famille et un défunt.

Une autre pierre d’achoppement majeure est le nombre insuffisant de signalements. En effet, les familles sont soit incapables de se déplacer, par manque d’argent ou en raison de barrières linguistiques, soit ont peur de signaler la disparition. En l’absence d’une telle démarche, aucun échantillon d’ADN n’est prélevé et il devient plus difficile d’identifier le corps s’il est retrouvé.

« Il arrive aussi qu’ils se rendent sur place, mais se voient refuser le droit de signaler la disparition, sous prétexte que la personne recherchée n’est pas arrivée en Espagne », explique Mme Colsa.

Dans le cas des cinq enfants disparus, le protocole de recherche a été activé dès que les proches ont signalé les disparitions à la Guardia Civil. Si l’on considère qu’ils ont disparu sur le territoire espagnol, le cas sera ajouté à la base de données publique du Centre national des personnes disparues, qui ne fait pas de distinction entre les migrants et les autres personnes disparues. Ce manque d’informations, selon des activistes comme Helena Maleno, de Caminando Fronteras, empêche de refléter toute l’ampleur du problème.

« S’il n’y a pas de morts, il n’y a pas de responsables, pas de coupables. Or nous avons ici une série de criminels qui ont des noms et des prénoms, un grand nombre d’entreprises liées au secteur de la vente d’armes qui exercent un contrôle sur les migrations, en tant qu’activité secondaire », dénonce Mme Maleno.

La législation européenne visant à garantir les droits des migrants, lesquels sont reconnus dans le cadre des traités européens et internationaux relatifs aux droits humains, a progressé beaucoup plus lentement que la politique de contrôle des migrations. Selon l’OIM, les protocoles médico-légaux doivent être améliorés et modernisés et des organismes publics doivent être créés pour centraliser les services d’aide aux proches, entre autres mesures.

Une résolution adoptée l’année dernière par le Parlement européen sur les droits humains et la politique migratoire appelle à un effort coordonné au niveau européen pour identifier les migrants qui perdent la vie en mer Méditerranée et créer une base de données commune.

Pour Helena Maleno, les personnes qui risquent leur vie en fuyant la misère ou la guerre vivent une réalité tout autre. « Les pauvres meurent vite et les Noirs encore plus vite. On observe un racisme assez brutal. On prive les familles du droit de mener des recherches et d’enterrer dans la dignité », déclare l’activiste.

« Non seulement on refuse des droits aux vivants, mais aussi aux morts », ajoute-t-elle.

Equal Times a contacté les autorités espagnoles au sujet des cinq jeunes disparus, mais n’a obtenu d’informations sur aucun d’entre eux. Pour ce qui est de Salvamento Marítimo (organisme de sauvetage maritime de la Croix Rouge espagnole), l’organisation a déclaré dans un courriel que sa « seule fonction est le sauvetage en tant que tel, sans informations spécifiques sur les personnes secourues. Les données personnelles [des migrants] sont collectées par les forces de sécurité à leur arrivée sur la terre ferme », a déclaré l’organisme public.

Et qu’advient-il de ceux qui n’atteignent pas la terre ferme ?

 

Cet article a été traduit de l'espagnol par Salman Yunus

Cet article est le fruit d’une collaboration entre Baynana – le premier média en espagnol et en arabe créé par des réfugiés et migrants – et Equal Times.