Production de voitures électriques : une transition difficile en Slovaquie et en République Tchèque

Production de voitures électriques : une transition difficile en Slovaquie et en République Tchèque

Employees assemble a battery pack for electric cars at the assembly line at the PSA Peugeot Citroen plant in Trnava, Slovakia on 16 July 2020.

(AFP/Vladimir Simicek)

Afin de respecter les engagements climatiques convenus à Paris en 2015 et les modalités du « Green Deal » européen, qui vise à faire de l’Europe le premier continent à atteindre la neutralité climatique d’ici 2050, l’Union européenne s’est engagée à réduire ses émissions de CO₂ de 55 % d’ici 2030. Pour atteindre cet objectif, l’UE a créé un « Ajustement à l’objectif 55 », qui – entre autres mesures – interdira de fait la vente de voitures à essence ou diesel dès 2035. Une telle mesure représente à la fois un défi de taille et une opportunité pour la Slovaquie, pays d’Europe centrale où les véhicules électriques (VE) ne représentaient que 1,2 % des ventes de voitures neuves en 2020, contre 6 % à l’échelle européenne.

« Les véhicules électriques ne sont pas à la portée des Slovaques ordinaires », déclare Monika Benedeková, vice-présidente du syndicat slovaque des métallurgistes, OZ KOVO. « Les Slovaques rachètent des voitures usagées en provenance d’autres pays européens, car le salaire mensuel moyen se situe aux alentours de 1.200 € et beaucoup de gens ne touchent même pas autant. » La plupart des VE coûtent entre 30.000 et 50.000 €. Le manque d’infrastructures, notamment de bornes de recharge, constitue un autre facteur dissuasif à l’acquisition de véhicules électriques. L’interdiction de la vente de voitures à essence et diesel à l’échelle européenne constitue, en outre, une menace pour l’emploi, sachant que la Slovaquie produit actuellement le plus grand nombre d’automobiles par habitant au monde.

Responsable de 13 % du PIB de la Slovaquie, « l’industrie automobile a créé 177.000 emplois directs et 270.000 emplois liés à la chaîne d’approvisionnement », souligne Monika Benedeková. Que le marché des véhicules électriques soit appelé à connaître une croissance substantielle ne fait aucun doute ; selon certaines prévisions, entre 2021 et 2028, la taille du marché européen devrait progresser à un taux de croissance annuel cumulé de 29,6 %. Le chemin devant nous ne sera, toutefois, pas sans heurts.

« Un problème, dans le cas du secteur automobile, tient au fait que la fabrication de véhicules électriques requiert moins de main-d’œuvre que celle de véhicules équipés de moteur à explosion. Ce qui implique, à moyen et à long terme, qu’un certain nombre d’emplois dans le secteur automobile soient menacés au sein de l’Union européenne », explique Félix Mailleux, conseiller climat, énergie et politiques industrielles auprès de la Confédération européenne des syndicats (CES).

Le secteur automobile emploie à l’heure actuelle quelque 13,8 millions d’Européens, y compris au niveau de la chaîne d’approvisionnement. Les VE nécessitent jusqu’à dix fois moins de pièces que les véhicules conventionnels, et donc aussi moins de main-d’œuvre.

Les voitures à essence et à diesel ont été le moteur de la transformation économique en Slovaquie au cours des 30 dernières années ; alors qu’en 1993, le pays produisait moins de 3.000 véhicules, ce chiffre atteignait un million en 2015 et n’a cessé d’augmenter depuis lors, hormis une légère baisse due à la pandémie de Covid-19. La plupart des véhicules en Slovaquie sont produits par les multinationales Volkswagen, Groupe PSA (Peugeot, Citroën, DS), Kia et Jaguar Land Rover.

Parmi les VE fabriqués en Slovaquie figurent notamment les modèles e-UP (Volkswagen), e-208 Stellantis (PSA) et I-PACE (Jaguar). Si l’on compare la production des VE à celles des voitures équipées de moteur à explosion, explique Mme Benedeková, la production a lieu sur un même site : « Une seule convention collective est en vigueur et les conditions de travail sont exactement les mêmes. »

Toujours est-il que la plupart des voitures de fabrication slovaque sont équipées de moteurs à combustion, alors que 8 % de la production approximativement est dévolue aux véhicules électriques. Les quatre pays du groupe de Visegrad – Slovaquie, Tchéquie, Hongrie et Pologne – sont tous de grands producteurs automobiles, tributaires de multinationales étrangères. « Non seulement dépendent-ils des investissements étrangers, mais les décisions sont, elles aussi, prises ailleurs. Lorsqu’il s’agit d’anticiper l’avenir, comment donc peuvent-ils préparer les travailleurs ? », s’interroge Isabelle Barthès, secrétaire générale adjointe d’IndustriAll Europe.

Mme Benedeková explique qu’en Slovaquie, le pays d’origine d’une entreprise multinationale a une incidence sur les relations du travail : « Nous avons une très bonne expérience avec les entreprises allemandes, car elles ont une forte tradition de dialogue social et reproduisent leur environnement social en Slovaquie. Cependant, nous avons eu une tout autre expérience avec les entreprises asiatiques. Il s’est avéré extrêmement difficile de lancer la négociation collective, d’engager le dialogue social ou même de créer un syndicat. Nous y sommes toutefois parvenus avec Kia, pour ne citer qu’elle. »

Cette victoire, rendue possible grâce aux actions de grève, a amené Kia, en 2017, à augmenter les salaires de 8,8 % dans son usine en Slovaquie.

Problèmes parallèles en Tchéquie

La Tchéquie voisine dépend également d’un important secteur automobile, qui se voit lui aussi confronté à des défis du même ordre. Jusqu’à récemment, le secteur employait 170.000 personnes, principalement dans le montage, comme le souligne Jaroslav Souček, président de la Fédération tchèque des métallurgistes, OS KOVO.

Au total, le secteur automobile représente environ un dixième du PIB de la République tchèque et s’articule autour de trois entreprises à capitaux étrangers : Hyundai, Toyota et Volkswagen – cette dernière ayant racheté en 1990 le constructeur Škoda, fleuron de l’industrie automobile nationale de ce qui était alors la Tchécoslovaquie. Actuellement, un dixième des voitures construites en République tchèque, principalement par Škoda et Hyundai, sont électriques – un chiffre proche de la moyenne européenne.

Le secteur étant fortement tributaire des voitures à moteur à combustion, M. Souček craint que le calendrier de l’UE pour la transition aux véhicules électriques ne soit trop ambitieux, dans la mesure où les décisions seront prises par des entreprises à capitaux étrangers : « Nous craignons que les emplois ne disparaissent tout simplement, et nous n’avons aucune idée du nombre d’emplois de qualité qui seront créés. »

La dernière convention collective sectorielle à avoir été signée en Tchéquie remonte à 1993, chez Škoda. Néanmoins, à l’instar de leurs voisins slovaques, les travailleurs tchèques de l’industrie automobile ont, eux aussi, su exploiter le levier de la grève pour arracher de meilleurs salaires et conditions de travail.

Quand bien même leurs histoires diffèrent, la Slovaquie et la Tchéquie (naguère unies sous un seul État satellite soviétique jusqu’à ce qu’elles se divisent graduellement en deux républiques entre 1989 et 1993) figurent à l’heure actuelle parmi les premiers producteurs automobiles mondiaux par habitant. L’année 1991 – deux ans avant la dissolution de la Tchécoslovaquie – a été importante pour la Slovaquie, car elle a marqué le début de la production de voitures en série, avec Volkswagen. L’histoire de l’industrie automobile tchèque remonte à plus loin. Il s’agissait de la partie la plus industrialisée de l’empire austro-hongrois. Les principales entreprises tchèques à la fin du 19e siècle comprenaient notamment Tatra, qui fabriquait autrefois des véhicules de luxe et produit aujourd’hui des camions, ainsi que les fabricants de vélos et de motos Laurin & Klement, qui donneraient naissance à Škoda.

Malgré des points de départ différents, les deux pays se trouvent aujourd’hui confrontés à des dilemmes similaires dans le domaine de l’électrification automobile : « Actuellement, les chaînes de valeur stratégiques des véhicules électriques ne sont pas situées dans l’UE. Elles se concentrent, en effet, surtout en Asie pour ce qui concerne les semi-conducteurs et les batteries, des composants clés des VE. Par ailleurs, une grosse partie des voitures électriques actuellement en vente dans l’UE sont fabriquées aux États-Unis, ce qui représente un risque pour les travailleurs européens dès lors que leurs emplois pourraient se voir délocalisés hors-UE », explique M. Mailleux.

En Slovaquie, selon Mme Benedeková, les salaires dans les chaînes d’approvisionnement des moteurs à explosion sont déjà nettement inférieurs à ceux des emplois directs au sein de la chaîne de production automobile. La syndicaliste relève, cependant, aussi certaines tendances plus encourageantes, dont l’investissement accru des entreprises dans la recherche et le développement, ainsi que dans la requalification professionnelle.

Transition juste : de la parole aux actes

Une façon de créer des emplois de qualité dans la chaîne d’approvisionnement des VE serait de développer la capacité de production des batteries au lithium. « À l’heure actuelle, nous n’avons qu’une seule entreprise [slovaque] appelée Inobat », indique Mme Benedeková. « Il s’agit d’une société innovante spécialisée dans la fabrication de batteries pour VE. Elle possède un petit site de production à Voderady et prévoit d’en ouvrir un plus important à Košice, avec un effectif de 3.000 employés. »

Ailleurs, toutefois, l’emploi décarboné n’est pas forcément synonyme d’emplois de qualité. « En Hongrie, les investisseurs étrangers ont d’ores et déjà investi dans plusieurs usines de fabrication de batteries. Cependant, à en croire les retours de nos collègues sur place, contrairement à l’image d’industrie de pointe qu’elles aiment à se donner, les emplois qu’elles proposent sont de piètre qualité », explique Isabelle Barthès d’IndustriAll Europe. « La question de la qualité de l’emploi est primordiale. »

M. Mailleux soulève un problème similaire dans le cas de Tesla, une entreprise américaine farouchement antisyndicale qui projette d’ouvrir un site de production à Berlin, en Allemagne. « S’il va sans dire que les investissements destinés au lancement de nouveaux sites de production en Europe sont de bon augure, il est important que ceux-ci soient assortis d’engagements sociaux robustes. Si ce constructeur devait persister dans sa culture antisyndicale, cela risquerait d’affaiblir les conditions de travail à l’échelle du secteur, tant en termes de salaires, que des conditions de santé et de sécurité et des droits de négociation collective », a-t-il souligné.

Un autre bouleversement systémique dans le domaine de la production automobile concerne la numérisation. « Un grand nombre de constructeurs automobiles investissent dans la robotisation », explique Mme Benedeková.

« Volkswagen occupe un vaste hangar entièrement robotisé, tandis que les employés chargés de programmer les robots travaillent dans une autre partie des installations. Ainsi, la numérisation entraîne une réduction des effectifs, même si la qualité de la production s’améliore. »

M. Mailleux a indiqué que la CES était satisfaite du niveau d’ambition de l’Ajustement à l’objectif 55 de l’UE, eu égard aux réductions des émissions. Un problème qui a été relevé, toutefois, est que les objectifs environnementaux déclarés ne sont pas assortis de garanties en matière de justice sociale.

« Nous voulons, par exemple, que les pays membres prévoient des évaluations précises de l’impact en matière d’emploi des différentes composantes », a affirmé M. Mailleux. Il en appelle en outre à élaborer des plans coordonnés pour une transition juste entre les puissances publiques et les partenaires sociaux, par le biais du dialogue social, et à soumettre tous nouveaux financements à des conditions sociales, afin d’amener les entreprises à garantir des emplois de qualité.

Mme Barthès se fait l’écho de ce point de vue et explique comment IndustriALL et d’autres syndicats européens viennent en aide à leurs collègues d’Europe centrale et orientale, qui n’ont pas une forte tradition de dialogue social. « Nous voulons inscrire dans la législation [européenne et nationale] ce que signifie réellement la transition juste, et l’un des éléments clés est le dialogue social. »

Ces perspectives transnationales ne manquent pas de susciter réflexion chez les syndicats slovaques et tchèques.

Mme Benedeková s’est dite peu impressionnée par le projet de proposition de transition juste du gouvernement slovaque dans le secteur automobile, qui n’a pas encore été publié : « Les syndicats n’ont même pas participé à sa négociation. Le dialogue social est extrêmement limité. » Elle compare cette situation au plan de transition équitable de la Slovaquie pour la suppression progressive du charbon, en cours depuis 2019, qui, bien qu’il ne parvienne pas à créer de nouveaux emplois, tente au moins de procéder par le biais du dialogue avec les syndicats.

La Tchéquie a connu un changement de gouvernement en décembre 2021. « Le nouveau gouvernement est nettement plus aligné sur la politique de l’UE, y compris en matière de transition juste. Il est cependant encore trop tôt pour savoir comment cela se traduira dans les faits », a déclaré M. Souček, ajoutant que le nouveau gouvernement se concentre actuellement sur la gestion de l’impact de la pandémie de Covid-19 et sur sa réaction à la guerre en Ukraine.

L’impact de l’invasion russe en Ukraine

Les syndicats de toute l’Europe ont condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie. À ce stade, les retombées de la guerre sont difficiles à déterminer, cependant au cœur des préoccupations des personnes interrogées figurent le risque de voir le conflit s’étendre et la nécessité de se concentrer immédiatement sur le soutien aux collègues et aux réfugiés d’Ukraine.

La guerre pourrait accélérer la sortie des combustibles fossiles, dans la mesure où les gouvernements européens cherchent à mettre fin aux importations d’hydrocarbures russes. Réciproquement, à moins que l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables ne permettent de combler le déficit énergétique, la suspension de l’approvisionnement énergétique depuis la Russie motive les appels à ralentir le processus de transition juste, en particulier l’élimination progressive du charbon. De même qu’elle motive les dépenses d’armement, qui risquent d’entraîner une réaffectation des fonds destinés à la transition juste, selon les répondants.

Pour l’heure, les sanctions ont entraîné l’abandon de la Russie par de nombreuses entreprises étrangères. La Russie et l’Ukraine comptent, en outre, toutes deux de grands fournisseurs d’aluminium, de nickel, de palladium et d’autres matériaux indispensables, à la fois, pour les moteurs à combustion et les VE. En raison des difficultés liées à la chaîne d’approvisionnement, Škoda, en Tchéquie, a d’ores et déjà revu sa production à la baisse, a déclaré M. Souček.

Quant à la Slovaquie, selon Monika Benedeková, la guerre ne fera qu’aggraver la crise du coût de la vie, augmenter les dettes des particuliers et donc retarder le passage aux VE. Pour les deux représentants syndicaux, la popularité des VE est liée d’une part au facteur prix et, d’autre part, à leur potentiel de création d’emplois. Or, ces deux aspects sont directement impactés par la guerre.

Une façon de sortir de la dépendance aux véhicules à moteur à combustion tout en créant des emplois de qualité serait de développer des transports publics décarbonés de haute qualité. La République tchèque est déjà un producteur de masse de bus et de trains.

Un rapport de la Fondation Rosa Luxemburg de 2021, intitulé The Need for Transformation – Current Challenges for the International Automotive Sector, se concentre sur ce point, en préconisant la création d’emplois dans la production et la prestation de services. Face à l’aggravation de la crise mondiale du coût de la vie, à la pénurie de ressources et à la nécessité de mettre fin aux importations en provenance de Russie, une telle approche pourrait contribuer à surmonter les défis auxquels se heurte le secteur automobile.

M. Mailleux partage cet avis. « Il est nécessaire d’élargir la discussion avec les décideurs politiques et les constructeurs, afin d’accélérer le recours aux transports publics électriques, et pas seulement aux VE particuliers. À long terme, le simple remplacement du moteur à explosion dans les VE particuliers comporte des inconvénients – ne serait-ce qu’en termes de disponibilité des matériaux ou même d’impact environnemental. »

Mme Benedeková souligne que les VE ne résoudront pas les problèmes massifs de congestion dont souffrent les villes, comme la capitale slovaque Bratislava. Les représentants syndicaux des deux pays affirment que la population accorde une grande importance aux transports publics, qui sont de plus en plus électrifiés ou décarbonés grâce au recours à l’hydrogène. Selon M. Souček, 90 % des habitants de Prague empruntent régulièrement les transports publics. La Slovaquie a augmenté le recours au rail, en offrant des voyages gratuits aux étudiants et aux personnes de plus de 65 ans.

Isabelle Barthès reconnaît que la production de moyens de transport public électriques pourrait pallier la suppression des moteurs à combustion, mais pointe un obstacle au niveau de l’agencement. « Nous disposons de peu de temps pour éliminer progressivement le moteur à combustion, alors que la mise en place progressive de la production de transports publics exige du temps et des investissements. Nous devons, toutefois, créer progressivement de nouveaux emplois avant de supprimer progressivement les anciens. »

Cet article a été réalisé avec le soutien du syndicat belge ACV-CSC et la Confédération européenne des syndicats dans le cadre d’une série d’articles sur la transition juste en Europe centrale et orientale.